Interview CH Frankfurter 2023

Guerre en Ukraine : L'Europe doit penser la guerre hybride

Extraits de l’interview de Christian Harbulot publié par le journal allemand Frankfurter Rundschau. L'entretien a été réalisé par Stefan Brändle lors de sa visite à l'Ecole de Guerre Economique.

Frankfurter Rundschau : Les services secrets allemands n'ont-ils pas été aveugles pendant des années au fait que Moscou a finalement utilisé les livraisons d'énergie comme une arme ?

Christian Harbulot : Je parlerais moins d'aveuglement que d'opportunisme. Pendant des années, l'économie allemande a profité de prix du gaz très intéressants. En revanche, Berlin a fermé les yeux sur les aspects géopolitiques, notamment le rapport de force entre Russes et Allemands.

FR : L'économie russe souffre-t-elle de la pression occidentale et des sanctions ?
CH : C'est une question centrale. En achetant moins de gaz russe, l'Occident affaiblit sans aucun doute le régime de Poutine. Mais Moscou trouve de nouveaux clients en Asie, ce qui réduit la pression occidentale. Mais surtout, l'Occident passe à côté de l'essentiel : Le secteur militaro-industriel russe, principal outil de l'impérialisme russe, préserve sa force. Même sous Vladimir Poutine.
Il a réformé de fond en comble l'armée et le secteur de l'armement de son pays. Pour l'école de pensée américaine, la Russie n'est qu'une nation industrielle délabrée avec un faible produit intérieur brut. Mais ce n'est qu'une demi-vérité dans cette guerre. Le complexe militaro-industriel reste solide. Et ce notamment grâce à des années d'espionnage - voire de pillage - des technologies occidentales.

FR : Du pillage, dites-vous ?
CH : Oui, bien sûr. En Occident, on n'est pas assez conscient de l'ampleur de cet espionnage industriel, qui a été et restera probablement toujours aussi important. A Paris, on ne s'est réveillé qu'une seule fois, lorsque les services secrets français (DST) ont démasqué un agent soviétique dans l'affaire dite Farewell et trouvé chez lui des dizaines de milliers de documents sensibles. Hormis ces cas exceptionnels, l'Occident n'a même pas remarqué à quel point son industrie militaire avait été massivement pillée.

FR : Les sanctions peuvent-elles influencer le cours de la guerre ?
CH : Tant que nous nous trouvons au niveau d'une guerre classique, ces sanctions ne servent pas à grand-chose. Il en irait autrement si des technologies de pointe devaient être utilisées, par exemple dans le domaine des missiles. L'armée russe a des lacunes dans ce domaine. Mais pour l'instant, c'est plutôt la masse qui compte. Les Russes mobilisent des soldats et du vieux matériel, en acceptant des pertes énormes. Les sanctions ne peuvent pas empêcher cela.

FR : L'Ukraine reçoit de précieuses informations de la part des services de renseignement américains et britanniques. Cela peut-il être décisif pour la guerre ?
CH : Dans la première phase de la guerre, cette avance a été très utile aux Ukrainiens : ils ont ainsi déjoué l'attaque éclair russe sur Kiev. La question est toutefois de savoir si l'aide des services de renseignement anglo-saxons sera aussi efficace dans la deuxième phase de la guerre, lorsqu'un nouveau rouleau compresseur russe déferlera sur l'Ukraine. Même si les Russes ont agi en dilettante au début, ils ont prouvé dans l'histoire qu'ils étaient capables d'apprendre de leurs erreurs alors qu'une guerre était encore en cours. Ce fut le cas après la guerre russo-japonaise de 1904 et également lors de la Seconde Guerre mondiale.

FR : Guerre d'Ukraine : l'Occident a du retard à rattraper en matière de guerre de l'information et de propagande ?
CH : En matière de désinformation et de propagande, la Russie a également une longue tradition ...

Poutine mène une guerre hybride - militaire contre l'Ukraine, propagandiste contre l'Occident. Moscou suggère par tous les moyens que les Américains profitent de la guerre sur le plan économique et que l'Europe est en revanche affaiblie. C'est censé diviser l'Occident. Et manifestement, l'Occident ne trouve pas de réponse. Même sur les crimes de guerre russes, le monde démocratique ne lance pas de campagne d'information durable et internationale.
Pourtant, ces actes sont prouvés et documentés. Il y a quelque chose que je ne comprends pas : pourquoi l'Occident n'exploite-t-il pas les crimes de guerre de Poutine ? Car, finalement, ces méfaits deviennent un non-événement pour l’opinion publique internationale, ou du moins sont remis en question. Cela ne profite qu'aux intérêts russes.

FR : Ukraine : les Etats-Unis et l'Europe se limitent aux aspects militaires de la guerre hybride. En Afrique, en Amérique du Sud et en Asie, on agite aujourd'hui des drapeaux poutiniens.
CH : C'est aussi la faute des Américains. Leurs médias, leurs services de renseignement et leurs faiseurs d'opinion se limitent à l'aspect militaire en Ukraine. Là où ils sont directement attaqués par la désinformation russe, ils ne contre-attaquent pas suffisamment.

FR : Dans la région du Sahel aussi, l'opinion publique se tourne vers la Russie, même vers ses mercenaires "Wagner". Paris n'a rien à opposer ?
CH : Je doute que l’ensemble du monde militaire occidental ait compris ce que signifie mener une guerre hybride. La plupart des états-majors des pays occidentaux se limitent à leurs tâches militaires classiques. Ils ne maîtrisent pas la contre-propagande ou les cyberattaques. La France perd ainsi des pays comme le Mali, le Burkina Faso. C'est grave.

FR : Guerre d'Ukraine : l'Occident ne sait pas faire les guerres hybrides. Où se situe le problème ?
CH : Dans de nombreuses armées occidentales, l'encadrement militaire intermédiaire - jusqu'au niveau du régiment - est incapable de mener une guerre hybride. Israël a commis la même erreur contre les milices du Hezbollah lors de la guerre du Liban en 2006 : Tsahal (l'armée israélienne, ndlr) leur était certes supérieure sur le plan militaire, mais elle a perdu la guerre de l'information contre le Hezbollah. Depuis, les Israéliens ont beaucoup appris. Contrairement à nous en Occident.

FR : La France a tout de même mis un terme à des chaînes comme "Russia Today" et "Sputnik".
CH : Ces interdictions ont surtout eu pour conséquence que la désinformation russe se déplace encore plus vers les médias sociaux. Personne ou presque ne s'y oppose. A Paris, la doctrine désastreuse selon laquelle une guerre d'information et de propagande ne peut être que défensive prévaut. Pourtant, on ne peut gagner de tels engagements que s'ils sont menés de manière offensive.

FR : Guerre en Ukraine : l'Europe a besoin de solutions créatives. Que devrait faire l'Occident ?
CH : Tout d'abord, les Européens doivent se concerter en interne et se mettre d'accord sur des solutions créatives. Pour cela, ils devraient faire preuve de beaucoup de flexibilité et d'agilité. Je crains que des instances lourdes comme l'OTAN ou la concertation franco-allemande ne soient d'aucun secours. Elles pensent de manière trop traditionnelle et n'ont pas compris l'importance de la communication.

FR : Un peu plus concrètement : Les pays occidentaux devraient-ils former une armée de hackers ?
CH : Je ne veux pas me prononcer sur les méthodes, nos « amis russes » écoutent ou lisent. Mais ce que je peux dire, c'est que nous avons besoin de personnes en Allemagne, en France ou en Italie qui soient prêtes à "penser" une guerre hybride. Ce ne sont pas forcément des Américains ou des Britanniques ; ils n'ont pas les mêmes objectifs ni les mêmes intérêts.

L'intégralité de l'article (en allemand) :
https://www.fr.de/politik/europa-muss-den-hybriden-krieg-denken-92110698.html