Le point sur les jeux d’influence informationnelle en Nouvelle-Calédonie

Depuis la parution du rapport de l’IRSEM[i] sur les opérations d’influence chinoises en septembre 2021, la question du poids de la Chine dans le référendum d’indépendance de la Nouvelle Calédonie est revenue au centre des discussions. Et pour cause, le pays a un intérêt certain dans la victoire des indépendantistes. Le vote, qui aura lieu le 12 décembre 2021, est organisé conformément aux accords de Nouméa de 1998. Il s’agissait du troisième référendum - et normalement dernier - prévu par ce texte. Les deux précédentes consultations ont vu la victoire du « non » à l’indépendance, bien que la part de suffrages défavorables soit passée de 56,4% à 53,3%.

La victoire écrasante contre l'indépendance, qui a été favorisée par un taux d'abstention non négligeable, ne doit pas oblitérer le poids des jeux d'influence extérieurs qui risquent de se manifester dans les années à venir.

Ainsi, un nombre réduit de votants indécis pouvait changer le résultat du référendum. Cette portion de la population est visée par des campagnes informationnelles, menées par les loyalistes, les indépendantistes et plusieurs pays étrangers. Si la Chine a été accusée à de multiples reprises, l’ingérence provient également d’alliés stratégiques, comme les Etats-Unis et l’Australie, qui ont aussi des intérêts à ce que les indépendantistes l’emportent. La désignation des responsables est particulièrement sensible et la plupart des discours se concentrent sur la Chine.

Un archipel qui attire la convoitise

Les pays alentours lorgnent sur la Nouvelle-Calédonie pour de multiples raisons, parmi lesquelles ses ressources naturelles. La zone économique exclusive (ZEE) néo-calédonienne est de 1,3 millions de km². Cela représente 13% de la ZEE française, qui se classe ainsi 2ème mondiale, derrière les Etats-Unis. Ses riches réserves halieutiques sont convoitées par les pays alentours.

Selon les estimations, l’archipel contient entre 20% et 25% des réserves mondiales de nickel[ii]. Ce métal est utilisé dans l’informatique de pointe, l’aéronautique ou encore les batteries au lithium-ion, qui dotent les voitures électriques et des équipements militaires. La Nouvelle-Calédonie accueille 3 usines, dont l’usine du Sud, particulièrement stratégique car elle fournit du cobalt. Cet autre métal est combiné avec le nickel pour obtenir des batteries NHC (nickel-cobalt) pour le marché automobile. L’archipel recèle d’autres minerais comme le manganèse, utilisable pour le stockage électrique et les alliages d’acier.

L’accès à ces ressources s’ouvrirait aux puissances du Pacifique en cas d’indépendance. En ce qui concerne le nickel, l’exploitation n’est à ce jour pas rentable. La France a versé à cette industrie 1,8 milliard d’euros de prêt auquel s’ajoute 1 milliard d’exonération fiscale[iii]. Sans présence française, la plupart des observateurs s’accordent pour dire que ce secteur nécessitera des investissements étrangers pour survivre, ce que les indépendantistes ne nient pas.

Une place forte pour les puissances du Pacifique

En cas de victoire, les indépendantistes revendiquent ne pas vouloir se doter d’une armée. Or, l’archipel dispose d’infrastructures militaires françaises, telles qu’un aéroport et un port dont la profondeur est supérieure au tirant d’eau de certains porte-avions. Deux options semblent proposées par les indépendantistes. La première est de conclure des accords de défense avec une puissance voisine, qui pourraient être la France ou un autre pays. La seconde est le modèle de Djibouti, car il permet de générer un revenu en faisant payer un loyer à des troupes étrangères. L’hypothèse d’accueillir plusieurs bases simultanément ne semble pas écartée[iv].

Certains indépendantistes kanaks souhaitent obtenir le statut de « pays associé ». Il leur permettrait de devenir pleinement souverain, tout en octroyant certaines compétences comme la défense ou la monnaie, à un pays partenaire, par le biais d’un accord reconductible. Celui-ci pourrait être conclu avec la France, ou avec tout autre nation. Par conséquent, l’indépendance de la Nouvelle Calédonie ouvre des opportunités économiques, stratégiques et militaires aux grandes puissances du Pacifique.

Quelles interférences dans ce référendum ?

Pour l’heure, il est encore difficile d’identifier la nature des interférences en cours et à venir pour ce type de consultation. Cependant, la première mission octroyée par les autorités françaises au nouveau Service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères (VIGINUM) est la surveillance de ce référendum. Cette première affectation n’est pas anodine et traduit une préoccupation de la part du gouvernement, de voir les manipulations de l’information en ligne altérer les résultats.

Le référendum a fait l’objet de nombreux débats houleux sur internet et les réseaux sociaux, en particulier Facebook. Progressivement, certains indépendantistes lui accolent le sujet de la vaccination, en essayant de rallier les « antivax » à leur cause. Ainsi, le compte « Kanaky Iks Anti-coloniale », à l’instar d’autres pages, estime que ses deux débats sont liés et que le gouvernement met en danger le peuple en lui demandant de se vacciner. Les « risques de la 5G » sont également évoqués par ce profil. Les clivages sur ces thèmes pourraient pousser les personnes sceptiques concernant les vaccins et la 5G, à voter « oui » au référendum. Cet axe est donc une porte d’entrée potentielle pour les entités menant une guerre informationnelle. 

L’influence sur ce référendum passait aussi par les relations économiques. L’industrie du nickel est essentielle pour le pays. Selon les estimations, elle représente 1/5 emplois en Nouvelle-Calédonie et 6% à 10% de son PIB. Par conséquent, les entreprises impliquées ont de fait un impact sur la vie de l’archipel. Certains investissements et partenariat étrangers peuvent être positivement perçus par la population locale. Pour les indépendantistes kanaks, l’émancipation implique une coopération avec d’autres pays que la France.

Guerre informationnelle sur le risque chinois

Depuis le référendum de 2018, premier de cette série de trois consultations, la Chine est suspectée d’influencer les votes, notamment par Philippe Gomes, député de l’archipel. Il alertait déjà cette année-là : « Si c’est « oui », on deviendra une colonie chinoise »[v]. Sa voix a été appuyée par Bastien Vandendyck, qui soulignait à juste titre que Roch Wamytan, chef indépendantiste kanak et président du congrès de la Nouvelle-Calédonie, avait eu comme directeurs de cabinet deux membres de l’association Amitié sino-calédonienne (ASC). Il s’agissait de Johanito Wamytan, qui en a été vice-président et de Karine Shan Sei Fan, qui en a été présidente de 2016 à 2018. Le rapport de l’IRSEM a repris ces informations, suivis par de nombreux médias. 

Le député Philippe Gomes a également mis en avant les dangers de la tentation chinoise, avec le cas du Vanuatu, l’un des voisins de la Nouvelle-Calédonie. En effet, la Chine s’est rapprochée de ce territoire anciennement français. Elle lui a accordé de multiples prêts pour construire des infrastructures telles que des routes, un lycée et un ministère. Elle a ainsi mis en place un « piège de la dette », qui rend le pays dépendant et l’oblige à répondre favorablement aux demandes de la Chine. Le Vanuatu a ainsi accepté la location pendant 75 ans de l’île de Tulagi. Celle-ci accueille désormais un port en eaux profondes, susceptible d’accueillir un jour des navires de guerre. Les habitants se plaignent que les Chinois envahissent leurs îles[vi]. Cette manière de procéder est représentative de la présence chinoise dans le Pacifique.

En réponse, les Kanaks favorables à un rapprochement avec la Chine ont assumé leur positionnement. Ils ont argué dans la presse et sur les réseaux sociaux que la Chine est systématiquement accusée d’être prédatrice, afin d’effrayer la population, pour qu’elle vote « non ». Le média Lindependant, engagé pour le « oui », a souhaité à ce propos, avant le vote, que la Nouvelle Calédonie sorte de l’axe Indo-Pacifique en cas de victoire, pour se rapprocher de la Chine, car cette situation n’est pas tenable pour un petit pays[vii].

Des accusations d’influence qui ne sont pas infondées

Les accusations d’influence chinoises par le biais des investissements ne sont pas infondées, car la Chine est présente dans l’économie néo-calédonienne en détenant de nombreux commerces et restaurants. Elle tente d’entrer dans le secteur minier, avec le soutien des Kanaks. Ainsi, la Société minière du sud Pacifique (SMSP), a une joint-venture avec Jinchuan Group, appelée Caledonian Chinese Mining Company SAS. Ce conglomérat chinois est une entreprise publique du secteur métallurgique, dirigée par des membres du Parti communiste chinois (PCC).

La Chine mène en outre des opérations d’influence depuis plusieurs années en Nouvelle-Calédonie. Comme l’indique très justement le rapport de l’IRSEM, la diaspora chinoise s’organise par le biais de plusieurs associations et fédérations. Celles-ci prennent généralement part au travail du « Front-Uni », un département du PCC, qui veille à conserver la cohésion des Chinois d’Outre-mer, tout en s’appuyant sur eux pour mener des opérations d’influence, de renseignement et de recrutement à l’étranger.

Jusqu’à l’automne 2021, quatre associations importantes pour la diaspora chinoise existaient en Nouvelle-Calédonie, dont l’ASC. Celle-ci a invité sur l’archipel en 2017 l’ambassadeur chinois en France. Venu avec une équipe de conseillers, le diplomate a proposé plusieurs types d’investissement et de coopération, conformément à la stratégie chinoise dans le Pacifique. Une autre de ces associations, appelée Réunification pacifique de la Chine en Nouvelle Calédonie (Réunification pacifique), était membre d’une l’Alliance pour la promotion de la réunification pacifique chinoise en Océanie (APRPCO). Elle a été fondée en 2016 et était présidée par Huang Xiangmo, un Chinois installé en Australie. Il a vu en 2018 son permis de résidence supprimé, sur demande des services de renseignement australiens, pour « suspicion d’ingérence étrangère ». Il avait en effet accordé des dons aux deux principaux partis australiens, afin de les encourager à adopter une ligne pro-Chine[viii].

Des soutiens discrets à l’égard des indépendantistes

Si la Chine ne s’exprime pas directement sur le référendum, elle semble lui accorder un discret soutien. Le gouverneur de la province des Iles Loyauté, Jacques Lalié, indépendantiste kanak, a ainsi rencontré en 2019 l’ambassadeur chinois au Vanuatu. Les sujets évoqués lors de cette discussion n’ont pas été communiqués.

La Chine entretient également une relation particulière avec le Groupe fer de lance mélanésien (GFLM). Celui-ci milite pour l’indépendance des peuples mélanésiens (dont les Kanaks font partie). Le Front de libération national kanak et socialiste (FLNKS), parti pro-indépendance en Nouvelle Calédonie, est ainsi membre du GFLM. Or la Chine a financé le siège de cette organisation en 2007. En 2020, elle a entamé des démarches pour mettre en place un partenariat avec le GFLM. Elle a indiqué être ravie de travailler étroitement avec le Groupe pour faire progresser ses aspirations.

Des moyens chinois en recul

Cependant, les tentatives d’influence chinoises semblent avoir perdu en intensité. En effet, depuis l’expulsion d’Australie de Huang Xiangmo, la Réunification pacifique ne paraît plus active. A l’automne 2021, deux des associations structurant la diaspora chinoise ont cessé leurs activités. La première, l’Association de promotion et d’échanges sino-calédoniens (APESC), gérait un foyer de diffusion de la langue et de la culture chinoises. Ces fonctions rappelaient les activités des Instituts Confucius. La seconde est l’ASC, qui à ce jour (21/11/2021) est officiellement active, mais serait volontairement en processus de radiation, suite à la parution du rapport de l’IRSEM. La dernière association, Communauté chinoise de Nouvelle Calédonie, semble ne pas avoir déjà mené d’activités d’influence.

Ce recul s’explique peut-être par l’administration française, qui essaie de bloquer l’influence et les investissements chinois. Par ailleurs, les récentes tensions en Chine et les difficultés rencontrées sur la scène internationale pendant la crise du Covid-19, ont pu ralentir les activités d’interférences à l’étranger.

L’Australie et les Etats-Unis, tout aussi intéressés

Quelques discrètes mentions dans la presse suggèrent que l’Australie a mené des campagnes de désinformation pour influencer le référendum. Historiquement, ce pays porte une réelle attention à l’égard de la Nouvelle-Calédonie, car elle se situe à un emplacement stratégique pour l’accès au Pacifique de l’Australie. Isabelle Merle, dans une interview, évoque le fait que Canberra était autrefois accusée d’influencer les votes néo-calédoniens, à l’instar de la Chine aujourd’hui.

Les Etats-Unis ne sont pas pointés du doigt, mais ils ont tout de même des intérêts en Nouvelle-Calédonie. Un document de la Maison-Blanche publié en juin 2021, recense le nickel parmi les métaux critiques dont l’approvisionnement doit être sécurisé. Il propose d’investir dans le raffinage de nickel en partenariat avec les alliés américains. Les Etats-Unis sont également conscients de l’emplacement stratégique de la Nouvelle-Calédonie. Ils avaient une base militaire sur l’île lors de la Seconde-Guerre mondiale.

Les deux pays sont déjà présents dans l’industrie du nickel de l’archipel. En mars 2021, après plusieurs mois d’hésitation et de conflits violents, l’ancien actionnaire de l’usine du Sud, Vale NC, a cédé ses parts à différents acteurs, dont un consortium néo-calédonien et un fonds d’investissement australien Agio Global. Dans la même période, le constructeur automobile Tesla a signé un accord d’approvisionnement avec l’usine du Sud.

Ainsi, ces deux pays sont présents sur l’archipel et disposent d’une influence économique comparable à la Chine. Ils sont sans doute moins mentionnés dans la presse car il s’agit de nos alliés traditionnels. Pourtant, par le biais de l’alliance AUKUS, ils ont clairement indiqué qu’ils ne voulaient pas s’engager dans une coopération stratégique de grande envergure avec la France dans le Pacifique. Ce choix peut d’ailleurs être vu comme un geste pour diminuer l’influence de l’hexagone dans la région. Ces deux pays se considèrent probablement comme les seuls capables de renverser la Chine en cas de conflit. Dans cette situation, les territoires français sont des obstacles à leur projection.

Marie-Noelle Delage-Mercier

 

Liens

i] www.irsem.fr/rapport.html

[ii] indices.usinenouvelle.com/les-previsions/la-nouvelle-caledonie-detient-25-des-ressources-mondiales-en-nickel.4500

[iii] www.franceculture.fr/emissions/les-enjeux-territoriaux/nouvelle-caledonie-la-france-indopacifique

[iv] Manuel Tirard, « Quelles finances publiques pour un pays indépendant ? », Le Pays Magazine, septembre 2020 ; « Les conséquences du « oui » et du « non », texte commenté par Lindependant knc », Lindependant, 11 novembre 2021

[v] www.liberation.fr/france/2018/10/09/nouvelle-caledonie-si-c-est-oui-on-deviendra-une-colonie-chinoise_1684288/

[vi] la1ere.francetvinfo.fr/nouvellecaledonie/comment-la-chine-tisse-sa-toile-dans-le-pacifique-sud-1131061.html

[vii] « Les conséquences du « oui » et du « non », texte commenté par Lindependant knc », Lindependant, 11 novembre 2021

[viii] thediplomat.com/2019/02/why-did-australia-push-out-a-chinese-communist-party-linked-billionaire/