Élites et stratégie de puissance : un mariage en attente…

Aujourd’hui, les élites censées conduire les destinées de notre nation nous apparaissent le plus souvent sous les traits d’un énarque caricatural, c’est-à-dire d’un technocrate inapte à faire face aux évolutions du temps. A tel point qu’il ne paraît plus guère possible d’imaginer lesdites élites revêtir d’autres oripeaux que ceux de ce haut fonctionnaire tant décrié. De ce fait, il est intéressant de tenter de brosser le portrait de ce technocrate idéal. Côté compétences, difficile de lui reprocher quelque chose de consistant. Depuis l’école, l’énarque fut toujours bon élève, et n’a jamais raté une occasion de se distinguer dans les classements. Derrière les murs de l’École Nationale d’Administration, il n’a pas manqué de réviser tous les arrêts administratifs et les recettes macroéconomiques avec lesquels il s’était familiarisé lors de son passage à Sciences Po. Certes, on n’apprend pas grand-chose à l’ENA, de l’aveu même de ceux qui en sortent. Peut-être améliorent-ils tout au plus leur capacité d’analyse des problèmes et accentuent-ils « une audace de synthèse dépourvue de tout complexe » (1). En revanche, dans ce sanctuaire, ils assimilent les techniques qui leur permettent de « cultiver leur sang-froid devant des situations ou des questions inattendues, voire saugrenues, de réagir sur-le-champ, de s’exprimer clairement quand il le faut et beaucoup moins clairement quand il est opportun de masquer ce qu’on pense ou bien de palier le fait qu’on est pris de court et qu’on ne pense rien ». On peut leur accorder également qu’ils y acquièrent une certaine « idée de l’État, idée relativement aléatoire, à la fois sens de l’État et intuition de ses limites ». Toutefois, il semble que cette certaine idée de l’État hésite aujourd’hui à demeurer une idée certaine : elle tient davantage de la conception floue, incapable d’évoluer tout en conservant des bases solides, et s’enlise le plus souvent dans une acception tout aussi immobiliste que racoleuse d’une modernité en trompe-l’œil. Inutile de dire que cette « idée » de l’État n’a pas encore intégré la structure intime des nouveaux pouvoirs et des dispositifs de puissance …



Or, cette caste des hauts fonctionnaires a pris pied dans des domaines qui ne relèvent pas directement de sa compétence. Non content de symboliser ce qu’il y a de contestable dans l’État, c’est-à-dire ce vice d’intervenir là où il devrait s’absenter, et de s’absenter là où il devrait intervenir, l’énarque usurpe également la place qui revient à l’homme de pensée et d’action. Et c’est précisément ici que se situe le problème. Car l’action politique, plus que jamais, réclame une compréhension extrêmement acérée de l’environnement global. Ce que ressentent d’ailleurs intuitivement les citoyens : il y a effectivement de très bonnes raisons au fait que l’image du politique appartienne encore à l’imaginaire épique, alors que nous vivons pourtant une époque si désenchantée, désabusée et parfois cynique. L’homme qui prend en main l’avenir de ses compatriotes ressemble nécessairement plus à un visionnaire qu’à un super-comptable parfaitement rompu à l’exercice de la langue de bois et de la pensée unique. Il faut bien comprendre que les élites politiques ont pour rôle d’incarner la volonté de la nation, de préparer son futur et de guider le pays vers de plus vastes horizons. C’est une œuvre d’imagination et de détermination, nullement une mission administrative mais plutôt une création qui exige de posséder le sens de la nuance, du mouvement bien compris et de la fermeté la mieux informée. Une œuvre de grand homme en somme, et non de fonctionnaire énarchique, certes très utile mais dont la spécialité est l’exécution et la gestion, non la conception et l’innovation.



La complexité contemporaine nécessite de la stratégie, articulée notamment sur une démarche prospective. Quant à l’élaboration d’une stratégie de puissance, elle réclame la juste intuition des métamorphoses contemporaines, notamment celle du pouvoir et de l’influence. A chaque instant, il faut comprendre les événements dans lesquels on va intervenir, et appréhender les forces qui vont agir ou réagir au profit ou à l’encontre de l’action envisagée.



Dès lors, on peut rester sceptique sur le fait que les élites en général, auxquelles le portrait robot énarchien sert trop souvent de référent, puissent fournir des réponses adaptées aux grandes remises en cause que l’Histoire fait subir à nos conceptions traditionnelles du capitalisme, de la puissance et du savoir. La France possède les jeunes talents et les intelligences parmi les mieux formés au monde. Peu de nations peuvent rivaliser avec nos élites, et il faut même ajouter que les énarques eux-mêmes n’ont guère d’équivalents sur le plan international. Si notre pays souffre d’un mal, c’est celui de confondre « administrateur » et « politique », de ne pas savoir réformer ses élites, de ne pas vouloir comprendre qu’il est impossible de préparer l’entrée d’un appareil d’État dans le nouveau siècle comme l’on gère sainement une administration. Le mariage entre nos élites et la stratégie globale de puissance n’a pas encore été célébré …



(1) SCHIFRES Michel, La désertion des énarques. Du pantouflage en République. Stock, 1999.





Thierry SERVAL