La campagne de désinformation sur les armes de destruction massive irakiennes

Il y a bientôt un an, dans son discours devant l’ONU le 4 Février 2003, Colin Powell pour justifier la guerre qui se préparait contre l’Irak parlait de 8500 litres d’anthrax, de 18 laboratoires mobiles, de100 à 500 tonnes d’agents chimiques dont le gaz énervant VX, de programme nucléaire, sans oublier des liens de l’Irak avec al Quaïda... Le tout avec force photos satellites, animations sur ordinateurs, écoutes et autres éléments de preuve high tech. Rien ne s’est vérifié malgré la présence de plusieurs milliers de soldats américains chargés d’enquêter sur place. Le responsable de la pêche aux AD.M. David Kay est même rentré chez lui quelques jours après la capture de Saddam Hussein, comme pour signifier qu’il était temps d’en finir avec cette comédie. Or s’il avait cru le moins du monde à l’objet de sa mission, il aurait dû, au contraire, redoubler d’efforts après la capture du responsable suprême (qui très curieusement n’avait pas utilisé ses armes si redoutables pour sauver son régime ni pour se sauver lui-même).De surcroît, il sera difficile de prétendre que cet énorme arsenal a été transféré ailleurs (en Syrie, ou en Iran, par exemple, deux pays, qui comme par hasard sont inscrits sur « l’agenda » des faucons, sans doute pour après la réélection de Bush).

Un récent rapport de la très sérieuse Carnegie Endowment for International Peace, pas exactement un groupuscule de gauchistes tiers-mondistes, conclut (dans le rapport WMD in Irak, Evidence and Implications, téléchargeable sur leur site)
– que le programme nucléaire irakien avait été abandonné depuis longtemps,
– que les agents chimiques avaient sans doute perdu leur efficacité depuis 1991,
– que les futures capacités de l’Irak dans le domaine des armes biologiques étaient pour le moins douteuses,
– qu’au pire on pouvait soupçonner l’Irak d’avoir pu reprendre son programme dans un délai relativement bref et de se doter de vecteurs dans l’avenir,
– et dans tous les cas le rapport affirme : « Que l’Irak ait pu détruire, cacher ou sortir du pays des centaines de tonne d’armes chimiques ou biologiques, des dizaines de SCUD et les autres moyens utilisés dans une production en cours d’armes chimiques et biologiques, dont les officiels affirment l’existence, cela est invraisemblable, du moins pas sans que les Etats-Unis aient détecté un signe de cette activité avant, pendant ou après le période de combat majeure de la guerre ».
Donc, si le mistigri n’est pas en Irak ni ailleurs et qu’il n’a pas été détruit, c’est qu’il n’existait pas… Ce qui confirme bien le mot de Hans Blix : « Je me demande comment ils (les Etats-Unis) vont être certains à 100% de l’existence de quelque chose et à 0% de son emplacement. »

Désormais, même la presse américaine soupçonne les politiques d’avoir truqué les données fournies par leurs services de renseignement. Se tromper, même par aveuglement idéologique, est une chose, être pris en flagrant délit de falsification en est une autre. La question du comment est donc fondamentale.
16 mots et 45 minutes ont particulièrement remis en cause la légitimité même de la guerre. Les 16 mots figuraient dans le discours sur l’état de l’Union le 28 Janvier : le Président des Etats-Unis y soutenait que « Le gouvernement britannique a découvert que Saddam Hussein cherchait des quantités significatives d’uranium en Afrique ». Les 45 minutes sont le délai dans lequel, Saddam Hussein pouvait déployer ses armes biologiques et chimiques, suivant une déclaration de T. Blair de Septembre 2002. Dans les deux cas, la falsification a été révélée. Dans le second cas, elle a même abouti sur un scandale majeur en Grande-Bretagne avec le suicide de Kelly, le scientifique qui avait révélé l’affaire, et la démission du conseiller en communication de Blair, Allastair Campbell. Et ce ne sont que deux cas…

La recette de l’arme invisible

Mais si trucage il y a, comment est-il possible ?
Côté américain, la presse met en cause les réseaux néo-conservateurs et surtout le groupe qui se surnomme lui-même « la cabale ». Regroupée au sein de l’OSP (Office of Special Planning), une cellule dirigée par Abram Shulsky sous la direction du sous-secrétaire d’État Douglas Feith, elle est formée par une dizaine d’analystes politiquement proches de Paul Wolfowitz. Ils synthétisaient les données émanant de la « communauté de l’intelligence » (CIA, National Security Agency, Defense Information Agency...) pour préparer le dossier contre l’Irak. D’après des témoignages anonymes d’agents de renseignement d’abord, puis celui à visage découvert du lieutenant-colonel à la retraite Kwiatowki, la cabale ne retenait que les indices et témoignages favorables à sa thèse. Elle transformait les hypothèses en certitude quand cela les arrangeait. Ainsi dans les confessions (datant de1995) de deux exilés irakiens de haut rang, assassinés depuis par Saddam, les frères Kamel, on retenait les descriptions terrifiantes de l’arsenal chimique et biologique irakien, mais pas la partie du témoignage où ils précisaient qu’elles avaient été détruites, il y a plusieurs années. Petit détail !

De la même façon les éléments les plus douteux affirmant que les Irakiens tentaient de se procurer de l’uranium au Niger (affirmation dont G.W. Bush avait attribué la source au gouvernement britannique dans son discours du 28 Janvier) furent reçus sans vérification. En revanche, ni les très forts doutes exprimés par la C.I.A. ni l’enquête menée à ce sujet par un ancien ambassadeur et qui concluait au faux grossier ne furent pris en compte.

Cette méthode est renforcée par ce que les Américains appellent le « groupthink » : une communauté close d’experts s’entretient dans ses convictions en ne rencontrant que des gens qui pensent de la même façon.
La cabale s’est appuyée sur des faucons de Washington, ou des exilés irakiens, comme ceux du Comité National Irakien ; ces derniers avaient tout intérêt à « vendre » les histoires les plus terrifiantes sur Saddam pour hâter sa chute. Mais les gens de l’O.S.P. trouvaient aussi écho et appui à l’extérieur, grâce à des think tanks néo-conservatrices, comme American Entreprise Institute ou dans la presse amie, telle celle de R. Murdoch. Ce travail rejoignait celui de groupes de lobbying ou d’agences de communication idéologiquement engagées. Voir la publicité dont avait bénéficié le docteur Khidir Hamza, l’exilé qui proclamait que Saddam était sur le point d’avoir la bombe atomique. L’agitation d’un micromilieu a ainsi donné une impression de quasi-unanimité des experts.

En fait, le dossier d’accusation a mêlé au moins sept niveaux de réalité :

- Les A.D.M. dont l’Irak avait reconnu l’existence avant le départ des inspecteurs de l’ONU en 1998 et qui auraient été détruites
- Celles dont ces inspecteurs pensaient qu’elles leur avaient été dissimulées avant 1998 (par exemple, des camions laboratoires dont l’existence relève d’une simple hypothèse de travail ou les armes qu’énumérait une thèse d’étudiant de 1991 recopiée fautes d’orthographe comprises par un rapport britannique de févier 2003)
- Des spéculations, comme celle d’un rapport de l’ International Institute for Strategic Studies à l’automne 2002 sur les armes que les Irakiens auraient pu conserver voire développer depuis 1998, au vu de leurs capacités technologiques
- Des considérations sur les erreurs ou contradictions dans les nouvelles déclarations des Irakiens à l’ONU juste avant la guerre attestant de leur volonté de détruire toute A.D.M.
- Des éléments d’intelligence américaine, comme les photos satellites et enregistrement présentés par Powell aux Nations Unies et interprétés comme des preuves de la duplicité irakienne. Ce fut le cas des tubes d’aluminium dont l’épaisseur laissait penser à Powell qu’ils auraient pu servir dans des centrifugeuses atomiques et qui continuent à diviser les experts
- Divers « tuyaux » vendus aux services de sécurité et plus ou moins vérifiés comme des faux documents sur l’achat d’uranium
- De pures et simples inventions comme les « 45 minutes »
- La conviction générale que les Irakiens avaient un programme d’A.D.M. voire la conviction exprimée par G.W. Bush lui-même qu’il n’y avait pas vraiment de différence de fonds entre a) avoir réalisé un programme d’A.D.M, b) envisager de le faire et c) pouvoir éventuellement le faire un jour.

Un peu compliqué n’est-ce pas ? C’est justement là-dessus que tout repose : en jouant sur les dates et les sources, en mêlant le possible et l’avéré, en multipliant les références convergentes, mais surtout en jouant sur le fait que personne ne croirait à l’énormité de leur mensonge, une poignée d’hommes ont pu manipuler à leur guise la plus formidable machine de surveillance qui ait jamais existé.

Mais il y a un prix à payer. En 1963, l’ambassadeur des Etats-Unis va à la tribune des Nations Unis et montre une photo en noir et blanc sur laquelle on ne voit presque rien. Il affirme détenir la preuve de la présence de missiles soviétiques à Cuba. Tout le monde le croit. Quand les Américains, en 1983, font écouter des enregistrements de pilotes soviétiques disant qu’ils vont tirer sur le Boeing 747 de la Korean Airlines, personne ne doute de leur parole. Et c’était vrai. Aujourd’hui, les moyens énormes que les Etats-Unis consacrent au renseignement (à l’intelligence comme on dit outre-Atlantique) pourraient bientôt atteindre 45 milliards de dollars. Or ils ne servent pas davantage à trouver le moindre gramme de produit interdit, pas plus qu’ils n’ont servi à prévoir le 11 Septembre. Et, dans tous les cas, ils ne leur garantissent plus d’être crus par d’autres que par les convaincus à l’avance.
Dans la mesure où la doctrine dite de guerre préemptive du Pentagone repose justement sur la détection des périls avant qu’ils ne soient formés et sur leur suppression « anticipée » (une mesure « proactive » comme on dit en jargon du Pentagone), elle suppose une intelligence quasi parfaite, des preuves évidentes et une crédibilité sans faille. Tout le contraire de ce qui vient de se produire. Cet échec là risque de peser aussi lourd à long terme que l’incapacité à l’emporter contre une guérilla locale dans la phase indispensable de reconstruction des nations vaincues.

François-Bernard Huyghe
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