Confrontation informationnelle entre Qualcomm et Apple sur la course aux modems 5G
Une série de batailles judiciaires éclate ainsi vers 2017, Apple contestant le modèle économique de licence de Qualcomm et Qualcomm poursuivant Apple pour violation de brevets. Le conflit culmine en avril 2019 par un accord mondial : abandon de toutes les poursuites et signature d’un contrat de licence de six ans (jusqu’en 2025) extensible deux années supplémentaires, accompagné d’un accord d’approvisionnement en chipsets.
Apple et Qualcomm s’affrontent donc aujourd’hui sur le terrain de la technologie des modems 5G. Alors qu’Apple vise l’indépendance en développant son propre modem, Qualcomm entend préserver sa position dominante. Cette rivalité s’est intensifiée entre 2022 et 2024 par une guerre informationnelle où les deux acteurs ont utilisé diverses stratégies d’influence, de communication et de désinformation pour asseoir leur position. Cet article propose une analyse chronologique de cette guerre informationnelle, identifiant les stratégies mises en place, leur efficacité et leurs conséquences économiques, technologiques et réglementaires.
Apple affiche publiquement sa volonté d’indépendance
En février 2022, Apple annonce officiellement son intention d’intégrer ses propres modems 5G à partir de 2023, rompant ainsi publiquement avec la logique de dépendance vis-à-vis de Qualcomm. Cette prise de position s’inscrit dans une stratégie plus large d’intégration verticale, débutée dès les années 2010 avec l'internalisation de composants stratégiques (puces maison, architecture logicielle, batteries). Dans un contexte global de tensions sur les chaînes d’approvisionnement, cette posture vise à renforcer la résilience industrielle d’Apple. Ce mouvement est également conforme à une tendance structurelle chez les grandes entreprises technologiques : réduire la dépendance vis-à-vis des fournisseurs critiques afin de maîtriser les coûts, protéger les secrets industriels et garantir une cohérence système optimale entre matériel et logiciel.
La stratégie d’Apple repose sur un triple levier : une communication institutionnelle ciblée, des relais d’opinion soigneusement choisis, et une instrumentalisation des attentes boursières. Dès mars 2022, des analystes de Morgan Stanley, JP Morgan ou Barclays publient des rapports prévisionnels optimistes sur la capacité d’Apple à intégrer son propre modem. Ces publications ne sont pas neutres : elles influencent directement la valorisation boursière de l’entreprise, mais aussi la perception de ses capacités R&D par ses concurrents, partenaires et régulateurs. Apple utilise ces rapports comme levier de légitimation externe, validant sa stratégie sans engager de preuve technique formelle.
En juillet 2022, Apple intensifie sa communication en engageant une campagne de visibilité dans les médias technologiques spécialisés. Wired, The Verge, TechCrunch ou encore 9to5Mac publient des interviews, articles ou analyses exclusives valorisant l’ambition d’Apple, ses ressources internes, et sa capacité supposée à franchir les barrières technologiques de l’ingénierie modem. Il s’agit, ici, d’une opération de perception visant à installer dans l’imaginaire collectif (investisseur, utilisateur, régulateur) l’idée qu’Apple deviendra, à brève échéance, un concurrent sérieux à Qualcomm.
Le narratif mobilisé repose sur des éléments symboliques forts : indépendance, maîtrise technologique, innovation responsable, souveraineté numérique. Il est construit selon une logique héroïque dans laquelle Apple, malgré les difficultés techniques, poursuit une quête légitime de contrôle stratégique. Ce positionnement est d’autant plus crucial qu’il prépare la firme à des négociations futures sur la normalisation 6G, où la crédibilité technologique joue un rôle politique fondamental. Enfin, en cultivant l’anticipation d’une rupture technologique, Apple vise aussi à affaiblir la position dominante de Qualcomm dans l’esprit des acteurs institutionnels européens ou américains sensibles aux problématiques de concurrence et d’antitrust.
Qualcomm exploite les premières difficultés d’Apple.
Confronté à cette offensive informationnelle, Qualcomm déploie une contre-stratégie subtile mais méthodique. L’entreprise mobilise son écosystème d’influence, composé d’analystes financiers, de journalistes techniques et de partenaires industriels pour instaurer un doute systémique sur la faisabilité du projet Apple. Dès juin 2022, plusieurs articles paraissent dans Bloomberg, Reuters et Digitimes, relayant des informations techniques anonymes, mais crédibles, sur les obstacles rencontrés par Apple : incohérences thermiques, instabilité réseau, difficultés d’intégration logicielle. Ces « fuites contrôlées » jouent un rôle crucial dans l’économie de l’attention : elles altèrent la cohérence du narratif Apple sans que Qualcomm ne s’expose directement à une accusation de sabotage ou de guerre médiatique frontale.
Cette stratégie de délégitimation indirecte repose sur une temporalité fine. Les révélations interviennent à des moments clés (veille de résultats financiers, conférences techniques) afin de maximiser leur visibilité et leur impact. L’objectif n’est pas d’accuser Apple d’échec, mais de le faire apparaître comme technologiquement immature, en retard sur ses ambitions, incapable de répondre aux standards industriels. L’effet recherché est double : freiner la montée en puissance d’indépendance d’Apple, et maintenir la perception de Qualcomm comme seul garant de performance et de fiabilité dans les modems 5G.
Parallèlement, Qualcomm accentue la visibilité de ses propres innovations. En août 2022, elle organise plusieurs communications publiques autour des modems Snapdragon X65 et X70. Les spécificités techniques sont mises en avant : support multi-bandes, efficacité énergétique, compatibilité globale avec les standards opérateurs. L’argumentaire technique est renforcé par des démonstrations dans des salons professionnels (IFA Berlin, MWC Americas) et relayé par des tests indépendants. Cette mise en scène technologique vise à consolider l’idée que les solutions Qualcomm sont non seulement dominantes, mais inégalables.
Enfin, Qualcomm met en place une communication marketing ciblée à destination des utilisateurs finaux : stabilité réseau, fiabilité de connexion, vitesse réelle sur le terrain. Ces éléments renforcent la confiance des partenaires OEM (Samsung, OnePlus, Xiaomi), qui hésiteraient à migrer vers des solutions alternatives encore non éprouvées. La stratégie est donc triple : affaiblir l’adversaire par le doute, renforcer sa légitimité par l’expertise, et verrouiller le marché par la confiance opérateur/utilisateur.
Fin 2022 : Qualcomm sécurise son rôle stratégique
Cette fin d’année marque un tournant décisif dans le bras de fer informationnel. Lors du Qualcomm Investor Day de novembre, l’entreprise annonce que les modems Snapdragon équiperont toujours les futurs iPhones 15, déjouant ainsi les projections antérieures d’une substitution par des puces Apple. Cette annonce, bien qu'attendue par certains analystes, produit un effet de stabilisation du statu quo technologique dans l’imaginaire des marchés. En apparaissant comme l’unique solution viable, Qualcomm reconstruit l’asymétrie informationnelle en sa faveur et verrouille symboliquement son rôle de fournisseur incontournable.
Le caractère public de cette déclaration est essentiel : elle constitue un acte de renormalisation de la dépendance, en contradiction avec la communication disruptive qu’Apple avait tenté de déployer en début d’année. Ce décalage est habilement exploité par Qualcomm, qui diffuse en décembre plusieurs communications à destination des investisseurs, soulignant la confiance renouvelée de ses partenaires OEM. Les médias spécialisés relaient largement ces signaux, accentuant l'idée selon laquelle la technologie modem reste dominée par Qualcomm, en termes de performance, de fiabilité et de roadmap industrielle.
À travers cette annonce, Qualcomm reprend la main sur la temporalité stratégique. Elle décide du moment de révéler le maintien de sa relation contractuelle avec Apple, transformant ainsi une continuité technique en victoire symbolique. Ce renversement de perception est l’un des marqueurs les plus significatifs de la séquence 2022 : l’acteur dominant ne cherche pas tant à innover qu’à contrôler le rythme de l’innovation perçue. Apple, de son côté, est contraint à un silence tactique. En l’absence de produit tangible, toute contre-attaque informationnelle aurait été perçue comme défensive voir spéculative.
Sur le plan de la communication institutionnelle, Qualcomm orchestre une série de publications et de prises de parole dans les semaines suivant l’Investor Day. Les rapports trimestriels insistent sur la solidité des partenariats, la maturité des chaînes d’approvisionnement, et la rentabilité stable de la division modem. Ces éléments sont repris dans les analyses de Bloomberg, CNBC et MarketWatch. Par effet miroir, Apple subit une érosion de son capital narratif sur ce segment, son silence étant interprété non comme prudence stratégique, mais comme aveu implicite de retard technique.
En synthèse, cette sous-partie illustre comment Qualcomm, par un savant usage du discours financier et de la gestion du tempo, est parvenu à rétablir une image de stabilité hégémonique. Cette manœuvre, fondée sur une logique de saturation de l’espace médiatique, a permis d’ancrer durablement l’idée d’une dépendance prolongée d’Apple — contredisant ainsi les ambitions annoncées et retardant l’émergence d’une alternative crédible dans la filière modem.
Apple retarde ses objectifs et ajuste sa communication
L’année 2023 commence pour Apple par un ajustement progressif de son narratif stratégique, motivé par des impératifs de gestion d’image et la nécessité d’atténuer les effets des retards accumulés dans son programme modem. Dès mars, un glissement est perceptible dans les éléments de langage utilisés par les représentants de la firme. Là où la communication de 2022 évoquait l’indépendance technologique comme objectif immédiat, celle de 2023 s’oriente vers un discours de long terme, ancré dans la complexité du développement d’architectures modem performantes et compatibles avec les standards mondiaux.
Ce changement n’est pas anodin : il s’inscrit dans une logique de gestion des attentes des investisseurs et d’absorption du choc de réputation consécutif aux annonces de Qualcomm. Apple adopte alors une approche de communication de crise : elle évite les démentis frontaux, préfère insister sur les progrès réalisés en interne, tout en déplaçant l’attention vers d’autres segments d’innovation (notamment les puces M3, l’IA embarquée, ou encore la durabilité énergétique des produits). Il s’agit de restaurer une image de maîtrise globale tout en dépriorisant publiquement le segment où la firme est vulnérable.
En avril, Apple introduit l’idée d’un déploiement progressif de son modem, qui pourrait être réservé dans un premier temps à des appareils d’entrée ou milieu de gamme, ou à des marchés secondaires. Cette posture tactique permet d’éviter la confrontation directe avec les performances des modems Qualcomm sur le haut de gamme, tout en conservant un cap stratégique. En creux, cette déclaration reflète l’écart entre les ambitions de souveraineté technologique et les capacités industrielles effectives de Cupertino, un sujet peu discuté publiquement mais bien réel dans les arènes spécialisées.
Durant l’été, des publications dans des médias spécialisés (Nikkei Asia, Bloomberg Tech, The Information) signalent de nouvelles difficultés : dissipation thermique insuffisante, instabilités de signal, problématiques de certification avec les opérateurs américains. Ces fuites fragilisent le discours d’Apple. Toutefois, la firme reste fidèle à sa culture du secret : aucune déclaration officielle ne vient confirmer ou infirmer ces informations, ce qui crée une zone grise informationnelle. Apple semble alors s’appuyer sur sa réputation globale d’excellence pour contenir les effets réputationnels, stratégie risquée mais cohérente avec sa culture d’entreprise.
Ce jeu d’équilibriste illustre une dynamique fréquente dans les stratégies informationnelles d’acteurs technologiques : l’alternance entre narratifs d’ambition et silences tactiques. Apple tente ici de gérer un déficit d’exécution par une maîtrise de la perception. En parallèle, elle consolide ses équipes internes, renforce ses recrutements dans les pôles R&D de San Diego, Munich et Haïfa, et accélère les dépôts de brevets, autant de signaux faibles utilisés pour maintenir la crédibilité de sa trajectoire industrielle sans exposition médiatique directe.
Qualcomm annonce la prolongation de son contrat avec Apple
En septembre 2023, Qualcomm annonce officiellement la reconduction de son contrat de fourniture de modems à Apple jusqu’en 2026. Ce prolongement constitue une double victoire : commerciale bien sûr, mais surtout informationnelle. Cette annonce est diffusée dans un timing calculé, à la veille des premiers tests des iPhones 15 par les médias, garantissant un impact maximal sur l’espace médiatique et les marchés. Elle confère à Qualcomm un statut d’acteur dominant non seulement par la technologie, mais par la stabilité stratégique qu’il incarne aux yeux des investisseurs.
La communication entourant cette annonce est habilement conçue. Qualcomm ne se contente pas de présenter un fait : elle l’entoure d’un récit valorisant sa fiabilité, sa capacité à tenir les délais, à garantir des performances homogènes à l’échelle mondiale. En parallèle, elle projette sa roadmap technologique sur la 6G, donnant ainsi l’image d’un acteur qui maîtrise à la fois le présent et l’avenir. Ce cadrage narratif permet à Qualcomm de sortir de la seule logique contractuelle pour entrer dans une logique d’influence systémique.
En réponse, Apple ne communique pas, ce qui amplifie encore le contraste : silence vs discours structuré, doute vs projection. Dans les cercles des experts technologique, cette situation est largement commentée. De nombreux analystes y voient le symptôme d’un échec stratégique temporaire pour Apple, voire d’un recalibrage en profondeur de ses ambitions internes. Cette perception influence la valorisation boursière des deux entreprises : Qualcomm bénéficie d’un regain de confiance, tandis qu’Apple voit ses marges d’interprétation se réduire dans les évaluations sectorielles.
Le rôle des analystes devient ici central. Les grandes maisons d’investissement publient à cette époque une série de rapports réévaluant la dynamique concurrentielle dans le secteur des modems. Morgan Stanley, UBS, Barclays et d’autres réaffirment la dominance technique de Qualcomm, soulignant sa capacité à répondre aux exigences des constructeurs et des opérateurs mondiaux. Cette production analytique, en grande partie nourrie par les éléments de langage de Qualcomm, participe à la consolidation d’un consensus narratif pro-Qualcomm dans les milieux financiers.
Enfin, Qualcomm profite de cette séquence pour verrouiller ses relations avec d’autres clients stratégiques. Des accords renforcés sont annoncés avec Samsung, Lenovo et d’autres OEM, montrant que la firme n’est pas seulement dépendante d’Apple, mais qu’elle détient une part structurelle de la chaîne de valeur mondiale. Cela contribue à repositionner Qualcomm non plus comme un simple fournisseur de composants, mais comme une plateforme d’infrastructure technologique : un statut hautement stratégique dans le contexte géopolitique de fragmentation des chaînes d’approvisionnement.
Analyse des techniques de "guerre cognitive" utilisées
L’année 2023 se distingue par l’usage magistral des outils classiques de guerre informationnelle par Qualcomm. L’entreprise démontre une capacité fine à synchroniser ses annonces techniques, financières et stratégiques avec les attentes médiatiques et boursières. Cette orchestration informationnelle repose sur trois piliers : le contrôle de la temporalité, la segmentation des narratifs, et la légitimation via tiers de confiance.
Premièrement, Qualcomm maîtrise le tempo médiatique. Chaque annonce publique — lancement de modem, extension de contrat, participation à un consortium — est programmée pour maximiser son écho : veille de grands salons technologiques, en parallèle de publications de résultats, ou juste avant des moments clés pour Apple. Cette logique d’occupation temporelle de l’espace médiatique permet de définir l’agenda, empêchant Apple de reprendre l’initiative.
Deuxièmement, la firme segmente intelligemment ses narratifs. À destination des ingénieurs et professionnels du secteur, elle développe un discours technique détaillé, nourri de chiffres, benchmarks et projections d’évolution. Pour les marchés financiers, elle mobilise un langage de stabilité, de croissance prévisible et de solidité contractuelle. Pour le grand public, via les médias tech, elle valorise l’expérience utilisateur et la compatibilité réseau. Cette triple segmentation permet de toucher chaque segment d’audience avec le bon niveau de complexité et d’émotion, renforçant la cohérence globale de l’image projetée.
Enfin, Qualcomm s’appuie sur un écosystème de validation externe : analystes, cabinets de conseil technologique, « think tanks » industriels, influenceurs tech. En amont de ses annonces, elle nourrit ces relais avec des données exclusives, des accès anticipés ou des présentations confidentielles. Ces acteurs, perçus comme neutres ou indépendants, valident ensuite les positions de Qualcomm dans leurs productions, leur conférant une légitimité accrue. Ce mécanisme de rétroaction informationnelle, où l’entreprise alimente ses propres relais de légitimation, est une arme puissante dans une logique de guerre d’influence.
Dans l’ensemble, la stratégie de Qualcomm en 2023 ne repose pas sur des innovations de rupture, mais sur une intelligence situationnelle élevée, un usage stratégique du discours, et une capacité à transformer une relation de dépendance commerciale en levier de domination cognitive sur ses partenaires, ses concurrents et les écosystèmes normatifs.
Qualcomm consolide son leadership
L’année 2024 ne constitue pas un simple prolongement de la domination de Qualcomm : elle en marque la consolidation par des mécanismes d’influence plus sophistiqués, où la communication technologique se double d’une diplomatie normative proactive. La firme adopte une posture multidimensionnelle : tout en maintenant un discours de leadership sur la 5G, elle prépare activement l’architecture discursive et technique de la prochaine norme industrielle, la 6G.
Sur le plan technique, Qualcomm continue de valoriser ses produits Snapdragon, notamment la série X75, en insistant sur des éléments tangibles comme la compatibilité avec les dernières bandes mmWave, les gains énergétiques, et la latence réduite. Ces innovations incrémentales sont régulièrement mises en scène dans des événements internationaux (CES, MWC, 5G World Summit), où Qualcomm bénéficie d’une forte présence institutionnelle. Toutefois, le vrai tournant est ailleurs : dans son repositionnement en acteur structurant des discussions sur la standardisation 6G.
Qualcomm s’engage activement au sein de la Next G Alliance, mais aussi dans des forums plus discrets comme le 3GPP, l’ETSI ou les groupes de travail du NIST. Dans ces espaces, elle ne se contente pas de défendre ses brevets : elle cherche à orienter les normes elles-mêmes. Elle propose des architectures logiques, des cadres de compatibilité interopérable, et des feuilles de route fonctionnelles. Par cette démarche, Qualcomm s’impose comme une puissance normative, c’est-à-dire un acteur capable de modeler non seulement les produits, mais les règles du jeu technologique.
Cette diplomatie normative s’accompagne d’un travail de fond auprès des institutions américaines, européennes et asiatiques. Qualcomm publie des livres blancs, participe à des consultations publiques sur l’orientation des politiques d’innovation, et propose des scenarii d’évolution technologique dans le cadre des stratégies nationales (notamment aux États-Unis via la NTIA). Elle se positionne ainsi en interlocuteur naturel des régulateurs, anticipant les critiques potentielles liées à sa position dominante.
Parallèlement, Qualcomm renforce sa politique de communication à destination des investisseurs. Lors des publications trimestrielles de résultats, la firme systématise une séquence narrative articulée en trois temps : une performance financière rassurante, des progrès techniques mesurables et enfin son positionnement stratégique sur les futurs standards. Cette trame répétée permet de stabiliser les perceptions, de projeter une image de continuité et d’empêcher l’émergence de signaux faibles contradictoires.
Sur les réseaux sociaux professionnels (notamment LinkedIn), les dirigeants de Qualcomm orchestrent une visibilité calculée : publications, participations à des tables rondes, tribunes. Ces interventions dessinent un récit de long terme : Qualcomm n’est plus seulement un fournisseur de composants, mais un partenaire stratégique pour la souveraineté numérique des États, la cybersécurité, et la transition énergétique des infrastructures de télécommunications.
Enfin, Qualcomm accentue ses efforts dans l’intégration de technologies connexes à la 6G : Edge computing, IA embarquée, IoT industriel. Cette stratégie de diversification fonctionnelle vise à asseoir sa légitimité au sein des chaînes de valeur émergente, tout en verrouillant des positions dans des secteurs adjacents (automobile, défense, santé connectée). Ainsi, l’année 2024 marque une étape de reterritorialisation du leadership Qualcomm, non plus seulement comme leader 5G, mais comme architecte des infrastructures numériques pour l’horizon 2030.
Apple ajuste sa stratégie et prépare son propre modem
Face à la domination renforcée de Qualcomm, Apple ne reste pas en inertie en 2024. Si la firme évite les confrontations informationnelles directes, elle adopte une stratégie résolument discrète mais intensive d’approfondissement de ses capacités internes. Cette année est marquée par un basculement : de la gestation du projet modem vers sa phase de consolidation préindustrielle. Apple adopte une logique de "préparation silencieuse" : pas de communication grand public, mais une série d’actions ciblées visant à affiner, tester et valider ses propres modems, en particulier le modèle interne baptisé C1.
D’un point de vue organisationnel, Apple consolide son écosystème de développement autour de trois hubs : San Diego (centre historique lié au rachat d’Intel), Munich (axé sur les radiofréquences), et Haïfa (spécialisé dans la miniaturisation et la basse consommation). Ces centres sont renforcés par des recrutements ciblés, notamment d’experts en ingénierie RF, protocoles télécom, et test hardware. Apple investit massivement dans des infrastructures de simulation réseau, des bancs de test 5G, et dans des partenariats semi-confidentiels avec certains opérateurs pour tester la compatibilité réseau du C1.
Sur le plan des signaux faibles, plusieurs dépôts de brevets en avril et juin 2024 confirment l’existence d’avancées notables sur la gestion du spectre, l’optimisation énergétique, et la dissipation thermique. Ces brevets, déposés dans des juridictions stratégiques (USPTO, EPO, JPO), ont un double objectif : protéger les développements internes et signaler subtilement la progression du projet aux analystes industriels. En parallèle, des fuites contrôlées dans des médias spécialisés laissent entendre que le modem C1 pourrait équiper certains iPhones dès 2025, notamment dans des marchés secondaires comme l’Inde, le Brésil ou l’Europe de l’Est.
Apple développe également une stratégie de test contrôlé. Des prototypes d’iPhones avec modem C1 étaient déjà en phase de test sous NDA dans certaines filiales Apple et chez des opérateurs partenaires. Cette méthode permet à la firme d’évaluer les performances réelles sans risquer une exposition publique prématurée. L’objectif est clair : garantir que lors du lancement, les performances soient au moins équivalentes à celles des modems Qualcomm, afin de ne pas dégrader l’expérience utilisateur ni l’image de marque.
Enfin, Apple travaille à l’intégration logicielle complète du modem dans son écosystème iOS. Contrairement à Qualcomm, dont les modems doivent s’adapter à plusieurs OS tiers, Apple a la possibilité d’optimiser totalement l’interaction entre matériel et logiciel. Cette approche vise à créer un avantage structurel de long terme : un modem natif, conçu pour interagir nativement avec les couches système d’iOS, offrant potentiellement de meilleures performances, une meilleure sécurité, et une gestion plus fine de l’énergie.
En 2024, Apple semble donc avoir accepté un décalage stratégique : plutôt que de concurrencer immédiatement Qualcomm sur le terrain de la communication, elle concentre ses efforts sur l’obtention d’un produit techniquement viable et durable. Si cette approche fonctionne, le modem C1 pourrait ouvrir une nouvelle phase de guerre informationnelle en 2025, cette fois fondée sur la comparaison produit, les performances et la valorisation industrielle d’un basculement vers l’autonomie.
Confrontation informationnelle
La fin de l’année 2024 consacre donc un glissement significatif de la guerre informationnelle : celle-ci délaisse les terrains médiatiques traditionnels pour se déployer dans les espaces institutionnels de normalisation, de régulation et d’influence intergouvernementale. Qualcomm et Apple, tout en poursuivant leurs efforts respectifs en R&D, investissent désormais la fabrique des normes, c’est-à-dire les lieux où se décident les cadres techniques, juridiques et commerciaux des télécommunications de demain.
Au sein de la Next G Alliance, les deux entreprises défendent des visions divergentes de la 6G. Qualcomm propose une architecture évolutive fortement ancrée sur les acquis de la 5G, valorisant la continuité technologique et l’optimisation de l’existant. Apple, plus discrète mais présente, plaide pour une refonte de certaines couches logiques, une modularité accrue, et une intégration renforcée avec les couches logicielles propriétaires. Derrière ces positions se cachent des intérêts industriels majeurs : imposer sa vision dans les normes, c’est façonner les futurs marchés captifs et verrouiller des rentes technologiques par standardisation.
Parallèlement, les deux groupes intensifient leurs activités de lobbying auprès des institutions américaines (FCC, NTIA), européennes (DG Connect, BEREC) et multilatérales (ITU, GSMA). Ces démarches, quoique moins visibles que les campagnes grand public, ont un impact structurel sur la formulation des politiques d’innovation, les mécanismes d’attribution de spectre, et les règles de concurrence. Les firmes y défendent leurs positions sous couvert de sécurité nationale, de souveraineté numérique, ou d’impératifs de transition énergétique — autant d’éléments qui dépassent le champ purement technologique.
Enfin, cette migration informationnelle vers les institutions transforme aussi la nature des alliances. Qualcomm intensifie ses partenariats avec des firmes de défense, de cybersécurité et des agences fédérales. Apple, de son côté, cultive sa relation avec des ONG, des consortiums de transparence numérique et des régulateurs soucieux de diversité des fournisseurs. La guerre informationnelle devient alors une guerre de coalitions.
Cette évolution ouvre un nouveau cycle stratégique. L’objectif ne sera plus uniquement de gagner des parts de marché, mais de redéfinir les équilibres systémiques de l’industrie. En façonnant les normes, les deux géants façonnent aussi les logiques de souveraineté numérique, de compétitivité industrielle et de diplomatie technologique. L’année 2025 s’annoncera dès lors comme le début d’une nouvelle phase, non plus tactique, mais profondément géopolitique.
La confrontation informationnelle entre Qualcomm et Apple (2022-2024) a donc permis à Qualcomm de renforcer son monopole et de se maintenir comme fournisseur clé d’Apple. Tandis qu’Apple a dû revoir sa stratégie en raison de difficultés techniques imprévues engendrant des coûts et retards en R&D / Production. Cependant, avec l’annonce du modem Apple C1 début 2025, la situation pourrait évoluer. En effet, si Apple parvient enfin à intégrer un modem 5G dans ses iPhones avec les mêmes performances que ceux proposer par Qualcomm, ce sera un tournant historique dans l’industrie mobile : le début de la fin d’une dépendance et potentiellement le début d’une nouvelle ère d’affrontements directs en matière de brevets, de parts de marché mais aussi des résultats des futurs décisions antitrust (EU/US) pour Qualcomm et de leurs impacts réglementaires sur la concurrence. Ce nouveau chapitre à venir, peut-il ouvrir une confrontation technologique et stratégique qui redéfinira les rapports de force, notamment à l’approche de la 6G qui commence à être normalisée au sein de la Next G Alliance ?
Jean-Philippe Mench (MSIE 47 de l’Ecole de guerre Economique)
Sources
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