Chine conquérante : l’encerclement par la dépendance dans l'industrie automobile
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La Chine a pris l’ascendant dans la “guerre de la mobilité”. Elle contrôle les métaux, les batteries, une part croissante des normes techniques et la couche logicielle des véhicules. Les États-Unis relocalisent à coups de subventions. L’Europe riposte par la règle. Le rapport de force ne se joue plus seulement sur les chaînes d’assemblage, mais sur la capacité à fixer le tempo industriel, les standards et les dépendances de demain.
L’Occident à la remorque de la Chine : la guerre automobile qui redessine le pouvoir industriel
La bataille est engagée. La Chine dicte le rythme de l’électrification. Elle impose ses standards. Elle verrouille les ressources critiques. États-Unis et Europe suivent, chacun à leur manière, mais tard. L’argument central est simple : le centre de gravité de la puissance automobile s’est déplacé. Il ne se mesure plus au prestige des marques, mais au contrôle de la chaîne des batteries, des normes et des données. Celui qui tient ces trois leviers gouverne la mobilité du XXIᵉ siècle.
Le basculement industriel
En vingt ans, Pékin a fait du véhicule électrique une priorité stratégique. Subventions massives. Quotas. Soutien à la R&D. Écosystèmes régionaux dédiés. L’État a piloté l’intégration verticale, de la mine au logiciel embarqué. Selon l’Information Technology & Innovation Foundation (ITIF), la Chine a injecté plus de 230 milliards de dollars de subventions publiques entre 2009 et 2023 pour soutenir ses champions nationaux, dans le cadre d’une stratégie industrielle pensée comme un instrument de puissance nationale. Ce n’est pas un accident de marché, mais un dessin politique confirmé par le plan Made in China 2025 et la planification quinquennale, qui visent la domination des technologies bas-carbone (ITIF, 2023).
La conséquence est visible à l’œil nu sur le premier marché mondial. Les marques occidentales, dominantes hier, sont marginalisées aujourd’hui. BYD, Geely, SAIC, NIO ou XPeng fixent les prix, les cadences et parfois l’esthétique. Elles livrent à bas coût, améliorent vite, occupent les segments que l’Europe a désertés. Surtout, elles redéfinissent la voiture comme service numérique plus que comme produit mécanique. Le Washington Post relevait en 2024 que ces entreprises “ont redessiné la frontière entre la mobilité et la donnée”, tandis que leurs parts de marché explosent : BYD a dépassé Tesla en ventes de véhicules électriques en 2023.
Autre effet majeur : la dépendance. Lithium, nickel, cobalt, graphite. Raffinage, électrodes, cellules. Modules, packs, puis plateformes. Chaque maillon essentiel pointe vers la Chine. D’après le Rocky Mountain Institute (RMI), Pékin contrôle plus de 70 % du raffinage mondial du lithium, 67 % du cobalt et 90 % du graphite, tout en produisant 75 % des batteries lithium-ion mondiales (The EV Battery Supply Chain Explained, RMI, 2024). L’Occident fabrique, souvent, avec des composants chinois. Quand il n’importe pas directement des véhicules.
Ressources : la dissuasion par la chaîne
Le premier levier est brut. La Chine a sécurisé les mines en amont, souvent hors de ses frontières. Elle a investi dans le raffinage et la chimie, là où se forme la valeur stratégique. Elle assemble et recycle. Cette intégration intégrale réduit ses coûts, amortit les chocs logistiques et lui donne un moyen de pression silencieux. Ajuster les flux. Ralentir des livraisons. Redéfinir un standard de cathode. Dans une industrie où le temps vaut autant que l’argent, c’est décisif.
Selon la International Energy Agency (IEA), la Chine représente près de 90 % de la capacité mondiale installée de matériaux d’anodes actives et plus de 97 % pour les matériaux d’anodes en 2024 (Global EV Outlook 2024). Cette suprématie n’est pas issue d’une rente géologique : elle résulte d’une politique d’investissements extérieurs systématique. Le Financial Times, s’appuyant sur les données d’AidData, montre que Pékin a financé pour 57 milliards de dollars de projets miniers entre 2000 et 2021, en Afrique et en Amérique latine, pour sécuriser cuivre, cobalt et lithium. Le Center for Strategic & International Studies (CSIS) souligne que cette domination sur les matériaux actifs (anodes, cathodes, électrolytes) constitue désormais un instrument de puissance industrielle.
Cette mainmise renchérit l’accès aux matériaux pour les concurrents et oriente la technologie. La montée en puissance des batteries LFP (lithium fer phosphate), moins coûteuses et plus sûres, découle autant d’un choix industriel chinois que d’une innovation scientifique, note la Oxford Institute for Energy Studies (OIES). La géologie a été politisée : le métal est devenu variable de politique industrielle.
Normes : la souveraineté par le standard
Le second levier est plus discret, mais tout aussi structurant. Les batailles se gagnent en comités : formats de batteries, protocoles de recharge, architectures 800 V, interopérabilités logicielles. La Chine avance ses pions. Elle exporte des voitures, mais surtout des schémas techniques. L’adoption de ses standards, de fait, oblige les marchés à s’aligner. Chaque borne, chaque atelier, chaque fournisseur se reconfigure. Changer la norme, c’est changer le monde réel.
Selon un rapport de HSBC Global Research (2024), les véhicules chinois sont désormais “rolling smartphones on wheels” : ils intègrent connectivité, cloud et systèmes d’exploitation domestiques. En imposant ses standards (batteries LFP, connectivité 5G embarquée, architecture logicielle propre), la Chine exporte ses formats technologiques autant que ses produits. L’Agence internationale de l’énergie (IEA) observe que la généralisation du LFP, autrefois marginale, est devenue un standard mondial grâce à la diffusion des modèles chinois (Trends in Electric Vehicle Batteries, 2024).
Cette diffusion normative se double d’une stratégie d’influence dans les organismes internationaux. La participation chinoise aux groupes ISO et IEC liés à la mobilité électrique a plus que doublé depuis 2018 (CEPII, Policy Brief 2023). Pendant que les États-Unis et l’Europe réagissent ; droits de douane, enquêtes anti-subventions, labels verts, crédits d’impôt ; Pékin définit la norme avant les autres. Or une norme sans base productive devient défensive, pas directive.
Données : la conquête par l’infrastructure logicielle
Troisième levier, le plus neuf. La voiture connectée émet en continu : télémétrie, habitudes de conduite, cartographie fine des flux. Le véhicule devient terminal numérique. Les constructeurs chinois intègrent leur propre système d’exploitation (OS), leurs clouds et leurs couches d’intelligence artificielle. Ils n’achètent plus seulement du logiciel. Ils possèdent l’infrastructure. Les données suivent.
HSBC note que les groupes comme BYD, Huawei, Xiaomi et Tencent fusionnent les fonctions de mobilité et de service numérique. Le Mercator Institute for China Studies (MERICS) parle de “AI on wheels” : une hybridation entre hardware et IA qui permet à la Chine de devancer les constructeurs occidentaux en innovation embarquée (MERICS, 2024). Ces véhicules connectés alimentent des serveurs nationaux, renforçant l’autonomie numérique chinoise. La voiture devient instrument de captation de donnée souveraine.
Ce pouvoir informationnel ouvre deux horizons. D’abord, une rente de service : maintenance prédictive, assurances dynamiques, écosystèmes d’applications. Ensuite, un avantage stratégique : connaissance fine des usages, des réseaux, des comportements. Dans un monde de villes intelligentes et de réseaux électriques tendus, la donnée de mobilité devient capitale économique et géopolitique. La Chine bâtit une sphère fermée, de plus en plus étanche aux plateformes occidentales, tandis que l’Europe reste dépendante du cloud américain et du hardware chinois.
La riposte américaine ; l’argent comme accélérateur
Washington a choisi la guerre budgétaire. L’Inflation Reduction Act (IRA), promulgué en 2022, mobilise plus de 400 milliards de dollars sur dix ans pour reconstituer une filière industrielle domestique (Carnegie Endowment for International Peace, 2023). Subventions à l’implantation d’usines, crédits d’impôt pour les achats, conditions d’éligibilité favorisant les partenaires nord-américains. L’objectif : relocaliser la chaîne complète du véhicule électrique.
Cette politique produit des effets visibles : construction d’usines de batteries (GM, Ford, Panasonic), réinvestissements dans le Midwest, alliances minières avec le Canada et l’Australie. Mais la dépendance structurelle demeure. Le RMI estime qu’en 2024, plus de 70 % des composants essentiels des batteries américaines proviennent encore d’acteurs chinois. Les États-Unis reconstruisent à coups de subventions ce que la Chine a bâti par planification.
L’Europe ; puissance de règles, faiblesse d’usines
Bruxelles tient le langage de la norme. Green Deal, Critical Raw Materials Act, Net Zero Industry Act : autant d’outils juridiques pour sécuriser les approvisionnements et encourager la production locale. Le CEPII montre cependant que plus de 60 % des composants automobiles européens proviennent de fournisseurs extra-UE, majoritairement chinois (CEPII Policy Brief, 2024). Les “gigafactories” européennes (Northvolt, ACC) dépendent encore de technologies asiatiques.
Les stratégies nationales divergent. Berlin protège son industrie, Paris subventionne, Rome hésite. Le continent régule un rapport de force qu’il ne produit plus. Il agit par le droit là où la Chine agit par l’usine. Et dans cette asymétrie, la norme devient bouclier plutôt qu’arme.
Qui fixe les règles ?
La réponse tient en trois mots : initiative, temps, standard. La Chine a l’initiative. Elle planifie long. Elle fixe les standards en amont. Elle agit avant la demande mondiale, parfois en la créant. Les États-Unis ont la masse financière et l’écosystème technologique pour réagir, s’ils maintiennent la cohérence fédérale. L’Europe reste un arbitre normatif : puissante sur le papier, fragile dans l’atelier.
Le cœur de la bataille n’est pas la quantité de voitures livrées, mais la maîtrise des temporalités industrielles. Qui impose la cadence d’innovation. Qui verrouille les choix techniques irréversibles.
Dans ce jeu, celui qui écrit la norme gagne deux fois : il vend aujourd’hui et empêche l’autre d’innover demain à moindre coût.
Une mondialisation en blocs
La mobilité mondiale se fragmente en sphères d’influence. Une sphère chinoise, adossée à la Belt and Road Initiative, où convergent flux physiques et normes techniques. Un bloc américano-allié centré sur la relocalisation verte. Entre les deux, des États charnières ; Inde, Indonésie, Brésil ; qui deviennent terrains de bataille industrielle.
Cette dynamique fait émerger un risque de balkanisation technologique : protocoles de recharge incompatibles, logiciels fermés, données disjointes. La voiture redevient un marqueur de bloc, comme jadis l’acier ou l’aéronautique. Le libre-échange cède la place à la guerre des standards.
L’Europe à la croisée des chemins
Le dilemme est tranchant : devenir le satellite d’une chaîne chinoise, ou réapprendre la politique industrielle. La première option assure des véhicules abordables, mais crée une dépendance lourde. La seconde exige argent public, risque politique et patience. Elle suppose de choisir des champions et d’accepter des coûts élevés. Trois variables seront décisives : vitesse des déploiements industriels, autonomie en matières critiques, cohérence politique. Faute de quoi, l’Europe restera puissance de consommation régulée, non de production.
Les limites du tout-électrique
La promesse d’un “tout électrique” se heurte à ses propres limites. Porsche, symbole de la transition haut de gamme, vient d’en faire l’expérience : ventes décevantes, pertes opérationnelles record, recentrage vers l’hybride après avoir visé le 100 % électrique. D’autres constructeurs suivent, freinés par une demande moins forte que prévu et par des coûts de production élevés. Au-delà du marché, la contrainte est physique. Une voiture électrique requiert six fois plus de métaux qu’un modèle thermique. L’experte Aurore Stéphant rappelle qu’un remplacement intégral du parc mondial supposerait une explosion de l’extraction minière, avec des conséquences écologiques et sociales majeures. L’électrification totale apparaît donc moins comme une solution universelle que comme une transition partielle, dont les coûts réels — industriels, énergétiques et géologiques — restent à assumer.
Ce que révèle la guerre de l’automobile
L’automobile n’est qu’un laboratoire. Énergie, données, normes : même triptyque dans l’intelligence artificielle, les semi-conducteurs ou la santé. La Chine avance avec la cohérence d’un État-stratège. Les États-Unis, avec la puissance d’un capitalisme d’ingénierie soutenu par l’État. L’Europe, avec la vertu normative sans l’appareil industriel correspondant.
La norme suit l’usine. Elle ne la remplace pas. Le droit protège. Il ne bâtit pas. La souveraineté, ici, se mesure en tonnes de lithium, en cathodes maîtrisées, en OS embarqués, en réseaux de recharge interopérables. Tout le reste est littérature.
Le centre de la puissance automobile a changé de mains parce que la Chine a pris d’assaut les trois étages du pouvoir industriel : la matière, la règle, le code. Les États-Unis peuvent remonter la pente en finançant vite et en décidant longtemps. L’Europe devra choisir entre arbitrer et produire. Dans cette guerre, celui qui fixe les standards impose l’Histoire.
Augustin Pont (SIE29 de l’Ecole de Guerre Economique)
Sources
Carnegie Endowment for International Peace
Information Technology and Innovation Foundation
Rocky Mountain Institute
https://rmi.org/the-ev-battery-supply-chain-explained/
HSBC Global Research
Automobility Ltd. (Russo, B.)
Financial Times
https://www.ft.com/content/989cc0fa-8ec3-41fe-ae06-ce3089d8ba72
Le Monde.
Stéphant, A. Les métaux du véhicule électrique
https://www.systext.org/node/1568
