L’avenir du Liban


Jean-Baptiste Jusot, journaliste, a réalisé pour infoguerre.com un entretien exclusif de l'ancien Chef d'Etat libanais.
Michel Aoun nous fait part de son analyse sur les boulversements géostratégiques actuels, et nous donne son avis sur ce que certains appellent le Choc des Civilisations.ENTRETIEN AVEC LE GENERAL AOUN - 24 SEPTEMBRE 2002

Jean-Baptiste JUSOT: Monsieur le président, vous qui avez été le chef de l'Etat Libanais, selon vous qu'est ce la puissance pour un Etat et sur quoi repose-t-elle ?
Michel AOUN: Un Etat repose sur la puissance matérielle et la puissance morale. Ce qui constitue la puissance matérielle c'est la politique, l'économie et la force militaire. La puissance morale elle, est composée du rayonnement culturel, de la richesse intellectuelle et de la force spirituelle


JB. J: Même aujourd'hui, le spirituel et le culturel ont encore leur place ?
M.A: Evidemment, on ne peut pas construire un nouvel ordre mondial sans le spirituel, la culture ou l'art. La seule répartition des richesses ne fait pas la paix, il faut une autre dimension.
Lors d'une conférence j'avais appelé ça les 3 D : démocratisation, désarmement des terroristes, et développement. La démocratisation sous-entend le respect des différences, l'acceptation de l'autre, de sa culture et de sa foi, ensuite seulement vient la recherche de la prospérité.


JB.J: Depuis 1990, vous êtes réfugié en France...La France est-elle, au regard de ce que vous venez de dire, toujours une grande puissance ?
M.A:A l'époque des deux blocs, le monde s'était équilibré, et la France et les Etats-Unis vivaient dans une communauté de valeurs. Depuis l'effondrement du système soviétique, la France n'a pas retrouvé une réelle indépendance et elle vit actuellement de plus en pus sous domination américaine.


JB.J: Qu'elle devrait être, selon vous, la stratégie de puissance de la France, sur quoi devrait elle s'appuyer ?
M.A: Un chef, un peuple. Il lui faut avant tout un leader visionnaire, libre et réaliste. Quand je dis libre je veux dire qui se fiche pas mal des sondages et de la pression médiatique. Réaliste cela signifie qu'il n'est pas utopiste, il faut qu'il comprenne l'histoire, qu'il vive le présent et qu'il prépare l'avenir.
Il doit motiver son peuple, écouter ses aspirations. Le peuple doit se reconnaître dans le projet de son chef. De Gaulle disait en substance, « suivez moi, voilà ce que je veux pour vous, voilà comment je vois notre avenir ». Quand il s'est considéré comme minoritaire il est parti, il ne voulait pas aller contre son peuple. Il ne voulait pas le pouvoir il voulait servir. C'était un grand homme d'Etat, pour moi c'est un géant de l'histoire !


JB.J: Quand on est a la tête d'un Etat, comme vous le fûtes au Liban jusqu'en 1990, comment fait-on pour mobiliser les forces vives (intellectuels, universitaires, média, chefs d'entreprise, classe politique…) autour de ce projet de stratégie de puissance ?
M.A: Avant tout il faut bien se dire qu'il n'y a pas de peuple médiocre ou de peuple supérieur, il faut en fait la rencontre d'un chef et de son peuple. Si le peuple se reconnaît dans son chef alors il le suivra. Le problème de la France et des sociétés de loisir et de plaisir, c'est que les normes, les limites et les valeurs sont systématiquement détruites, du coup le peuple ne s'identifie plus dans son chef. Mais ces situations de crise font souvent sortir de grands chefs...


JB.J: Pour en revenir à l'actualité .Dominique de Villepin a rencontré son homologue irakien, Jacques Chirac s'est exprimé dans les journaux américains, Thierry Mariani s'est rendu en visite en Irak... L'alternative que représente la France dans la résolution du différend Etats-Unis/Irak marque-t-elle un repositionnement de la France dans le concert mondial des Nations ?
M.A: Je commencerai à croire à un nouveau positionnement de la France quand son action s'inscrira dans la durée. Ce qui caractérisait la politique du général de Gaulle c'est la persévérance. L'attitude actuelle est plaisante mais elle laisse des interrogations. En 1990, la France a réagi à l'invasion du Koweït, à la même époque j'étais à Baâbda (palais présidentiel de Beyrouth) sous les bombes. C'est vrai qu'il n'y a pas de pétrole au Liban !


JB.J: La France a-t-elle les moyens de jouer au Proche-Orient, une partition différente de celle des Etats-Unis ?
M.A: Si vous voulez mon sentiment, je voudrais que la France persévère dans sa démarche indépendante et courageuse. Ce serait la Force du Droit face au droit de la force. Il faut des attitudes fermes et claires et ne rien légitimer. La France peut, je pense défendre une force morale en réagissant systématiquement.


JB.J: Huttington a parlé de « Choc des Civilisations » entre l'occident et l'Islam. Vous qui avez vécu dans votre pays, l'affrontement entre les civilisations chrétienne et musulmane, pensez vous que ce clash soit inévitable au niveau planétaire ?
M.A: Le premier des conflits c'est entre l'Islam et l'islam, regardez l'Algérie, la Syrie, l'Egypte, l'Arabie Saoudite...Ce n'est pas pour faire plaisir aux USA que Affez el Assad ou le roi Fad d'Arabie Saoudite dénoncent les intégristes, c'est avant tout pour sauver leur régime et conserver le pouvoir. Il y a l'axe Téhéran-Damas-Beyrouth pour le chiisme et l'Arabie saoudite, ses satellites et les Palestiniens pour le sunnisme. L'Islam est tout d'abord en guerre contre lui-même. Pour en revenir à votre question, le problème de l'Islam c'est quand il est en position de force. Quand il domine il ne peut être tolérant dans sa forme actuelle. Je parle sans aucune réserve. Regardez l'Arabie Saoudite, c'est pire que l'Afrique du Sud, les non-musulmans sont des sous-hommes qui ne peuvent devenir citoyens, qui ne peuvent aller à la Mecque ou à Médine qui ne peuvent même pas emprunter la route qui y conduit. Quand le pape est en photo sur une revue on met un coup de marqueur. Mais l'occident est quelque part responsable de cette situation en soutenant ces régimes. L'Occident n'a pas aidé à installer la Démocratie dans ces pays .Il faut démocratiser l'Islam, car si les musulmans acceptent la démocratie chez eux, c'est à dire le droit des femmes, la liberté de conscience, l'égalité des hommes sans distinction de religion etc..., alors ils accepteront la démocratie chez vous. Il faut purifier l'eau à la source !

Je me souviens il y a quelques années de l'inauguration de la mosquée de Châlons-sur-Marne. Le maire parlait à l'époque des «musulmans français» ce à quoi l'imam avait répondu les «musulmans de France». Il y a donc un risque de clash si l'Islam refuse de se démocratiser et de s'adapter. Il sera alors facteur d'instabilité pour la France et l'Occident en général. L'intégration ne se fera pas économiquement. L'économie sert à intégrer des classes sociales dans une division horizontale de la société, quand il s'agit des convictions religieuses il y a une séparation verticale. La prospérité économique permet de calmer mais non de régler les problèmes. Il faut une adhésion du cœur pour pouvoir se fondre dans la société.
En 1989, lorsque j'étais président du Liban, j'avais écris une lettre à votre président monsieur Mitterrand. Dans cette lettre j'avais écris ceci : «Une des grandes affaires de notre siècle finissant sera à n'en pas douter la confrontation entre l'Islam et la Chrétienté», c'était en 1989...


JB.J: Le Liban a connu plusieurs décennies de paix avec ses communautés chrétienne, sunnite et chiite... Quelle était la recette de cette harmonie, de cette paix qu'a connu votre pays avant 1975... peut-être doit-on s'en inspirer aujourd'hui ?
M.A: Vous savez ce qui a causé la guerre ce sont des éléments étrangers. Les Etats voisins ont fait la guerre chez nous. Ils nous ont ensuite empêché de dialoguer. La Syrie sème encore la discorde en soulevant des questions religieuses mais tout le monde en a assez de la guerre. Même le Hezbollah en a marre. La recette c'est avant tout le dialogue. Chez nous il y avait beaucoup de musulmans dans les lycées chrétiens, avec mes amis musulmans on se respectait on s'appréciait. Accepter la disparition du Liban c'est se priver d'une terre où le dialogue a été plus qu'un réalité quotidienne, une culture constituée, une façon de se présenter devant le reste du monde. Toutes les communautés du Liban ont été des communautés qui ont souffert dans l'histoire et qui sont venues chercher dans ce pays la Paix. Elles sont arrivées au Liban à cause de leur quête de liberté. Au Liban la tolérance était un mode de vie !


JB.J: La paix est donc possible alors...
M.A: Evidement... Si l'Occident a des chefs visionnaires et réalistes et si l'Islam accepte et respecte les droits de l'Homme. Mais vous savez, tout ce que je vous dis n'est pas une analyse c'est avant tout un témoignage.


JB.J: Alors, merci monsieur le président pour ce témoignage.