L’Arctique et le renseignement russe

L’Arctique constitue un intérêt stratégique pour la Russie depuis de nombreuses années. Les derniers conseils de sécurité ainsi que les doctrines maritimes nationales convergent toutes vers le souhait de faire de la zone arctique la mission prioritaire de la Russie. Il est cependant important de noter que la Russie est culturellement marquée par son besoin de protection de l’intérêt national et que cela constitue aujourd’hui encore une motivation majeure dans ses agissements au sein de la zone Arctique. Cela permet notamment de comprendre pourquoi la Russie tente parallèlement de se protéger le plus possible contre de potentielles futures attaques dû à la fonte des glaces qui fait apparaître de nouvelles frontières dont ils redoutent qu’elles soient exploitables par leurs ennemis. 

L'importance des sphères universitaires dans la culture du renseignement russe

Ce contexte géographique et culturel est déterminant dans la compréhension de l’importance des sphères universitaires de l’Arctique pour un agent de renseignement russe. Mikhail Mikushin, colonel du GRU[i], intègre grâce à un faux passeport brésilien pendant son séjour au Canada deux universités dans lesquelles il étudie les relations internationales. 

L’une d’entre elles est l’université de Calgary, plus particulièrement le Center for Military, Security and Strategic Studies, lui permettant de se focaliser sur les questions stratégiques de la zone Arctique. Il construit sa légende autour de cet objectif pendant ses années d’études, rejoignant également le parti politique canadien NDP (New Democratic Party). Il proposera ensuite en 2019 pour publication un article arguant sur la remilitarisation du port historique de la ville de Churchill situé à Manitoba au Canada, réouvert l’année précédente. Il décide après cela de rejoindre le laboratoire de recherche « Grey Zone » de l’université de Tromso en Norvège situé dans le cercle arctique. Ce laboratoire est d’intérêt pour Mikhail Mikushin puisqu’il intègre sous la recommandation d’un de ses professeurs le groupe de chercheurs spécialisé dans les menaces hybrides, sujet stratégique compte tenu des affrontements dans cette zone. 

Cette opération lui permettra l’accès à un réseau de chercheurs et d’acteurs européens du domaine ainsi qu’à l’appréhension de leurs stratégies dans la zone arctique. Sa participation à la simulation de crises organisée chaque année par l’université de Vilnius en est le parfait exemple. Lors de celle-ci, il contribuera notamment à des échanges sur le scénario d’une explosion d’un gazoduc, ce qui n’est pas sans rappeler le sabotage de Nord Stream 1 et 2. Son arrestation en 2022 fait suite aux alertes relayées par le journaliste d’investigation Christo Gurez (Bellingcat) ainsi que le journal norvégien VG. 

Le besoin de recueil de données dans une démarche néo-impérialiste 

L’infiltration de cet agent dans les sphères universitaires de l’Arctique démontre un besoin de recueil d’informations capitales de la part de la Russie. Ce recueil a principalement pour but l’anticipation des stratégies des Occidentaux dans cette zone jugée prioritaire par le gouvernement russe comme évoqué précédemment. Cette opération est donc l’articulation logique du discours assumée de la Russie de son souhait de reconnaissance en tant que puissance arctique. La Norvège, pays dans lequel l’agent s’introduit en intégrant l’université de Tromso s’inscrit comme point de tension principal de la zone arctique entre la Russie et les pays occidentaux à cause de sa frontière directe. Les affrontements russo-norvégiens autour de l’Ile de Svalbard qui depuis la chute de l’URSS est une zone non militarisée représentent particulièrement ses tensions accrues notamment depuis que la Russie s’est vu retirer sa place au sein du Conseil de l’Arctique par suite de l’invasion en Ukraine. La Russie et la Norvège s’affrontent en effet régulièrement autour de cette île en postant notamment des sous-marins nucléaires aux abords ou en survolant la zone avec des drones. L’importance du Canada est toute aussi stratégique, et à malheureusement été laissée de côté par les analyses faites sur l’opération menée par Mikhail Mikushin. 

Une stratégie d'influence offensive : l'importance du port de Churchill, Manitoba  

Les retombées médiatiques de l’arrestation de cet agent ont été particulièrement importantes en Norvège et en Europe dues principalement à l’enchaînement d’arrestations en Norvège d’individus reconnus comme agents travaillants pour les services de renseignements russes. Cependant, l’importance de la publication de l’analyse effectuée par Mikhail Mikushin sur la nécessité de la militarisation du port canadien Churchill à Manitoba n’a été à tort que très peu relevée. Cet article met pourtant en lumière un point capital qui n’a été que très peu relayé par les puissances concurrentes dans la sphère Arctique telle que la Norvège : la réouverture d’un port commercial stratégique. 

Ce port constitue en effet le lien le plus direct entre la baie de Hudson au Canada et le port de Mourmansk situé dans la baie de Kola en Russie, zone dans laquelle la Russie cherche à se remilitariser activement notamment dans le domaine dans la dissuasion nucléaire. Il constitue donc un point stratégique capital pour les deux partis, comme le montre d’ailleurs les retombées médiatiques en Russie lors de la fermeture du port ayant eu lieu quelques années auparavant. La publication de cet article dans une revue militaire navale canadienne constitue par conséquent un point capital dans la stratégie employée par Mikhail Mikushin, qu’il faut qualifier comme stratégie d’influence offensive. 

Il est important de comprendre que les arguments avancés dans cet article ont pour un but capital : rendre les faiblesses stratégiques de la politique de l’Arctique du Canada visibles en l’opposant à la force militaire russe déjà en développement. Dans son argumentation, il établit donc un rapport de force totalement asymétrique entre le Canada et la Russie dans la course à l’Arctique. La livraison d’informations clé sur les faibles capacités militaires du Canada dans cette zone qu’il met en opposition à la militarisation accrue de la zone orchestrée depuis plusieurs années par la Russie, montre une démarche d’influence active de reconnaissance de la puissance russe dans cette zone. Parallèlement, la question quant au possible recrutement d’individus que l’agent du GRU aurait approchés doit être activement abordée, c’est pour cela qu’il est nécessaire d’évaluer l’influence de celui-ci durant ces dernières années.

Les défaillances du services de contre-espionnage canadien et norvégien 

Cette stratégie d’influence n’a à tort pas été détectée par les services, ce qui constitue une faille de sécurité majeure et totalement néfaste. Il semblerait que la logique d’influence n’ait pas été remise en question après son arrestation puisque l’article reste largement accessible en source ouverte, ce qui n’est en comparaison pas le cas pour les informations le reliant au laboratoire de recherche norvégien « Grey Zone ». La livraison de données stratégiques par un étudiant étranger en provenance du Brésil aurait par conséquent dû alerter les services de contre-espionnage canadiens et in fine norvégiens. 

Cette défaillance est d’ailleurs mise en évidence par l’opinion publique canadienne à la suite de l’arrestation de Mikhail Mikushin, l’utilisation d’une fausse nationalité brésilienne par un agent d’espionnage étant très récurrente. Les informations livrées dans cet article mettent en avant un point capital qui n’a pas été relevé par les services de contre-espionnage : l’agent a eu un accès direct aux informations stratégiques du port et à ces structures existantes en développement. Les capacités militaires du Canada dans cette zone – ou plutôt le manque de capacités - ont en outre été porté à sa connaissance, ce qui représente un problème sécuritaire majeur. Cette opération met donc une fois de plus en avant les défaillances du contre-espionnage canadien, qui n’est pas sans rappeler d’autres affaires similaires telle que l’opération orchestrée par Jeffrey Delisle. 

Des conséquences non mesurées  

L’échec des services de contre-espionnage canadien et norvégien a été mis en lumière par différents médias. La remise en question de leur efficacité ainsi que la baisse du sentiment de sécurité en sont les conséquences inévitables. Son arrestation conduit certes nécessairement à la question légitime quant à l’étendue des données sensibles qu’il aurait pu se procurer et nécessite un travail d’enquête conséquent. Un effort a donc été porté par le centre de recherche norvégien de l’université de Tromso afin de radier les informations qui relient Mikhail Mikushin à la Grey Zone. Cependant, les révélations faites à la suite de son arrestation par ses collègues concernant son accès très probable à des informations classées confidentielles sont préoccupantes. 

En effet, les conséquences citées pourraient être minimisées par le biais de réactions immédiates et adéquates de la part des universités canadiennes et norvégiennes notamment sur la question des accès aux informations sensibles. L’université de Calgary au Canada a notamment rapidement publié un communiqué niant que l’espion avait eu accès à de telles informations, permettant d’influer sur l’opinion publique en la rassurant sur le sujet. L’université et les autorités norvégiennes ne se sont pas alignées sur une telle stratégie, comme le démontrent les nombreux discours divergents des acteurs concernés ; l’une de ses collègues indique par exemple qu’un des ordinateurs du centre de recherche étant en libre accès, il est possible que l’agent ait eu la capacité de recueillir des données sensibles. Le discours tenu est extrêmement dommageable puisqu’il insinue qu’un flou subsiste quant aux conséquences de l’infiltration du centre de recherche par l’espion du GRU.

Le renseignement au sein de la sphère Arctique est incontournable 

Cette opération met par conséquent en avant l’importance que la Russie accorde à la sphère Arctique et aux défaillances des services de contre-espionnage canadiens et norvégiens. À l’heure où la Russie a été sanctionnée par le comité de l’Arctique duquel elle s’est fait retirer à la suite de l’invasion de l’Ukraine, il est également capital de comprendre que la Russie n’arrêtera pas de continuer ses efforts pour devenir la puissance arctique qu’elle a toujours rêvée d’être. Cela est particulièrement visible à travers les nombreuses négociations orchestrées depuis 2001 auprès de la CLPC (Commission des limites du plateau continental) visant à faire reconnaître plus de 1,2 million de m² de fonds marins et dont une grande partie des revendications a été accordée en février 2023. Les agissements de Mikhail Mikushin ayant conduit à son arrestation doivent constituer une figure de rappel quant à l’attention capitale devant être portée aux (futures) tentatives d’influence par des états dans la zone arctique. Si cette opération a été menée par la Russie qui se revendique comme la principale puissance arctique, il serait nécessaire d’accorder tout autant d’importance aux agissements potentiels de la Chine par exemple, qui se considère comme "Etat presque riverain" et qui serait à même d’élaborer des opérations de telle ampleur. 

 

 

Manon Stan,
étudiante de la 2ième promotion Renseignement et Intelligence Économique (RENSIE)

 

 

Sources

AP News (2023) 'Norway gives Russian name to academic detained for spying | AP News.' https://apnews.com/article/europe-canada-espionage-denmark. 

BBC News (2022) 'Norway arrests man accused of being Russian spy,' BBC News, 26 Octobre. https://www.bbc.com/news/world-europe-63395323.

Giammaria, J.A. (2019) 'Third Base: The Case for CFB Churchill,' Canadian Naval Review, 15(1), pp. 11–17. https://www.navalreview.ca/wp-content/uploads/CNR_pdf_full/cnr_vol15_1.pdf.

Insider (2022) '“Mika-Invasor.” “Brazilian professor” arrested in Norway turned out to be a poorly disguised GRU officer Mi...,' The Insider, 29 Octobre. https://theins.ru/en/politics/256511.

Løkkevik, O. et al. (2022) 'Mistenkt russisk spion arrestert i Tromsø,' www.vg.no, 25 Octobre. https://www.vg.no/nyheter/innenriks/i/2BBWbq/mistenkt-russisk-spion-paagrepet-i-tromsoe.

Sénat (2014) 'Arctique : Préoccupations européennes pour un enjeu global'.   https://www.senat.fr/rap/r13-684/r13-68417.html.

Sputnik (2017) 'Arctic Development is a Guarantee of Russia’s Independence'. https://sputnikglobe.com/20170901/shoigu-arctic-russia-independence-1057003721.html.

The Barents Oberver (2018) 'Defense Minister Shoigu sums up a year of Arctic buildup' https://thebarentsobserver.com/en/security/2018/01/defense-minister-shoigu-presents-year-arctic-buildup.

Vidal, F. (2018) 'Svalbard : point de friction entre la Norvège et la Russie,' Revue Défense Nationale, N° 808(3), pp. 100–106. https://doi.org/10.3917/rdna.808.0100.

Westerlund, F. (2019) Russian military capability in a ten-year perspective-2019.

Zysk, K. and Deville-Fradin, V. (2017) 'Les objectifs stratégiques de la Russie dans l’Arctique,' Politique Étrangère, Automn(3), p. 37..

 

Note:


[i] Glavnoye Razvedovatel'noye Upravlenie (GRU).