Guerre et littérature. L’arme de la pensée.

Si nous fixons à -3500 ans avant J.-C. l’invention de l’écriture, l’homme, depuis toujours, tenta et tente encore désespérément de matérialiser sa représentation du monde, sa vision, sa réalité, mais tout particulièrement cette capacité qui lui est singulière : la pensée. Son expression matérielle et physique, l’écriture, accompagne l’humanité au fil des années, des siècles et des millénaires, afin de laisser un certain témoignage de l’histoire, un certain souvenir du temporis. «L’héritage par le témoignage», Cette consonance synergique, qui a émergé, émerge et continuera d’émerger par la littérature, constitue une sorte de dialectique de l’histoire, transmettant les expériences passées tout en les interrogeant.  

Si Marx parlait de l’histoire comme d’une permanente lutte des classes depuis que l’homme est l’homme, certains ajouteront que celle-ci est avant tout une lutte au sens large du terme : un loup, un rival, un ennemi, une menace, un danger pour lui-même. Les écrivains, «ambassadeurs du passé», constituent donc un pont entre ce monde d’hier, nous permettant de comprendre l’aujourd’hui tout en imaginant le demain. L’Iliade et L’Odyssée constituent par ailleurs les plus précieux témoignages de cette relation tout à fait singulière, de cette conflictualité presque innée, voire anthropologique, que l’homme manifeste depuis toujours. D’abord oraux puis rapidement gravés, ces mêmes récits homériques furent retranscrits à l’écrit, symbolisant cette tendance à la guerre : comme un guerrier dans l’âme ou, bel et bien, une âme de guerrier. Si cette illustration reste toutefois profondément ancrée dans la légende occidentale, ailleurs aussi cette même vision de la guerre et du rôle de la littérature fut également abordée. Chez les Arabes, par exemple, la guerre est synonyme de poésie, perçue de manière plus contemplative et inévitable, presque naturelle chez l’homme. En Asie également, la manière d’articuler littérature et guerre leur est propre : la grande épopée des Trois Royaumes de Luo Guanzhong constitue, à titre de comparaison, une « Iliade asiatique ». Au Japon, le théâtre ou la poésie ont permis une analyse plus particulière encore de la guerre, où celle-ci est parfois contestée de manière satirique, décrivant non seulement des batailles, mais aussi la vanité et la fugacité de la gloire.

« La poésie est une arme », écrivait Kundera. Elle peut être puissante, prophétique dans sa forme, mais elle ne remplace pas l’action. La poésie peut être un lieu de vérité personnelle, de sensibilité, d’émotion et d’interrogation, permettant d’échapper ou de résister intérieurement à la pression idéologique ou à la violence politique. Le poète sait peu de choses du monde, mais les mots qui jaillissent de lui forment de beaux assemblages, en inspirant, mobilisant, dénonçant et affirmant sa pensée, sa vision et surtout son analyse. Le roman, selon lui, permet une autre forme de réflexion : plus nuancée, plus critique, capable de montrer les contradictions, les failles, l’ironie et l’ambiguïté de tels phénomènes. Cependant, une voie alternative consiste à interroger d’autres manières de voir la « crise » : qu’elle soit physique, morale ou sociale, elle représente le motif classique autour duquel artistes et savants construisent leurs récits. De surcroît, les crises conduisent à une multitude d’analyses sous les formes les plus diverses : pamphlet, roman, chanson, caricature, pièce de théâtre, peinture…La crise y apparaît comme révélateur social et marqueur temporel, susceptible de distinguer « gagnants » et « perdants » et d’articuler les inventions du passé aux perspectives d’avenir.

De fait, comme le soulignait M. Christian Harbulot : « Lisez, lisez, lisez, lisez, potassez, potassez, potassez… C’est votre première arme et c’est aussi celle de demain. »Nous ne faisons pas cela pour l’idée ni par esthétisme, mais pour le praxis même, le fait du verbe FAIRE. Ne tombons pas dans le gouffre de la pensée lyrique baudelairienne qui nous transformerait en limace ou en vieil intellectuel normalien dépassé du Quartier Latin. Intégrons la notion de combat dans nos idées : comment utiliserons-nous nos connaissances dans ces nouvelles logiques ? Comment la littérature d’hier, comme celle d’aujourd’hui, permettra-t-elle de subsister demain, de survivre… ? Par conséquent, comprenons que la littérature et la poésie s’apparente au corps d’un arc, mais ne doivent et ne peuvent en être la flèche. L’intellectuel est à la fois indispensable et vulnérable. Il doit devenir un guerrier s’il souhaite demeurer dans ce monde : un stylo dans une main, un livre dans l’autre, une arme dans la tête. La littérature est bien une arme morale ; écrire, c’est agir, liant parole et action, art et engagement réel. Incarnons cette conscience critique et morale de son temps, de notre temps !Nous autres, génération du début de ce siècle, vulgairement surnommée génération Z, transformons la variable : soyons subversifs, refusons l’obscurantisme et la suffisance… mais, au contraire, élevons-nous, comme Jules Vallès : insurgeons-nous, d’abord intellectuellement, en tant que « révoltés de la pensée » face à la situation critique dans laquelle est plongé notre pays, notre monde. Si les importantes questions d’armement et de réarmement de la France ainsi que tout le continent européen sont d’actualité, nous devrons également nous réarmer intellectuellement pour faire face, lutter, combattre et protéger nos intérêts ainsi qu’au passage notre souveraineté intellectuelle. Nous devons produire, nous devons penser, nous devons écrire. Produire de la connaissance, des idées, des pensées, des logiques, une vision collective d’ensemble.

Fidèle au mot de Bergson, selon lequel il faut « s’efforcer d’agir en homme de pensée et de penser en homme d’action », il faut développer une pensée non pas abstraite, mais qui a pour finalité de reconduire à l’action. Toute pensée véritable et féconde, en effet, naît de l’action pour y retourner. Une pensée qui n’agit pas ne compte pas pour grand-chose, mais, de même, une action qui ne pense pas ne mène à rien non plus. Proust lui-même considérait l’art littéraire à l’art militaire : « Un général est comme un écrivain qui veut faire une certaine pièce, un certain livre » et soutient que tous deux ont en commun de ne pas être des sciences, mais des arts de l’improvisation, de l’occasion, du kairos.

La guerre ne constitue pas seulement un thème dissonant chez les écrivains et littérateurs, mais leur permet d’illustrer la nature intrinsèque de l’homme, ses motivations, ses passions qui l’animent et le possèdent, nous rappelant que nous sommes avant tout des êtres ayant refusé notre stade primaire et biologique. Des animaux qui avons refusé de l’être par diverses « techniques »… mais est-ce donc par la culture, l’art, la science ou par la guerre que cette émancipation fut permise ?

Alexandre Jacques-Yves Pénacèque
Etudiant en Bachelor 1ère année "Sciences Politiques et Intelligence Economique"