Stratégies d’influence de la Chine dans le Pacifique - Sud

Longtemps considérées en marge des enjeux géopolitiques et diplomatiques, les 14 îles du Pacifique – Papouasie Nouvelle Guinée, Fidji, Palau, Tonga, Tuvalu, Samoa, Vanuatu, Micronésie, Kiribati, Nauru, îles Marshall, îles Salomon, îles Cook et Niue – font depuis quelques années l’objet de toutes les attentions des grandes puissances. En 2022, les événements diplomatiques se sont succédé dans la région. Les grandes puissances mondiales se sont déplacées : la venue du secrétaire d’État américain Antony Blinken en mai, de son homologue pour la défense Lloyd Austin en juillet, puis celle du ministre chinois des affaires étrangères en juin qui a suivi celle du chef d’État Indien Narendra Modi en mai, et finalement, la visite du président indonésien Widodo en Papouasie Nouvelle Guinée (PNG), et celle d’Emmanuel Macron en juillet. On compte aussi le renforcement des représentations diplomatiques des Etats-Unis aux îles Salomon, Tonga et Kiribati, ainsi que l'ouverture d’un consulat australien en Polynésie française.

La lutte informationnelle pour l’influence entre la Chine et les États-Unis dans la région du Pacifique s’est accrue ces dernières années. Les grandes puissances telles que l’Australie, la Nouvelle Zélande ou la France montrent leurs inquiétudes face à l’expansion de la présence chinoise dans les îles du Pacifique sur les fronts économique, sécuritaire, diplomatique. Il y a une réaction internationale active, démontrant une volonté de se positionner sur le sujet pour sécuriser leurs intérêts en cas de conflit.

La Chine porte un intérêt spécifique sur cette région, d’autant plus qu’elle abrite la plus grande concentration d'États qui reconnaissent officiellement Taiwan (Iles Marshall, Nauru, Tuvalu, Kiribati). Cet intérêt de la Chine pour les îles Pacifique Sud pourrait également s’agir d’une opération offensive à l’encontre de Taiwan, dans une logique « d’encerclement ».

Ce regain d’intérêt est en grande partie le résultat de l’empreinte grandissante de la Chine, devenue en une décennie, le premier partenaire commercial et le premier créancier des îles du Pacifique, avec une forte visibilité sur des financements de projets d’infrastructure.

Cet essor n’est pas sans générer inquiétudes et réactions des puissances occidentales. L’accord conclu en 2022 en matière de sécurité entre la Chine et les îles Salomon - allié historique de l’Australie et des États-Unis - a fait renaître les guerres économique et informationnelle entre la Chine et l’Occident.

L’idéologie et les valeurs de la Chine sont en contradiction avec celles des puissances traditionnelles du Pacifique Sud, que sont l’Australie, la France, la Nouvelle-Zélande, les États-Unis et le Japon. Cette confrontation directe d’idées constitue un réel défi dans les politiques d’influence de ces puissances. Les états insulaires sont notamment le terrain des tensions historiques entre les États Unis et la Chine plus particulièrement. En effet, les relations bilatérales entre les Etats-Unis et la Chine se sont aggravées depuis les guerres commerciales entrepris initialement par le président américain en 2018.

Forces et vulnérabilités de la région du Pacifique Sud

L’intérêt stratégique majeur réside dans l’étendue de leurs zones économiques exclusives (ZEE), le territoire maritime autour d'un État dont ce dernier dispose d’un droit exclusif du contrôle maritime et d’exploitation des ressources. Les îles et leurs ZEE se trouvent sur des axes maritimes vitaux, à la fois économiques - entre l’Asie et le continent américain - mais aussi pour les puissances régionales, l’Australie et la Nouvelle - Zélande. Dans un contexte géopolitique tendu, tout conflit militaire futur dans la région pourrait faire de ces États du Pacifique des points stratégiques dans lesquels les grandes puissances pourraient amarrer leurs navires et se ravitailler.

Outre le potentiel en ressources minérales, les ZEE du Pacifique représentent un intérêt immédiat pour la pêche industrielle compte tenu de ses ressources halieutiques. Cela est particulièrement vrai pour la Chine, qui exerce une pression sans commune mesure sur la pêche. En effet, la Chine, disposant de la plus grande flotte au monde, accorde beaucoup d’importance à son approvisionnement en protéine sauvage maritime et de facto elle investit massivement pour le contrôle des activités de pêche dans la région. Cette zone du Pacifique Sud compte aussi des ressources naturelles d’importance stratégique, telles que le bois en Papouasie Nouvelle Guinée ou le nickel en Nouvelle-Calédonie.

Cependant, les sources de vulnérabilités sont nombreuses. Peu intégrée à la mondialisation, la région est placée dans le bas de l’échelle des niveaux de développement. Quatre États (Kiribati, îles Salomon, Tuvalu et Vanuatu) font partie du groupe des États insulaires les moins développés selon l’ONU[i]. La région reste ainsi fortement dépendante de l’aide au développement. Si l’Australie est officiellement le premier donateur de l’aide public au développement, ces chiffres ne prennent pas la pleine mesure de l’aide bilatérale de la Chine, notamment par le biais de son partenariat BRI, qui s’est très fortement accru ces dernières années. Par exemple en Papouasie Nouvelle Guinée, où la Chine détient 85,8 % de la totalité des aides bilatérales du pays (23,7 % de la dette extérieure).

Parmi les autres vulnérabilités, on compte les menaces environnementales, liées au réchauffement climatique, les catastrophes naturelles, typhon, les éruptions volcaniques, la perte de la biodiversité, et à terme l’élévation du niveau de la mer.

Enfin, la faiblesse de la gouvernance et la fragilité des régimes politiques constituent un facteur majeur. Selon l’ONG Transparency International [ii], la majorité voire la totalité des élites locales sont perçues comme corrompues[ii]. Les îles Samoa, Fidji, Vanuatu et les Îles Vierges américaines sont inscrites sur la liste noire des paradis fiscaux de l'UE. Cette fragilité en matière de gouvernance accroît l’exposition de ces États aux stratégies d’influence situées de la zone grise de la légalité.

Le narratif de la Chine : Coopération Sud-sud, une empreinte anticolonialisme 

Chaque puissance régionale développe son propre récit ou narratif pour cadrer et amplifier son influence. Ainsi l’Australie et la Nouvelle Zélande communiquent sur la proximité géographique et sur « l’identité pacifique », les Etats-Unis misent sur leur rôle protecteur et de garant de sécurité héritée de la Seconde guerre mondiale, et la France s’appuie sur ses territoires d’outre-mer. Tandis que la Chine s’attache à la notion de Coopération “Sud-Sud”.

A travers son discours sur la coopération avec le Pacifique-Sud, la Chine cultive l'idée qu’elle est aussi un pays en développement – au même titre que ces États insulaires – malgré sa richesse et son importance systémique à l’échelle mondiale. Ce discours s’appuie notamment sur des ressorts anticolonialistes qui visent à singulariser la Chine par rapport aux soutiens historiques de la région pacifique, le bloc anglo-saxon, et la France. Parmi ses opérations d’influence, la Chine cible ainsi les mouvements indépendantistes (comme en Nouvelle-Calédonie) et les mouvements pacifistes.

La Chine emploie des stratégies économiques, diplomatiques, militaires et informationnelles, dans l’optique d’asseoir au mieux sa présence et son influence étatique dans une région stratégique du Pacifique.

Le levier économique

Le projet ou concept de « nouvelles routes de la soie » – « The Belt and Road Initiative », vaste initiative de financement chinois d’infrastructures dans les pays en développement et en Europe - lancé en 2015 sert de plateforme pour le gouvernement chinois pour asseoir ses ambitions dans la région. Elle est l’une des priorités de la diplomatie chinoise sous la gouvernance de Xi Jinping. Dans le cadre de ce projet à long terme, la Chine a inévitablement pris en grande considération l’importance stratégique des îles du Pacifique. Les projets d’investissement chinois se multiplient dans les États insulaires, tels que le tourisme (Fidji), les constructions d’infrastructures, de routes (Niue, Papouasie Nouvelle Guinée), et de ports en eau profonde (îles Cook) ainsi que le projet de parc industriel agricole.

Revers de la médaille, le modèle de financement chinois est de plus en plus critiqué pour générer des situations d’endettement insoutenable, qui frappent nombre de pays en développement bénéficiaire de l’initiative BRI, et les îles du pacifique ne font pas exception. Les Îles Kiribati, les îles Marshall, la Papouasie Nouvelle Guinée, les îles Samoa, le Tonga et les îles Tuvalu sont toutes en situation proches du défaut de paiement, trois autres États, les îles Salomon, le Vanuatu et le Timor oriental ont un risque modéré[iii].

La Chine puise dans ces ressources pour proposer de multiples aides (prêts, investissements directs à l’étranger, accords commerciaux) avant que ceux-ci ne deviennent des sanctions lorsque les îles ne peuvent combler les dettes. En cas de défaut de remboursement de prêts, la Chine pourrait typiquement avoir recours à une saisie d’actifs stratégiques de l'État.

Le levier sécuritaire

Le renforcement de la coopération en matière de sécurité et de défense avec les îles du Pacifique est un autre axe prioritaire et qui s’est intensifié en 2022. Si la tentative d’aboutir à un accord cadre avec le Forum du Pacific a échoué, la Chine a néanmoins obtenu des avancées majeures avec certains États. C’est notamment le cas de l’accord de sécurité avec les Îles Salomon et la Chine[iv]. En effet, depuis que l’état insulaire a rompu ses relations diplomatiques avec Taiwan en 2019, la Chine a stratégiquement voulu récupérer cet allié de taille dans la région. L'accord autorise la Chine à effectuer régulièrement des visites de navires de guerre et à fournir une formation et une assistance aux services de police des Îles Salomon jusqu’en 2025. L’annonce de l’accord a renforcé la perception selon laquelle l’Australie et ses partenaires étaient engagés dans une course à « l’influence » avec la Chine dans la région des îles du Pacifique Sud. A titre d’exemple, la Chine a fait un don de deux camions canons à eau, de 30 motos et de 20 voitures à la Force de police royale des Îles Salomon (RSIPF), en novembre 2022. Ce don s’effectue deux jours après que l’Australie a remis des dizaines de fusils semi-automatiques et 13 véhicules. Des médias chinois ont accusé l’Australie de menacer la stabilité sécuritaire des îles, à travers ce don de fusils[v]. C’est un signe supplémentaire de son intention de consolider sa position de partenaire majeur en matière de sécurité dans le pays. 

Les outils d'influence et de soft power

Dans un rapport récent, l’IRSEM[vi] conceptualise la stratégie d’influence chinoise par la doctrine visant à influencer les décisions de l’adversaire (guerre psychologique), à modeler son opinion publique (guerre cognitive) et à forger un environnement normatif favorable à la Chine”. Le rapport met notamment l’accent sur l’infiltration des sociétés adverses, notamment par le biais des diasporas chinoises, la présence mondiale des grands médias chinois (China Daily, Global Times, Radio Chine internationale), mais aussi par l’influence sur les médias étrangers, par une acquisition ou le contrôle du contenu par exemple. Cette stratégie d’influence se déploie aussi via les plateformes numériques chinoise (TikTok) et les campagnes de manipulations de l’information sur les plateformes occidentales (X, Meta, YouTube).

Dans cette guerre informationnelle, la Chine cherche à favoriser son image à l’international. Pour ce faire, elle a massivement investi dans l’internalisation de ses médias, pour qu’ils soient diffusés sur tous les continents et dans toutes les langues. En outre, elle accorde une importance particulière au contrôle du contenu, en influençant chaque étape de la chaîne d’approvisionnement mondiale de l’information, avec la télévision, les plateformes numériques et les réseaux sociaux, également ceux bloqués en Chine.

En ce qui concerne les médias télévisés, les chaînes australiennes – notamment Australian Broadcasting Corporation (ABC) - étaient jusqu’alors majoritairement répandus, jusqu’à qu’il se fassent concurrencer voire dépasser par le réseau chinois qui reprend peu à peu des fréquences qu’il attribue à la chaîne publique étrangère chinoise China Global Television Network.

De plus, les ambassades chinoises dans les îles sont également très actives au niveau local. Les aides financières et investissements leur permettent de se rapprocher des journaux locaux et autres structures médiatiques locales et ainsi exercer une certaine pression. Depuis 2016, on constate une augmentation significative des publications d’articles[vii] traitant exclusivement de la politique extérieure chinoise. Cette stratégie visant les médias est agressive. Ainsi aux Îles Salomon, récemment la révélation du financement par la Chine du principal média du pays, le Solomon Star, à hauteur de 140 000 dollars en échange de contenus visant à promouvoir la « vérité sur la générosité de la Chine et de ses véritables intentions pour l’aide au développement » [viii]. Une opération similaire a été tentée dans les îles Palau[ix]. L'influence de la Chine dans les débats et médias précédant le référendum d’autodétermination de la Nouvelle Calédonie en 2021 a aussi été mis en exergue, bien que la preuve concrète de son empreinte n’ait pas été démontrée[x].

Sur le plan culturel, la Chine entretient un réseau de centres culturels Confucius dans plusieurs États de la région, qui viennent compléter les efforts des ambassades chinoises. Récemment, la Chine s’est aussi beaucoup investie dans l’organisation des Jeux du Pacifique 2023, qui auront lieu à Honiara, dans les îles Salomon. Elle figure aujourd’hui parmi les partenaires principaux de Honiara, au travers de financements des infrastructures et dans la mise en place d’éléments de sécurité.

En réponse, les États-Unis ont renforcé leur présence diplomatique et sécuritaire dans la région. Ils ont ouvert une ambassade à Honiara, la capitale des îles Salomon en février 2023 et ont signé un nouvel accord de sécurité avec la Papouasie-Nouvelle Guinée lors de la visite du secrétaire d'État américain Antony Blinken en mai dernier.

Outre cela, le sommet du 25 septembre 2023 qui a réuni à Washington les dirigeants des îles du Pacifique Sud, a permis au Président Biden de rappeler les relations historiques entretenues entre les États-Unis et ces îles. Il a d’ailleurs reconnu officiellement l’indépendance et la souveraineté des îles Cook et Niue lors de cette réception. S’ajoute à cela, sa volonté d’établir une forte coopération en matière de changement climatique et de sécurité maritime. Cet événement s’inscrit dans la politique américaine de reconquête de son influence dans le Pacifique Sud.

In fine, la Chine jouit d'une influence considérable dans la région, ce qui affecte inévitablement les relations que les îles du Pacifique-Sud entretiennent avec leurs alliés traditionnels.

Les stratégies de la Chine [xi] dans le Pacifique se rapprochent de celles qu’elle exerce dans d’autres régions du monde, telles qu’en Afrique, où elle exploite les opportunités offertes par les instabilités politiques, les lacunes de gouvernance et le retrait des puissances extérieures.

Est-ce que cette stratégie a atteint ses objectifs et notamment renversé le rapport de force avec les alliés et puissances historiques de la région, à commencer par les Etats-Unis et le bloc anglo-saxon ? 

 

Pomme Habbard,
étudiant de la 27ème promotion Stratégie et Intelligence Économique (SIE)

 

Notes


[i] UNCTAD, The least developed countries report, 2020.

[ii] Transparency International. (2023, 2 juin). Global Corruption Barometer Pacific : A first for People’s Voices on Corruption . Transparency.org.  

[iii] ABC News. (2022, 9 juillet). The Pacific has a spiralling debt problem – and this is what governments can do about it. ABC News.  

[iv] Needham, K., & Pollard, M. (2022, 20 avril). U.S. concerned after China says it signs security pact with Solomon IslandsReuters.  

[v] Times, G. (s. d.). Western media’s attitude toward Australia donating rifles to Solomon Islands shows double standards: experts. Copyright 2021 by The Global Times.  

[vi] Les opérations d'influence chinoises - Un moment machiavélien, octobre 2021, IRSEM 2021.

[vii] Denghua Zhang and Amanda H.A. Watson, China’s Media Strategy in the Pacific, Department of Pacific affairs, ANU College of Asia & The Pacific, 2020. 

[viii] Solomon Islands newspaper promised to “Promote China” in return for funding.  

[ix] Fijivillage. (2023, août 1). China is trying to buy influence with media in the Pacific as it aims to strengthen its presence in the region, 2023. 

[x] Le point sur les jeux d’influence informationnelle en Nouvelle-Calédonie, infoguerre, 2022.

[xi] RAND Corp : China's Pacific Push Is Backfiring juil-22.