Un cas d’école de guerre économique dans la vente de matériels militaires à la Grèce

Dans un contexte de tensions croissantes avec la Turquie, mais aussi de fort endettement, la Grèce doit faire face au développement des ambitions de son voisin, fondées sur la recherche d’hydrocarbures sur le plateau continental gréco-turc. Les protagonistes ont des programmes d’achats importants en matériels militaires. En outre, la Turquie met en place une base industrielle de technologie de défense nationale, à partir d’un développement volontariste qui commence à porter ses fruits économiques, dans le domaine des drones. Les budgets d’armement sont disproportionnés, la Grèce disposant du quart de celui de la Turquie, avec 5 Mds€ annuels, ce qui influe sur les capacités d’achat, de réalisation et sur les systèmes de négociation et de financement des contrats d’armement, en particulier avec deux acteurs occidentaux : la France et les USA, dans le domaine aérien et maritime.

Alors que les négociations progressaient à un rythme lent entre la France et la Grèce autour de l’achat de frégates FDI de DCNS, les Américains sont parvenus fin octobre 2020 à vendre des frégates MMSC, pourtant moins performantes, sur la base d’une aide financière plus cohérente. Et même si certains médias évoquent l’hypothèse d’un retournement de situation, il est clair que la partie est mal engagée côté français.

Un champ d’affrontements multidimensionnel

La Turquie cherche à s’approprier une partie des gisements hydrocarbures (Gaz) sur le plateau océanique situé entre son territoire, la Grèce, les côtes libano-israéliennes, l’Egypte et la Libye. Elle a d’ailleurs signé un accord avec le gouvernement reconnu internationalement de ce pays, autour de l’exploitation de champs, en échange d’armement et de combattants. Cet engagement a conduit à des escarmouches navales avec la Grèce et la France en début d’été.

Face à elle, la Grèce s’appuie sur le traité maritime international, qui lui confère la responsabilité d’une grande partie des îles de la mer Egée, dont certaines très proches de la côte Turque. La responsabilité ne va pas sans la capacité d’exploitation des zones économiques exclusives associées, ce que conteste la Turquie, non signataire du traité. Cette dernière a conduit deux campagnes « agressives » d’exploration menées par des flottes organisées autour du navire d’exploration pétrolière Oruc Reis, escorté systématiquement de bâtiments de combat.

Cette confrontation militaire se conjugue à la rivalité de deux Etats France et Etats-Unis et de trois groupes : Naval Group (Ex DNCS) et du couple Lockheed-Fincantieri, respectivement concepteur ensemblier et constructeur des frégates LCS et MMSC pour la marine américaine. Cette rivalité prend place autour de deux besoins des forces armées grecques : renouveler leur flotte aérienne (Mirage 2000 et Lockheed Martin F16) et accroitre et renouveler la flotte navale de combat, numériquement et qualitativement inférieure à la flotte turque, même si acquise selon la même méthode à partir d’achats de navires d’occasion, en particulier des USA (Frégates O. Perry) ou de l’Allemagne (Frégates Mekko 200, sous-marins Types 209 – et 214 pour la Turquie), mais aussi de la France pour les patrouilleurs (La Combattante) et des Pays Bas (Frégates Kortenaer).

Si la question du renouvellement des flottes aériennes semble avoir été tranchée en faveur de la Grèce, rien n’est encore signé : alors que la Turquie voit ses achats de F35 bloqués par l’administration américaine, pour cause d’activation de batteries de S400, ces derniers avions sont proposés à la Grèce dans un pack de 20 au total, de même que la modernisation des F16 grecs au standard 70 Viper (les turcs sont bloqués au standard 52), alors que l’activisme diplomatique de la France a conduit à un achat encore à signer de 18 Rafale au standard F3R.

La question des ventes de frégates s’est en revanche déroulée sur une période plus longue et au détriment des acteurs français.

La force de frappe américaine dans l’industrie de défense

La France et Naval Group ont utilisé l’approche qui a fini par être efficace sur les ventes de Rafale, à savoir montrer les qualités des matériels en utilisation, en association avec une volonté de stabilisation de la région MEDiterranée ORientale. Pour cela, un nouveau modèle de « Frégate de Défense et d’Intervention _FDI » est présenté, à des fins d’export. Ces frégates sont plus légères que les frégates FREMM conçues en collaboration franco-italienne. Elles disposent de fait d’une autonomie moins importante, mais sont fortement armées et capables d’intervenir avec de bonnes capacités sur les trois terrains de lutte : anti-aérienne en déni d’accès (missiles Aster 15 et 30, radar SeaFire500 de Thalès), antinavires (exocet MM 40 récents block 3) et anti sous-marins (sonars + hélicoptère, torpilles). Par ailleurs, elles peuvent disposer de capacités de frappe terrestre avec le missile de croisière naval. En revanche, fait peu relevé dans la presse spécialisée[i], elles sont sans doute d’une utilisation complexe, requérant un équipage moins nombreux (gains sur les coûts d’opérations), mais aux compétences techniques bien supérieures à la manœuvre de navires plus anciens dont est encore dotée la Grèce. Avec un effet important sur la disponibilité et le temps nécessaire de formation des équipages, qui délaierait d’autant leur déploiement.

L’approche française souffre a posteriori de trois maux dont se sont servis les Américains :

  • Le coût des matériels : l’option prise par la Grèce et stipulée dans sa lettre d’intention d’achat de 2019 porte sur 2 achats fermes + 2 options d’achat, représentant un budget de 2.5 Mds€[ii]… un coût important pour une marine de 4ieme rang comme la Grèce, dont le budget total annuel militaire s’élève à 5 Mds€, y compris les dépenses de fonctionnement. Raison pour laquelle les grecs ont jusque-là préféré des acquisitions de navires d’occasion, ayant déjà servi. Cette politique était aussi celle de la Turquie, jusqu’à des époques récentes.
  • La capacité de financement, face à un Etat aussi endetté que la Grèce : si des approches théoriques de valorisation autour de la notion de « socle de défense » ont été conduites par la France pour rentrer dans un cadre de valorisation positive de l’effort d’investissement de défense, et si des approches en termes de contenu d’intégration locale ont été conduites, il reste que la capacité de financement parait avoir été freinée par les réticences du trésor français et des banques européennes sur un effort financier considéré comme présentant un risque important, envers un pays fortement affecté par les effets a posteriori de la crise de 2009. Par ailleurs, l’approche de socle de défense apparaît comme orientée vers la baisse des coûts pour l’Etat français, permettant des concessions sur les prix de vente, en s’alignant sur les politiques des autres grands du secteur (Etats-Unis, Russie, Chine).
  • L’approche diplomatique déconnectée de l’approche commerciale : les efforts diplomatiques classiques menés par la France visent avant tout à ralentir les efforts de la Turquie orientés vers une politique nationaliste d’expansion. La Turquie ayant mis à mal l’Otan, en s’attaquant plus ou moins directement à deux de ses membres. La France en a pris note et signé un accord de défense bilatéral avec la seconde cible, la Grèce, fondé sur des efforts financiers et d’équipement en moyens aériens, matérialisés par la cession de Rafales[iii]. En revanche, peu de coordination semble avoir été menée avec les équipes en charge de la commercialisation des frégates potentielles employées par Naval Group.

Le fort gagne, le faible perd

Face à l’attitude volontariste à la fois commerciale et diplomatique française, l’approche américaine révèle une intégration forte entre approche commerciale et approche diplomatique. Cette coordination porte sur 3 points qui ont conduit à la vente finale de frégates américaines à la Grèce :

  •  Gagner du temps en présentant des offres intermédiaires : au moment des premières concrétisations sur le dossier des frégates FDI (2019), Lockheed a présenté une offre alternative sous la forme de rétrocessions de frégates de classe Adelaïde australiennes (O. Perry), qui présentaient l’avantage d’être de génération antérieure et d’occasion, donc théoriquement moins chères. Las : l’Australie ne souhaitant pas se défaire de ses missiles SM2 antiaériens, le coût d’achat des frégates agrémenté desdits missiles rendait l’offre plus chère que celle des frégates françaises plus récentes et mieux armées. A cette époque (fin janvier 2019), Lockheed a contrattaqué sur la base de frégates / corvettes LCS, dotées des précieux SM2. Cette proposition sans suite a cependant eu pour effet principal de retarder les discussions, d’autant plus que des éléments supplémentaires (CIWS Phalanx) étaient demandés par les Grecs, de même que la possibilité de stocker l’hélicoptère SH 70, plus grand que les aéronefs prévus pour les FDI françaises.
  • Profiter des dissensions européennes sur les enjeux industriels et stratégiques du positionnement français : outre que la position française de développer une défense voire une dissuasion européenne dérange certains partenaires, le lancement d’un accord intergouvernemental d’assistance avec la Grèce remet en cause certains fondements de l’Otan, qui constituent l’épine de leur politique de défense. Par ailleurs, la vente de frégates plus légères que les FREMM, mais fortement équipées en lutte anti sous-marine peut faire peser une menace sur la vente de sous-marins type 214 à la Turquie par l’Allemagne, assortie de fortes concessions en transferts de technologie, notamment AIP (propulsion anaérobie, fondée sur une pile à combustible). Par ailleurs, la présence potentielle de missiles de croisière navals sur les FDI fait peser une menace dissuasive sur les turcs, qui représentent toujours un allié important pour les Etats-Unis, vis-à-vis de la menace russe en Méditerranée[iv].
  • Utiliser conjointement les leviers diplomatiques et industriels, pour présenter une offre que la Grèce ne peut qu’accepter. Dans cette action, l’ambassadeur américain est placé en première ligne avec une coordination des différents services de renseignements mis à sa disposition, en particulier CIA et le DFC (initiative financière du trésor américain), agissant à la fois sur les leviers politiques, financiers et industriels : l’ambassadeur G. Ross Pyatt est en particulier présent lors du rachat par le groupe américano-russe ONEX du site de Syros en 2019. Dès cette époque, le rachat du chantier grec Elefsis est évoqué par Méta-défense.

Si les approches évoquées par la Grèce concernant les matériels US n’ont pas pu être prises en compte (locations ou ventes de croiseurs classe Ticonderoga ou de destroyers classe Arleigh Burke), la solution industrielle reposant sur l’utilisation des chantiers navals grecs pour la construction des frégates est quasiment verrouillée par l’administration américaine : Onex a racheté le sites Syros et se porte candidat au rachat des chantiers Elefsis, qui ont été partenaires de DCNS (Naval group) dans les années 2000 sur les chantiers de vedettes « La Combattante ».

En juillet 2020, La Tribune annonce un accord commercial (MoU : memorandum of understanding) entre Israël Shipyards et Onex pour construire une série de 6 SA’AR 72, désignées comme corvettes Themistocles, moins armées que les FDI et d’une endurance moindre, mais qui présenteraient l’avantage d’être moins onéreuses. A fin juillet, la commande de FDI par la Grèce semble définitivement arrêtée, au profit d’une solution intermédiaire, alors qu’aucune commande ne semble passée à Onex par le gouvernement Grec à date… mais avec finalement la mise en chantier de corvettes Themistocles, « co-conçues » avec Israël… sur la base de Corvettes allemandes (TKMS), avec une préférence sur l’armement, plutôt que sur l’autonomie en mer.

En octobre 2020, les Etats-Unis reprennent en fait l’offensive sur la vente de frégates à la Grèce, à partir de fabrications partielles (3 sur 4 bâtiments), sur des navires MMSC, évolution des Littoral Combat Ships, dont ils cherchent à se séparer pour manque de performances[v]. Le prix de vente est par ailleurs surprenant puisque pour 4 navires, dont 3 fabriqués sur place, dans les chantiers Elefsis, détenus par Onex, le budget s’élèverait à 4 Mds€, soit un écart de moins de 10% sur l’offre complète portant sur 4 FDI établie par Naval Group, considérée comme trop onéreuse (estimée à 4.3 Mds€).

La pression géopolitique l’emporte sur la compétition commerciale

La boucle paraît bouclée à fin octobre 2020, pour l’industrie navale grecque (dont les chantiers navals sont passés sous contrôle étranger, mais qui pourraient réaliser 3 navires de combat), mais aussi pour ses forces armées, dont la composante marine serait durablement affectée par un déficit quantitatif et qualitatif face à la marine turque, en particulier dans le domaine de la lutte anti sous-marine, les capacités des MMSC de Lockheed reposant uniquement sur celles de leur hélicoptère.

A cette époque, on peut considérer qu’à partir d’une situation difficile, Lockheed a réussi à contrecarrer une offre française pourtant apparemment plus performante (capteurs radars et polyvalence de lutte anti-navires, anti-aérienne et anti-sous-marine) et portée par une aide diplomatique directe vis-à-vis d’un Etat membre de l’Union européenne et de l’Otan, menacé par un autre membre de l’Otan. Cette inversion des résultats attendus s’est faite via l’utilisation directe et conjointe des ressources diplomatiques et financières de l’Etat américain, par ailleurs prolixe sur les aides accordées par l’UE à ses entreprises de défense, sous l’œil complaisant de l’Allemagne et de l’Italie, pour des raisons de dépendance militaire et d’intérêts financiers (Fincantieri). Une guerre de l’information menée sans en distiller quant aux performances réelles des frégates qui seront fabriquées…ni sur leur délai de mise en œuvre, et avec promesse sous-jacente de prêt d’un destroyer (Classe Arleigh Burke) à court terme[vi].

La France semble avoir perdu une occasion de vendre un produit abouti techniquement mais « allégé » par rapport aux frégates classiques FREMM. Elle y gagne potentiellement des ventes (de Fremm) en Egypte… en remplacement éventuel de… l’Italie, dont la tiédeur vis-à-vis de la Turquie semble avoir été peu appréciée… mais avec des pertes dans un autre domaine d’activité au Quatar (Rafales + VBCI Nexter), au profit de KMW.

Par ailleurs, elle a perdu une possibilité supplémentaire de réaliser un effet d’échelle pour réaliser les frégates FDI, un effet qui a déjà affecté la réalisation des frégates Fremm (la série totale fut ramenée de 15 à 8 unités, pour un montant total. Cet échec commercial repose aussi sur l’incapacité française à armer « suffisamment » ses navires, face à la concurrence internationale. Si les chinois sont encore focalisés sur la fabrication de navires de guerre pour l’Armée Populaire de Libération, les concurrents russes, allemands italiens et américains sont capables de mettre sur le marché des vaisseaux de première ligne bien armés (les frégates Fremm italiennes servent de base aux futures frégates FFGX américaines), ou « moins onéreux » en apparence comme les MMCS américaines, mais avec un appui de diplomatie commerciale face à laquelle les actions françaises obtiennent des résultats insatisfaisants.

La coordination entre les opérations diplomatiques, commerciales / industrielles et militaires américaines ont été absentes en France, au point que les analystes estiment que les ventes récentes françaises ne doivent leur réussite qu’au fait que les matériels américains n’étaient pas disponibles… or ils ne le sont pas plus à fin 2020, avec une menace estimée croissante de confrontation avec la Chine, qui accroît les besoins capacitaires, surlignant paradoxalement le besoin US de se séparer d’une classe de « frégates » MMSC, dont la conception problématique[vii] les empêche d’être placées en première ligne.

En revanche, le prix de vente final (élevé et proche de celui des frégates françaises) des navires américains souligne la pression diplomatico-commerciale mise sur les dirigeants grecs, face à une offre plus moderne, mais apparemment moins bien armée (le nombre de missiles de moyenne portée antiaérienne des FDI et inférieur de moitié à la capacité d’emport des MMSC, sur des missiles moins récents MM standard 2). C’est donc bien objectivement la conjonction d’un produit perçu comme moins bien équipé « offensivement » et d’une organisation des ventes militaires moins performante, qui a entraîné la perte (momentanée ?) du contrat pour les équipes françaises, face à un « adversaire-allié » peu enclin à laisser une influence « extérieure » se développer dans la zone Méditerranée-orientale.

In fine et de fait, la posture française de conquête et de diplomatie commerciale dans les grands contrats militaires doit trouver une voie médiane entre des approches très pragmatiques, décorrélées des dimensions politiques, comme celles de l’Italie ou de l’Allemagne, et celle plus proche des pratiques actuelles menée par les Etats Unis, mais avec des moyens et une cohérence dans l’organisation bien plus conséquente.

A cet effet, coordonner plus finement les efforts de la diplomatie traditionnelle (Quai d’Orsay, avec des postures parfois péremptoires et nuisibles commercialement à moyen terme) et ceux du ministère de la défense et des industriels concernés s’avère indispensable, pour tenir une place de troisième exportateur mondial, derrière les Etats-Unis et la Russie [viii]. Ces enjeux d’exportation montrent surtout leur importance, si l’objectif est de conforter à moyen terme une politique industrielle fondée sur le principe d’équipements de défense à valorisation positive. Un prix lourd à payer pour conserver une capacité propre au sein d’une Europe inféodée aux objectifs stratégiques et industriels américains[ix].

 

Michel Sapina
Auditeur de la 35ème promotion MSIE

 

[i] Mer et Marine 16-11-2020, concernant la FREMM, un bateau aux capacités certes exceptionnelles, mais qui est aussi complexe et très exigeant, notamment en matière de ressources humaines, avec des équipages extrêmement réduits et très « techniques ».

[ii] Selon Meta Défense (5-11-2020), le coût total de la commande de 2 frégates FDI au format avancé demandé par les Grecs et intégrant 24 missiles Aster-30 et 8 Missiles de croisière navals et l’ajout d’un système Phalanx s’élevait pour finir à 2.8 Mds€, en dehors du budget initial, mais pouvant être ramené à 2Mds€ en le ramenant au format adopté par la marine nationale. Le coût total pour 4 navires, dont 3 fabriqués en Grèce atteindrait 4.3 à 4.4 Mds€.

[iii] Meta Défense, 13-09-2020.

[iv] La Tribune 16 Juillet 2020 (article M. Cabirol).

[v] Le besoin de redoter correctement l’US Navy de capacités antis sous-marines a conduit d’ailleurs à la sélection de plans franco-italiens FREMM (Frégates Multi-Missions) pour façonner les frégates FFGX. Plans élaborés par Fincantieri, dont le chantier Marinette, situé aux USA fabrique par ailleurs les LCS de classe Freedom.

[vi] Meta Défense 17-12-2020.

[vii] Meta Défense, 16-12-2020.

[viii] L’Express / SIPRI (09-03-2020).

[ix] Meta-défense 26-11-2020.

 

Sources : Naval News, Meta Défense, DSI international, DSI hors-série n°74, USNI, La Tribune