Guerre informationnelle autour de l’attribution des droits TV de Football en France
Entre fin 2024 et début 2025, une bataille informationnelle majeure se développe autour des droits télévisuels du football français, détenus par la plateforme britannique DAZN. Cette guerre médiatique dépasse rapidement le cadre économique, impliquant d’autres acteurs majeurs tels que Canal+, beIN Sports, Nasser Al-Khelaïfi, avec en arrière-plan des enjeux géopolitiques liés à l’Arabie saoudite et au Qatar. Cet article vise à présenter clairement le contexte et les acteurs impliqués, puis à analyser les stratégies informationnelles mises en œuvre, avant d’examiner leurs conséquences stratégiques.
Contexte et acteurs impliqués (décembre 2024 – mars 2025)
Contexte général du conflit
Fonctionnement et attribution des droits TV du football français
En France, les droits de diffusion du football professionnel sont gérés par la Ligue de Football Professionnel (LFP), qui organise les appels d’offres pour vendre les matchs de Ligue 1 et de Ligue 2. Ces droits sont attribués pour des périodes de 4 à 5 ans, selon une procédure concurrentielle ouverte aux chaînes et plateformes intéressées. Les montants générés constituent la principale source de revenus des clubs professionnels, souvent plus de 40 % de leur budget annuel.
Historique des dernières attributions
2018–2020 : Mediapro remporte une part importante des droits pour 814 M€/an à partir de 2020, mais fait faillite dès sa première saison. Cela provoque une crise inédite.
2021–2024 : Canal+ (en sous-licence de beIN) et Amazon reprennent les droits. Amazon obtient 80 % des matchs pour 250 M€/an suite à la faillite de Mediapro alors que Canal+ a payé 332 M€/an pour 2 matchs par semaine (accords passés en 2018). Ce différentiel de traitement a été au cœur d’un contentieux juridique entre Canal+, beIN et la LFP.
2024–2029 : DAZN remporte les droits principaux, avec une offre estimée à 375 M€/an. L’accord tourne court dès la première saison, en raison de retards de paiement et de performances commerciales insuffisantes, relançant un nouveau cycle de crise
Le mécontentement de DAZN
En décembre 2024, DAZN, diffuseur officiel de la Ligue 1 depuis juillet 2024, a rencontré des difficultés financières sérieuses, entraînant des retards de paiement à la LFP. Selon les informations disponibles, DAZN n'a réglé que 35 millions sur les 70 millions d'euros dus en février 2025, bloquant le solde sur un compte à la City Bank de Londres. Cette situation a conduit la LFP à réagir en justice .
DAZN a exprimé son mécontentement en raison de conditions d'exploitation difficiles liées au piratage et du manque de coopération de certains clubs pour mettre en valeur le "produit Ligue 1". La plateforme a également souligné que le nombre d'abonnés, estimé à environ 500 000, était bien en deçà des 1,5 millions nécessaires pour rentabiliser l'investissement .
En conflit ouvert avec la LFP, on assiste alors sur la période décembre 2024 – mars 2025 à une recrudescence d’articles défendant les diverses positions (voir annexe).
Quantité d’articles traitant du sujet par semaine (source : https://search.mediacloud.org/)
Présentation des acteurs-clés dans la crise
DAZN : plateforme britannique en difficulté financière avec pour investisseur l’Arabie Saoudite (février 2025), au cœur de la polémique.
Plateforme britannique de streaming sportif. Elle remporte les droits de diffusion de la Ligue 1 pour 2024–2029, mais rencontre rapidement de lourdes difficultés financières.
LFP (Président, Vincent Labrune) : Organisme de gestion du football professionnel français. Son président, Vincent Labrune, mène la négociation des droits TV et tente de contenir la crise.
Canal+ : diffuseur historique, cherchant à récupérer son influence perdue après son éviction.
Diffuseur historique évincé du nouvel appel d’offres. Reste en embuscade, jouant un rôle stratégique dans la guerre d’image en accentuant les critiques contre DAZN et la LFP. Son objectif : réintégrer le dispositif de diffusion et regagner une légitimité perdue.
beIN Sports (Président, Nasser Al-Khelaïfi) : Diffuse un match par journée. Nasser Al-Khelaïfi, président de beIN et du PSG, joue un double rôle : influent dans les instances (ECA, UEFA) et observateur attentif du chaos. Il évite l'affrontement direct mais communique indirectement pour défendre l’image du Qatar face aux rivalités géopolitiques régionales.
Arabie saoudite : Acteur externe discret mais influent, engagé dans une stratégie de soft power liée au Mondial 2034. Elle devient actionnaire de DAZN en février 2025, au milieu du conflit avec la LFP. Acteur géopolitique de l’ombre. Sans implication directe, elle tire profit de l’instabilité du modèle européen pour asseoir sa stratégie de soft power dans le sport, en particulier en vue du Mondial 2034.
Clubs français (représentés par John Textor, Joseph Oughourlian) : Les clubs comme l’OL (John Textor) ou le RC Lens (Joseph Oughourlian) subissent l’impact économique direct du conflit. Mais ils deviennent aussi des relais actifs de pression dans l’espace médiatique, dénonçant la gestion de la LFP et exigeant des solutions rapides.
Fédération Française de Football (FFF) : instance dirigeante du football en France, supervise l’ensemble de la discipline sans intervenir directement dans la commercialisation des droits TV, dévolue à la LFP. Dans la crise DAZN–LFP, la FFF reste en retrait, tout en surveillant ses répercussions sur la stabilité du football professionnel.
Analyse des stratégies informationnelles mises en œuvre
Stratégies offensives de déstabilisation
LFP : communication d’influence contre DAZN
En décembre 2024, la LFP de Vincent Labrune lance une offensive médiatique contre DAZN, relayant ses retards de paiement pour construire un récit d’insolvabilité et de rupture de confiance. La LFP cherche à retourner l’opinion, rallier les clubs et repositionner Canal+ ou beIN comme alternatives à DAZN. En anticipant les plaintes, elle cadre le conflit à son avantage et se présente en victime.
Canal+ : instrumentalisation du conflit pour regagner du pouvoir
Écartée du dernier appel d’offres, Canal+ exploite le conflit LFP–DAZN pour critiquer la gestion des droits, par la voix de Maxime Saada, pointant une stratégie défaillante et un choix précipité de DAZN.
La stratégie vise à retourner l’opinion, rallier les clubs et repositionner Canal+ ou beIN. Elle s’apparente à une manœuvre d’influence pour reprendre le contrôle du récit et accentuer la pression sur la LFP.
Stratégies défensives et de contre-attaque informationnelle
DAZN : contre-attaque juridique et narrative pour renverser la charge
Face à l’offensive de la LFP, DAZN déploie en février 2025 une contre-attaque juridico-médiatique. Elle accuse la LFP de “tromperie sur la marchandise”, dénonce des audiences surestimées, l’inaction contre le piratage, le désengagement des clubs et un accueil hostile freinant son implantation.
DAZN cherche à reprendre le contrôle du récit public, se présentant non comme le maillon faible, mais comme la victime d’un système défaillant. Par ses propres canaux, elle recadre le débat : la France serait, selon elle, un marché hostile à l’innovation et défavorable au streaming sportif.
beIN Sports : stratégie de contraste et de crédibilisation indirecte
En retrait apparent, beIN Sports mène une stratégie discrète pilotée par Nasser Al-Khelaïfi. Sans attaquer DAZN, elle valorise sa solidité, son expérience et son rôle structurant dans le football européen via les médias internationaux.
La stratégie de beIN vise à renforcer son image d’acteur fiable, à se tenir prêt pour un retour si DAZN échoue, et à rester attractif auprès des clubs et décideurs. Elle s’inscrit dans une rivalité géopolitique Qatar–Arabie saoudite, où beIN agit aussi comme levier de soft power en vue du Mondial 2034.
La “fuite Zoom” : outil de déstabilisation contre la LFP et Nasser Al-Khelaïfi
En mars 2025, une fuite d’un enregistrement Zoom entre la LFP et des clubs révèle Vincent Labrune évoquant tensions internes, absence de solutions claires et ambiguïtés autour de Nasser Al-Khelaïfi.
Repris par des voix critiques comme John Textor, le leak fragilise la LFP en exposant ses doutes stratégiques, et affaiblit Al-Khelaïfi, pris entre PSG, beIN et ECA. L’opération semble viser à relancer le débat sur la gouvernance du football en désignant la LFP et ses alliés comme responsables du désordre.
Manœuvres indirectes à portée géopolitique
L’Arabie saoudite : instrumentalisation d’une crise européenne pour affirmer son modèle
Sans intervenir directement, l’Arabie saoudite exploite la crise LFP–DAZN comme levier narratif. Elle promeut, via ses médias, un modèle sportif stable et attractif autour de la Saudi Pro League, s’inscrivant dans sa montée en puissance en vue du Mondial 2034.
Qatar (via Nasser Al-Khelaïfi) : tensions informationnelles renforcées
Dans ce contexte, Nasser Al-Khelaïfi incarne un double jeu : défenseur des intérêts qataris via beIN, mais exposé en France par son rôle au PSG, à l’ECA et à l’UEFA. Cette visibilité le rend vulnérable aux attaques, notamment de médias liés à l’Arabie saoudite, alimentant des récits sur des conflits d’intérêts et une gestion opaque.
Analyse approfondie des stratégies et leviers informationnels employés
Exploitation médiatique des vulnérabilités économiques
DAZN ciblée pour ses failles financières : construction d’un récit de faillite
Dès décembre 2024, la LFP exploite la fragilité économique de DAZN, relayée par des médias majeurs, pour exposer ses retards de paiement et souligner son incapacité à tenir ses engagements.
Cette communication transforme un litige en crise systémique, en s’appuyant sur les échecs passés de DAZN, son modèle fragile en France et une image d’amateurisme. Canal+ renforce ce narratif en présentant DAZN comme le symptôme d’une gouvernance défaillante, et non un cas isolé.
beIN Sports : construction d’un contre-modèle informationnel par contraste
En parallèle, beIN rappelle discrètement sa fiabilité via ses relais médiatiques, valorise sa stabilité internationale et se positionne en refuge crédible, sans s’exposer frontalement. Cette stratégie s’appuie sur la mémoire institutionnelle : sans attaquer DAZN, beIN joue sur la comparaison implicite et laisse les faits parler. Cette phase de la guerre informationnelle exploite les faiblesses perçues de DAZN pour façonner l’opinion et influencer les décisions à venir.
Réformes parlementaires : les sénateurs Savin et Lafon en soutien implicite
En janvier 2025, les sénateurs Savin et Lafon déposent une proposition de loi pour réguler le sport pro, ciblant gouvernance des ligues, piratage et transparence des droits TV. En pleine crise, le texte s’appuie sur les critiques relayées dans la presse contre la LFP et DAZN, renforçant indirectement la position d’acteurs comme Canal+ ou beIN.
Nasser Al-Khelaïfi : catalyseur d’influence médiatique et institutionnelle
Président du PSG, de beIN Sports, de l’ECA et membre influent de l’UEFA, Nasser Al-Khelaïfi incarne un pouvoir central dans le football. Sans prise de parole directe dans le conflit LFP–DAZN, ses relais médiatiques diffusent des messages soulignant les erreurs de la LFP, l’incompétence de DAZN et la légitimité d’un retour à des acteurs historiques comme beIN ou Canal+. Cette mobilisation passe par une orchestration subtile de discours relayés par journalistes, sportifs et diplomates, créant une pression d’opinion indirecte.
Conséquences stratégiques et informationnelles de la crise
Conséquences directes sur les acteurs principaux
DAZN : discrédit structurel en France et perte d'influence européenne
La crise des droits TV en France entame fortement la crédibilité de DAZN. La plateforme ressort affaiblie économiquement, contrainte de négocier son retrait pour près de 100 millions €, déconsidérée médiatiquement par un récit insistant sur son isolement et son instabilité, et marginalisée politiquement, sans soutien des clubs, des médias ni des autorités.
Au niveau européen, ce nouvel échec, après ceux en Italie et en Allemagne, affaiblit durablement DAZN et entame sa crédibilité auprès des ligues, y compris secondaires. En miroir, Canal+ se renforce stratégiquement et médiatiquement, apparaissant comme l’acteur national fiable pour garantir la stabilité du football français.
Canal+ : repositionnement stratégique et restauration de légitimité
D’abord marginalisé, le groupe Canal+ sort renforcé de la crise sans implication directe. Par une communication maîtrisée, il renforce son image d’acteur stable, réactive ses réseaux avec les clubs, et se repositionne comme interlocuteur naturel de la LFP. L’échec de DAZN valide a posteriori son discours : les plateformes sans ancrage menacent la stabilité du football pro.
beIN Sports et Al-Khelaïfi : consolidation d’un capital d’influence discret
beIN Sports et Nasser Al-Khelaïfi consolident leur position par une stratégie de retrait maîtrisé. Sans s’impliquer directement, ils apparaissent comme une alternative crédible, profitent du contraste avec DAZN et maintiennent leur influence via l’UEFA et l’ECA. Malgré les tensions régionales, Al-Khelaïfi demeure en France une figure centrale, à la fois économique et symbolique.
Conséquences élargies sur l'écosystème du football français
Choc économique immédiat pour les clubs : dépendance structurelle aux droits TV
La rupture du contrat DAZN–LFP a déclenché une crise de trésorerie brutale pour les clubs, dont près de 40 % des revenus proviennent des droits TV. Dès décembre 2024, les impayés de DAZN entraînent reports de salaires, gels de recrutements et pressions d’actionnaires. Cette instabilité relance le débat sur la fragilité d’un modèle trop dépendant de revenus audiovisuels instables.
Perte de crédibilité internationale du football français
La crise a entamé l’image du football français à l’international. Jugé instable et mal géré, il inquiète investisseurs, sponsors et partenaires. Comparé à la Premier League ou la Bundesliga, le modèle français apparaît vulnérable et désorganisé, après les échecs Mediapro (2020) et DAZN (2025). Cette perte de crédibilité nuit à l’attractivité du championnat, affaiblit l’influence de la LFP et complique la négociation de futurs contrats. Plus qu’un litige, le conflit DAZN–LFP révèle une faille structurelle et alimente un récit de crise, utilisé politiquement pour relancer le débat sur la souveraineté économique, sportive et médiatique.
Conséquences géopolitiques indirectes à long terme
La France, théâtre indirect d’un conflit d’influence Qatar–Arabie saoudite
Le conflit DAZN–LFP s’inscrit dans une rivalité plus large entre le Qatar et l’Arabie saoudite, deux puissances du soft power sportif. Le Qatar, via beIN, Al-Khelaïfi et le PSG, reste central mais ciblé par des critiques sur son influence. L’Arabie saoudite, absente de la Ligue 1, exploite le chaos pour promouvoir son modèle. La France devient ainsi un terrain d’affrontement narratif, où se joue la légitimité économique et médiatique du football.
La crise des droits TV de la Ligue 1 (décembre 2024 – mars 2025) révèle comment un simple litige peut devenir une guerre informationnelle globale. Au lieu d’un différend isolé entre DAZN et la LFP, l’affaire a mobilisé médias, politiques et institutions à l’échelle internationale. La communication est devenue un outil de disqualification et de repositionnement stratégique : Canal+ a restauré sa légitimité, beIN a renforcé son image par contraste, et l’Arabie saoudite a profité du chaos pour affirmer son leadership en vue du Mondial 2034. L’épisode montre que le football moderne est un terrain d’affrontement géopolitique, où la maîtrise du récit est aussi décisive que celle du terrain.
Arthur Dalaise (MSIE 47 de l’EGE)