Efficacités et limites de la pratique du mensonge dans le renseignement offensif

Dans l’Ancien Testament, le livre de Daniel raconte l’histoire d’une jeune femme, Susanne (Susannah en anglais) qui fut victime de mensonges et d’injustices. Deux anciens ont accusé la jeune femme d’adultère pour cacher leur propre faute, le voyeurisme. Susanne fut condamnée à mort mais un jeune garçon, Daniel, intervint pour la sauver et exposer aux habitants de la cité leurs mensonges et leurs manipulations.

Ce texte religieux illustre bien les méandres que l’usage du mensonge peut avoir dans le monde du renseignement. Compte tenu de l’actualité, il nous a semblé utile de revenir sur un cas d’école « l’opération Susannah » plus connue sous le nom de « l’Affaire Lavon » (du nom du ministre israélien de la Défense, Pinhas Lavon).

Le cas de l'opération israélienne Susannah

Il s’agit d’une opération tristement célèbre du renseignement militaire israélien, dont les conséquences diverses marquent encore aujourd’hui les relations politiques internes et externes de l’Etat israélien. 

En 1954, le jeune état d’Israël sort de sa guerre d’indépendance de 1948 et se retrouve voisin d’une Egypte agitée. La prise de pouvoir par Nasser, et ses velléités anticoloniales et panarabistes, déstabilise une région centrale au commerce international. Les Occidentaux avec a leur tête les Etats-Unis, la France mais surtout le Royaume-Uni, redoutent une prise de contrôle du Canal de Suez par l’Egypte. 

Les troupes britanniques postées dans le Sinaï et au niveau du Canal sont sur le départ ce qui nuirait à Israël, ces dernières servant de tampon entre l’Egypte et le désert du Negev sous contrôle Israélien. Pour éviter un basculement dans le camp soviétique de l’Egypte, les Etats-Unis et les Britanniques financent les projets de Nasser, en particulier le Barrage d’Assouan, malgré l’hostilité de Nasser a l’existence d’Israël. 

Afin de provoquer des troubles en Egypte et saper la confiance des Occidentaux dans la capacité du régime Nassérien quant à sa stabilité, les services de renseignement militaires israéliens (Aman) décident de lancer l’Opération Susannah. Elle consiste en une série d’attaques terroristes sous faux drapeau, d’où le nom de code tiré de la référence au mensonge présent dans l’histoire de Susannah, imputés notamment aux opposants de Nasser, les frères musulmans. 

Deux agents de l’Aman ont recruté des juifs égyptiens de la diaspora fidèles à Israël, des « Sayanims ». Le commando avait pour but de faire exploser des lieux détenus par des Américains et Britanniques. La première attaque eue lieu la nuit du 2 juillet 1954 dans un bureau de poste d’Alexandrie. Le 14 juillet 1954, au Caire et à Alexandrie, une bibliothèque de l’US Information Agency et un cinéma britannique ont été visés. 

Après une trahison attribuée à leur officier traitant de l’Aman, Avri Elad, le commando fut arrêté et jugé entre par les autorités égyptiennes.

L’affaire fut étouffée en Israël et présentée comme une parodie de procès reposant sur une logique antisémite, toutefois une commission d’enquête israélienne a été créée. Le Premier Ministre israélien, Moshe Sharett fut exonéré mais son ministre de la défense, Pinhas Lavon s’est vu contraindre de démissionner car jugé « responsable mais pas coupable ». 

Des conséquences internationales dont Israël va savoir tirer parti

L’échec israélien va renforcer la conviction de Nasser qu’il doit s’armer en prévision d’une guerre directe. Les Etats-Unis et le Royaume Uni vont rejeter sa demande pour protéger l’état Hébreu en évitant un déséquilibre militaire entre les deux rivaux. En réaction, l’Egypte va s’armer auprès de l’Union Soviétique ce qui enrage les Américains. Les financements occidentaux s’arrêtent et précipite la nationalisation du Canal de Suez par Nasser.

Pour reprendre le contrôle de ce point stratégique, la France sollicite l’aide britannique. Ces derniers refusent d’endosser le rôle d’instigateur de ce conflit. Le gouvernement français demande à l’Etat d’Israël de rejoindre la coalition anti-Nasser. L’Etat israélien donne son accord en échange d’une coopération franco-israélienne dans le nucléaire civil mais surtout militaire. Les Français acceptent et le 29 octobre 1956, l’armée Israélienne envahi la bande de Gaza.

La première conclusion que l’on peut tirer du scandale Lavon est la capacité du gouvernement Israélien de transformer un échec en opportunité. En effet, la visée opérationnelle de la constitution de cellules clandestines en Egypte était la déstabilisation interne en cas de conflit ouvert. Cette analyse s’inscrit dans une grille de lecture de maximisation de la sécurité de l’état israélien. 

En obtenant un accord avec la France pour développer un programme nucléaire souverain, les Israéliens dépassent donc les avantages qu’auraient pu apporter les réseaux clandestins en Egypte avec le gain de puissance majeur qu’offre le statut de puissance nucléaire. 

De plus, un conflit militaire en participant à une coalition franco-britannique est plus rentable en termes matériel et humain qu’un conflit direct en face à face avec l’Egypte.

Les risques d'une telle opération

L’affaire Lavon a dans un premier temps destabilisé la politique interne d’Israël et plusieurs questions se sont alors posées. Outre la responsabilité politique du gouvernement dans cet échec, il a fallu s’interroger sur le pouvoir auquel doit revenir la prise de décision, c’est-à-dire est ce qu’une telle opération doit relever du pouvoir politique ou rester dans les mains de l’appareil sécuritaire israélien. 

De plus, l’héritage politique d’un des fondateurs de l’état hébreu, David Ben-Gourion, fut entaché par ce fiasco. 

Un autre aspect à évoquer est l’instauration d’un climat de méfiance et de tension entre Israël et les Etats-Unis. En effet, en visant des intérêts américains, Israël s’en prend à son allié et protecteur. D’un point de vue réputationnel et cognitif, Israël passe aux yeux du monde arabe comme un état duplice étant capable de manipuler ses alliés pour avancer ses intérêts. Ceci sert la rhétorique anti-israélienne des nationalistes arabes.

Ce sentiment se retrouvera ravivé lors de « l’Affaire Jonathan Pollard », ou un agent du renseignement naval américain s’est révélé être un agent double au service du Mossad. Cette affaire, qui a servi d’inspiration au film « Les Patriotes » d’Éric Rochant, a comme point commun avec l’Opération Susannah l’utilisation d’éléments de la diaspora juive à l’étranger. 

Il convient d’interroger ce levier des services de renseignement israélien qui peut certes se présenter comme étant d’une rentabilité phénoménale car elle joue sur le patriotisme et le sentiment d’appartenance au peuple Juif et à son destin. L’une des opérations les plus réussies étant d’ailleurs le parcours d’Eli Cohen qui sut infiltrer le gouvernement syrien et prévenir Israël des plans d’attaque arabes lors de la Guerre des Six Jours.

Néanmoins, cette technique est critiquable car en jouant avec sa diaspora, l’Etat hébreu met en danger les juifs de l’étranger. Après la révélation de l’Opération Susannah et les procès qui en ont suivi, l’Egypte a durci sa politique vis-à-vis des juifs présents dans le pays et de nombreuses personnes ont dû faire leur Aliyah. L’usage des « Sayanim » peut également servir la rhétorique antisémite et antisioniste qui va alors présenter les membres de la diaspora comme étant une cinquième colonne dans leur pays d’accueil. 

 

Emilie Martinez,
étudiante de la 2ième promotion Renseignement et Intelligence Économique (RENSIE)

 

 

 

Bibliographie

Freedman, R. O. (2012). Israel and the United States: Six Decades of US-israeli relations. Westview Press. 

The lavon affair. The Jewish Agency. (2015, July 12). https://archive.jewishagency.org/secret-service/content/25317/ 

Tucker, S. (2008). The encyclopedia of the Arab-Israeli conflict: A political, social, and military history. ABC-CLIO. 

Weiss, L. (2013). The lavon affair: How a false-flag operation led to war and the Israeli bomb. Bulletin of the Atomic Scientists