Comment les Etats-Unis prennent le contrôle de l’industrie nucléaire en Europe de l’Est au détriment de Framatome

Alors que les regards se fixent sur la guerre qui oppose russes et ukrainiens une guerre d’une autre nature se joue aussi dans l’Est de l’Europe. Cette « autre guerre » est d’ordre économique. Elle oppose l’américain Westinghouse au français Framatome[i],[ii] et a pour objet le contrôle du marché des combustibles nucléaires en Ukraine et dans cinq pays d’Europe, tous actuellement dépendants de Rosatom (Russie) pour leur approvisionnement. Et, si le combat pour ces marchés aurait pu se faire « à la loyale », les américains sont en passe de sanctionner Rosatom afin « d’affranchir les pays occidentaux de tout lien avec la Russie dans le nucléaire civil ». Or, de telles sanctions conduiraient à évincer Framatome du marché[iii] au profit de Westinghouse qui se trouverait alors en situation de monopole. On notera à ce sujet que les arguments relatifs à la dépendance à Rosatom, aujourd’hui développés par les républicains américains, ont déjà été avancés par Greenpeace il y a plus d’un an. Il apparait ainsi que la guerre économique marche à plein régime et qu’elle soit sous-tendue par une guerre de l’information qui a posé les bases du débat. Et, comme si cela ne suffisait pas, Framatome vient de subir une attaque informatique qui pourrait pousser l’Allemagne à lui refuser le droit d’exploiter l’usine dans laquelle elle souhaite produire son combustible pour les centrales d’Europe de l’Est. Cette guerre économique pourrait ainsi tourner court pour Framatome et conduire l’Europe à troquer sa dépendance à la Russie pour une dépendance aux Etats-Unis. Dépendance qu’elle a d’ailleurs déjà commencé à financer…

La dépendance de l'industrie nucléaire des pays d'Europe de l'Est à Rosatom

En sanctionnant la Russie suite à son invasion de l’Ukraine, l’Union européenne s’est mise en insécurité énergétique tant elle dépend des hydrocarbures russes. Le prix de l’électricité a alors fortement augmenté et a conduit à de nombreuses faillites d’entreprises. Ce dur retour à la réalité a alors poussé l’Union européenne à remodeler sa politique énergétique[iv]. Ce remodelage bénéficiera entre autres au nucléaire, à l’origine d’environ 25% de l’énergie produite dans l’Union pour une valeur supérieure à 500 milliards d’euros.[v]

De manière plus spécifique, on note que cinq autres pays d’Europe de l’Est (Slovaquie, Bulgarie, République tchèque, Finlande et Hongrie) produisent 16% de l’électricité issue du nucléaire en Europe[vi]. Le problème de ces pays est que leur industrie nucléaire dépend des approvisionnements en combustible de Rosatom, une entreprise publique russe. Les 19 réacteurs (modèles VVER) de ces 5 pays utilisent en effet une technologie russe car elles ont pour la plupart été construites à l’époque de l’URSS[vii],[viii]. Or, le contexte géopolitique actuel pousse ces pays à diversifier leur approvisionnement en combustible alors même que Rosatom ne fait l’objet d’aucune sanction. Problème : à part Rosatom, seules Westinghouse (Etats-Unis) et Framatome (France) maîtrisent la technologie permettant de faire fonctionner ces centrales.

Les stratégies de Framatome et de Westinghouse pour conquérir le marché des combustibles en Europe de l'Est

Si Framatome ne dispose pas d’une expérience conséquente dans la production de combustibles « russe », l’entreprise a signé un accord de coopération à long terme avec Rosatom en 2021, avant la reprise de la guerre en Ukraine. Cet accord doit lui permettre de développer le savoir-faire nécessaire pour produire elle-même les combustibles en plus de lui faire bénéficier de facilités dans les procédures administratives. A l’inverse, Westinghouse tente de récupérer ce marché depuis plusieurs décennies. Après un premier échec en 1989 (chute du Mur), Westinghouse tente à nouveau sa chance dès 2014 et l’invasion de la Crimée par la Russie. L’usine de Vasteras (Suède) est alors agrandie afin d’y produire des combustibles de « type russe ». L’entreprise poursuit ensuite ses efforts et se rapproche de l’espagnol Enusa ce qui lui permet non seulement de récupérer l’expérience de cette entreprise dans le domaine des combustibles VVR mais aussi et surtout d’obtenir des subventions de la part de l’UE. Un consortium mené par Westinghouse bénéficiera ainsi d’une subvention de 10 millions d’euros de la part de l’UE afin de « garantir l'approvisionnement en combustible VVER en Europe et en Ukraine » …[ix]

Qu'importe la dépendance tant qu'on a le combustible

Dans ce contexte de course au marché, la souveraineté européenne voudrait que l’acteur français soit « favorisé » au détriment de l’acteur extra-européen. A défaut, l’Union européenne troquerait en effet une dépendance à la Russie pour une dépendance à un autre acteur extra-européen : les Etats-Unis. Le pragmatisme voudrait cependant que ces deux acteurs co-existent afin de multiplier les sources d’approvisionnement. Les manœuvres de déstabilisation dont est victime Framatome laissent toutefois penser que les intérêts financiers et stratégiques en jeu justifient son exclusion du marché…

Une politique nucléaire européenne dictée par les Etats-Unis et profitant... aux Etats-Unis

C’est en effet dans ce contexte d’affrontement « à la loyale » que les Etats-Unis ont adopté un projet de loi visant à interdire l’exportation d’uranium de Russie et à sanctionner Rosatom. D’après Lloyd Doggett, membre de la Chambre des représentants du Texas,[x] Rosatom doit en effet être « une cible prioritaire » car les sanctions occidentales contre Moscou ont jusqu’à là échouées à arrêter la guerre en Ukraine. La véritable problématique de Dogget est cependant d’ordre économique. D’abord, pour son pays qui « achète chaque année pour environ 1 milliard de dollars de combustible nucléaire à Rosatom, soit environ 20 % de la demande américaine d'uranium enrichi » mais ensuite pour les autres pays, Europe en tête. Framatome commet ainsi un crime de lèse-majesté car l’entreprise « a toujours l'intention d'utiliser la licence d'une filiale de Rosatom pour produire à l'échelle mondiale des assemblages de combustible nucléaire ». D’autres républicains s’embarrassent d’ailleurs moins des apparences et avouent clairement que leur ambition est « d’affranchir les pays occidentaux de tout lien avec la Russie dans le nucléaire civil ».[xi] La prise en compte des intérêts économiques et stratégiques de l’acteur à la manœuvre nous incite ainsi à penser que Framatome est loin d’être une cible anodine. L’empêcher de produire du combustible « de type russe » ouvrirait en effet un boulevard à Westinghouse qui n’aurait alors plus aucun concurrent sur ce marché. Les américains seraient alors de facto en position de monopole sur l’approvisionnement des centrales nucléaires des pays de l’Est. 

Une guerre économique qui s'appuie sur un terrain préparé de longue date

Au-delà de ces coïncidences troublantes, l’enchaînement des événements est surprenant si l’on se rappelle que la dépendance d’une partie du nucléaire français à Rosatom a d’abord été mise en évidence par Greenpeace[xii] avant d’être reprise par certains médias français[xiii]. On notera d’ailleurs à ce propos que le procédé utilisé contre Framatome est similaire à celui déjà décrit dans cet article : un acteur trouve un prétexte légitime (la défense de l’Ukraine) pour stigmatiser sa cible (Framatome) afin de créer la mauvaise conscience chez ses soutiens mais aussi chez ses alliés (Allemagne) ce qui nuit à sa cible. La question qui se pose est donc celle de savoir si les tentatives de déstabilisation dont est victime Framatome interviennent dans un contexte où le terrain a été minutieusement préparé ou si cet enchaînement est tout simplement fortuit. 

Une attaque informatique destinée à influencer l'Allemagne ?

Et, pour ne pas arranger les choses, Framatome vient tout juste d’être victime d’un « hacking d’ampleur » sur trois de ses sites aux Etats-Unis. Si l’on peut craindre qu’il s’agisse d’une manœuvre de déstabilisation « classique », un article de La Lettre indique que « l'Allemagne pourrait également instrumentaliser cet incident informatique »[xiv]. La co-entreprise de Framatome et de Rosatom produit en effet son combustible depuis l’usine de Lingen en Basse-Saxe (Allemagne) ce qui implique que la continuité de cette activité dépend de la délivrance d’autorisations relatives à la production par l’Allemagne, comme la bien identifié Lloyd Doggett. Cette situation est d’autant plus critique que l’Allemagne semble très sensible aux arguments américains comme l’illustrent les déclarations de Christian Meyer (ministre de Basse-Saxe à l'environnement et l'énergie) et de Gerhard Roller (directeur de l'Institut d'études de l'environnement et de la recherche appliquée de Bingen) qui insistent sur la nécessité de « réduire l’influence de la Russie sur le secteur énergétique ».[xv] Alors, si les enjeux n’étaient pas aussi importants, ces déclarations prêteraient sans doute à rire tant les allemands ont cultivé leur dépendance à la Russie avant de se tourner vers le GNL américain… 

On rappellera ainsi à toutes fins utiles que l’Allemagne s’oppose au développement du nucléaire en France car cette source d’énergie rendrait l’industrie française trop compétitive par rapport à la sienne. Ses grands industriels seraient alors tentés de délocaliser leurs activités en France. Alors, à ce compte, là, mieux vaut renier ses convictions et continuer à subventionner des centrales à charbon... 

La bataille pour le nucléaire ukrainien gagnée d'avance par Westinghouse

Enfin, on observe qu’en plus de prendre la main sur la production de combustible nucléaire européen, les américains sont aussi les mieux positionnés pour reconstruire l’Ukraine. Ils pourront d’ailleurs profiter de l’énergie issue des quatre centrales nucléaires qu’ils projettent d’y construire. Deux de ces centrales seraient d’ailleurs directement construites par… Westinghouse tandis que les deux autres seraient importées de Bulgarie et probablement alimentées par… Westinghouse.[xvi] Ce dernier élément nous incite ainsi à penser que les américains ont parfaitement identifiés leurs intérêts et qu’ils ont, comme à leur habitude, un temps d’avance dans la guerre économique.

Charité bien ordonnée commence par soi-même, ou pas.

En prenant un peu de recul, on s’aperçoit finalement que la guerre en Ukraine constitue une opportunité économique majeure pour les américains car elle leur permet de remplacer les russes dans tous les secteurs énergétiques (nucléaire, LNG…). De surcroît, et si les erreurs des uns n’excusent pas celles des autres, on rappellera que ce sont des composants américains qui ont été retrouvés dans des missiles tirés en Ukraine par la Russie et non pas des composants français. Alors, si les intentions des américains sont si pures, pourquoi ne pas commencer par sanctionner les entreprises américaines qui alimentent les bombardements russes en Ukraine[xvii] ?

 

 

Thomas Durand,
étudiant de la 25ème promotion Stratégie et Intelligence Économique (SIE)

 

 


[i] Nucléaire : La bataille franco-américaine pour alimenter les centrales russes en Europe. (2023, novembre 17). La Tribune. https://www.latribune.fr/climat/energie-environnement/nucleaire-la-bataille-des-franco-americaine-pour-alimenter-les-centrales-russes-en-europe-983422.html 

[ii] Quand un cadre d’EDF brise le silence sur le dossier Arabelle. (2024, mars 27). Le Figaro. https://www.lefigaro.fr/societes/quand-un-cadre-d-edf-brise-le-silence-sur-le-dossier-arabelle-20240327 

[iii] Les républicains américains veulent forcer le français Framatome à couper tout lien avec la filière nucléaire russe. (2024, mars 27). lejdd.fr. https://www.lejdd.fr/international/les-republicains-americains-veulent-forcer-le-francais-framatome-couper-tout-lien-avec-la-filiere-nucleaire-russe-143488 

[iv] Kurmayer, N. J. (2024, avril 11). Le Parlement européen adopte la réforme du marché de l’électricité. www.euractiv.fr. https://www.euractiv.fr/section/energie-climat/news/le-parlement-europeen-adopte-la-reforme-du-marche-de-lelectricite/ 

[v] Study highlights nuclear’s value to EU employment : Nuclear Policies - World Nuclear News. https://www.world-nuclear-news.org/Articles/Study-highlights-nuclears-value-to-EU-employment

[vi] Juliette Verdes. (2023, juin 15). [Carte] Energie nucléaire : Quels sont les principaux pays producteurs en Europe ? Touteleurope.eu. https://www.touteleurope.eu/environnement/energie-nucleaire-quels-sont-les-principaux-pays-producteurs-en-europe/ 

[vii] Et de « conception russe » pour ceux construits après 1991.

[viii] Nucléaire : Une alliance entre Framatome et le russe Rosatom fait des étincelles. (2024, mars 21). Le Point. https://www.lepoint.fr/monde/nucleaire-une-alliance-entre-framatome-et-le-russe-rosatom-fait-des-etincelles-21-03-2024-2555608_20.php 

[ix] Westinghouse-led project will secure vver fuel supply in europe and ukraine. Consulté 17 avril 2024, à l’adresse https://info.westinghousenuclear.com/news/westinghouse-led-project-will-secure-vver-fuel-supply-in-europe-and-ukraine 

[x] Doggett, L. (2024, avril 22). Russia’s rosatom fuels putin’s war machine. Foreign Policy. https://foreignpolicy.com/2024/04/09/russia-rosatom-nuclear-uranium-sanctions-war-putin-ukraine/ 

[xi] . (11 avril 2024). Les États-Unis attaquent la coopération nucléaire Framatome-Rosatom. Portail de l’IEhttps://www.portail-ie.fr/univers/enjeux-de-puissances-et-geoeconomie/2024/les-etats-unis-attaquent-la-cooperation-nucleaire-framatome-rosatom/ 

[xii] Paul Margaron. (2023, mars 14). Les limites de Greenpeace contre le nucléaire. EPGE. https://www.epge.fr/les-limites-de-greenpeace-contre-le-nucleaire/ 

[xiii] Lindgaard, J. (2024, mars 21). Nucléaire : Cet uranium russe que la France continue d’importer. Mediapart. https://www.mediapart.fr/journal/international/210324/nucleaire-cet-uranium-russe-que-la-france-continue-d-importer 

[xv] Voir : Framatome victime d’un hacking d’ampleur aux États-Unis.

[xvi] Reuters. (2024, janvier 25). L’Ukraine veut lancer cette année la construction de quatre réacteurs nucléairesChallenges. https://www.challenges.fr/top-news/l-ukraine-veut-lancer-cette-annee-la-construction-de-quatre-reacteurs-nucleaires_881281 

[xvii] Des composants américains, allemands et japonais dans les missiles nord-coréens tirés par Moscou en Ukraine. (2024, février 21). Les Echos. https://www.lesechos.fr/monde/enjeux-internationaux/des-composants-americains-allemands-et-japonais-dans-les-missiles-nord-coreens-tires-par-moscou-en-ukraine-2077619