L'enjeu des technologies de souveraineté pour la France

La récente publication du rapport de Jean-Louis Beffa, Pour une nouvelle politique industrielle, souligne les décalages inquiétants qui caractérisent notre infrastructure industrielle par rapport aux politiques d’innovation menées en Amérique et en Asie. Des chiffres datant de janvier 2005 et publiés par le Wall Street Journal mettent l’accent sur la défaillance de l’Europe et de la France dans les technologies de l’information (TIC) qui sont l’un des pôles dominants de l’économie mondiale. Les Etats-Unis et le Canada représentent 81% de la capitalisation boursière des 50 premiers groupes mondiaux dans ce secteur (l’Europe : 10% et l’Asie : 9%). Les Etats-Unis et le Canada réalisent 69% du chiffre d’affaires mondial des TIC (L’Europe : 13% et l’Asie : 18%). Ces mauvaises performances de l’Europe se répercutent sur l’emploi induit par ce secteur. Les Etats-Unis et le canada comptabilisent 66% des emplois mondiaux dans les TIC (L’Europe : 11% et l’Asie : 23%). En termes de chiffre d’affaires et d’emploi, l’Europe est dépassée par l’Asie. Comment expliquer ces mauvaises performances de l’Europe et de la France dans un champ d’activités aussi vital pour l’avenir de nos économies respectives. Le rapport Beffa prône la relance d’une politique industrielle mais ne dit mot sur les problématiques induites par les rapports de force entre puissances. Cette impasse peut nous coûter d’autant plus chère qu’elle nous a déjà mené à des échecs majeurs d’innovation ratée sur le plan commercial (Caravelle, Concorde, Minitel, centraux numériques, exportation du Rafale, exportation du TGV, conquête du marché mondial de la carte à puces). Rappelons que ces échecs ne sont pas le fruit de mauvaises campagnes publicitaires mais plutôt le résultat de pressions insidieuses, de coups bas et de campagnes de manipulation de l’information orchestrées par des concurrents agressifs ou par des nations aux intérêts divergents. La polarisation des élites patronales françaises sur le process industriel n’est pas nouvelle. Le rapport Taddéi/Coriat, qui sous-tendait les travaux de la commission Compétitivité du XIème Plan présidée par Jean Gandois, ne comportait pas un seul mot sur les conflits économiques entre intérêts de puissance. Or c’est dans cette relecture géoéconomique de l’histoire des trente dernières années que se trouve le chaînon manquant à l’analyse de M. Jean-Louis Beffa.

Politique industrielle et stratégie de puissance
Au début des années 1960, l’informatique devient une donnée essentielle dans le processus de modernisation des pays développés. Le général de Gaulle appuya cette démarche par le plan Calcul et le lancement de l’entreprise Bull en partant du principe que la modernisation de l’outil industriel s’inscrivait à la fois dans le cadre de développement de la France et dans la préservation de son indépendance. A l’époque, cette vision s’harmonisait bien avec la créativité des chercheurs et la dynamique d’innovation impulsée par les ingénieurs. Mais cette aventure industrielle naissante ne tenait pas compte de la manière dont les Américains pensèrent le développement de l’industrie informatique à un niveau mondial. Ancrée dans le périmètre des technologies critiques de la Défense, l’informatique ne devint pas une activité commerciale comme les autres. La crainte du pillage technologique exercé par le Bloc de l’Est amena l’administration américaine à exercer une surveillance constante de l’évolution du marché des microprocesseurs.
Au cours des années 1980, les experts du Département de la Défense identifièrent une autre forme de menace, liée aux délocalisations des sites de production vers l’Asie. Ils tentèrent alors d’exercer une pression sur les groupes privés américains pour éviter de perdre la maîtrise de leurs approvisionnements en semi-conducteurs. C’est ainsi qu’ils incitèrent les principaux fabricants américains de microprocesseurs à unir leurs forces dans leur domaine de la recherche afin de préserver l’avance technologique nécessaire à la suprématie militaire des Etats-Unis. C’est ce que nous avions identifié dès 1989 rédigeant l’étude Techniques offensives et guerre économique (1) :

« Le contrôle du commerce des puces électroniques devient un des objectifs stratégiques les plus importants de ce pays. Il donne à Washington un droit de regard sur tout le potentiel technologique occidental et sa commercialisation selon les normes COCOM. Pour conserver à tout prix une avance technologique dans ce secteur, le Pentagone a impulsé des micro stratégies concertées entre l'administration et des entreprises de pointe. La lutte contre la concurrence asiatique et européenne est devenue un de ses objectifs prioritaires.»

La mise en place de cette stratégie de puissance ne se fit pas sans difficultés. Il existait en effet une contradiction non négligeable entre les objectifs de rentabilité que se fixaient les groupes privés et le contrôle que le Pentagone voulait exercer sur leur production et surtout sur leur logique concurrentielle. Après les échecs partiels de Microelectronics and Computer Technology Corporation (MCTC) lancé en 1983 et du consortium SEMATECH (Semiconductor Manufacturing Technology Institute) (2) créé en 1987, les autorités américaines réussirent progressivement à trouver un terrain de connivence entre les entreprises qui voulaient produire pour vendre et les militaires qui souhaitaient que les acteurs économiques produisent pour défendre. La politique impulsée par le conseiller de Bill Clinton, M. Reich, a contribué à mieux baliser les frontières entre les besoins du marché et les impératifs de la sécurité nationale. Celui-ci plaida dès 1994 pour la localisation de la matière grise sur le territoire américain, en particulier dans le domaine des technologies de l’information.
Dans le même temps, les informaticiens de la Silicon Valley se mirent à breveter systématiquement leurs inventions afin de ne pas se faire piéger par les Japonais qui menaient un véritable jeu de go autour des dépôts de brevets. Depuis l’invention du transistor le 23 décembre 1947 par trois ingénieurs des laboratoires Bell, les Américains avaient pris l’habitude de breveter le moins possible ce type d’innovations technologiques, de manière à ne pas brider le moteur de leur croissance industrielle. Il est vrai qu’ils n’avaient pas à craindre aux lendemains de la seconde guerre mondiale la concurrence d’une Europe partiellement en ruines et d’une Asie encore peu développée. Cette réaction épidermique se maria parfaitement avec la volonté hégémonique des grands multinationales américaines de dominer le marché mondial de l’informatique.
Au cours des années 1990, la stratégie de puissance américaine évolua de manière significative. Le maintien de la suprématie militaire n’était plus le seul objectif de puissance. L’avènement de la société de l’information, l’invention d’Internet, la dimension informationnelle de la première guerre du Golfe sont autant d’éléments qui modifient la perception de la puissance. Jadis militaire, territoriale et commerciale, celle-ci devint globale, à la fois géostratégique, géoéconomique et techno culturelle. Menacés par la concurrence asiatique dans l’informatique, les Etats-Unis ont fait évoluer la compétition au-delà des aspects productifs et commerciaux. Afin de préserver leur suprématie naturelle sur les technologies de l’information, les Américains ont décidé de muter vers des stratégies de contrôle : contrôle de la toile d’Internet, contrôle de l’espace, contrôle des grands systèmes d’information, contrôle des règles et des normes, prédominance dans la production de brevets. Le glissement progressif d’une recherche de suprématie militaire vers une stratégie de contrôle global a laissé l’Europe sans voix. Entre la fin de la guerre froide et la guerre en Irak, les Etats-Unis sont passés d’une politique de maîtrise des technologies de souveraineté à une recherche de suprématie mondiale et durable dans les technologies de l’information. Un tel gap stratégique ne figure pas dans la grille de lecture des fondateurs de l’Europe et encore moins dans la pensée traditionnelle des défenseurs de l’intérêt national. La théorie gaulliste, fondée sur la préservation de l’indépendance, n’a plus de prise sur un tel changement de paradigme. On est loin du temps où le général de Gaulle voulait limiter le nombre d’entreprises américaines installées sur le territoire métropolitain, afin de préserver un minimum d’autonomie à la politique industrielle de la France.
Faute de pensée stratégique de contrepoids, les Américains revendiquent aujourd’hui le leadership mondial de l’information privée. La réaction de l’Asie ne s’est pas faîte attendre. La Chine et le Japon ont décidé de contrer ce processus en limitant l’influence de Microsoft par l’adoption du système d’exploitation libre Linux. Il s’agit-là d’une première étape dans la guerre silencieuse et prolongée qui va opposer les deux continents qui bordent l’océan Pacifique. Dans, cette course de fond sur qui maîtrise quoi dans la configuration des circuits de diffusion de l’information, l’Europe comme la France sont au pied du mur.

Technologies de souveraineté et pôles de compétitivité
Peut-on faire autre chose que de la figuration dans la bataille décisive des technologies de l’information ? La question est posée mais la réponse se fait attendre. Sur le plan européen, le projet Galiléo est en cours de développement. Mais ce ne fut pas sans mal (3). Les Etats-Unis avaient créé le système GPS en partant d’une démarche purement militaire, sans souci de rentabilité. Lors de la première guerre du Golfe, les Etats-Unis coupèrent le GPS aux Israéliens qui souhaitaient frapper par attaques aériennes les sites de missiles SCUD irakiens qui frappaient Israël. Cette dépendance « insupportable » incita les Européens à élaborer les bases d’un système indépendant. Les Américains exercèrent dans ce dossier des pressions directes et indirectes.
Les pressions directes concernaient le risque de brouillage de leurs fréquences militaires. Sur ce point précis, le débat était déjà tronqué puisque les fréquences de Galiléo avaient été déposées bien avant qu’elles en soient utilisées par les Américains.
Les pressions indirectes s’exercèrent par le biais des Britanniques qui faussèrent le débat évitant de parler des aspects militaires pour ne se concentrer que sur une problématique purement concurrentielle. Autrement dit, poser le problème sous cet angle engluait le projet Galiléo dans des discussions sans fin sur la recherche de rentabilité.
Ces pressions ont été relancées fin 2004 dans un cadre plus géopolitique, les Etats-Unis faisant comprendre aux Européens qu’ils pourraient éventuellement empêcher de fonctionner le futur réseau européen de satellites de positionnement global Galiléo, s'il était utilisé par une puissance hostile telle que la Chine (4). Dans ce jeu de pressions en tout genre, les Européens ont du céder du terrain en acceptant de décaler leurs fréquences et de dégrader la précision de Galiléo (utilisation du BOC1.1 au lieu de 2.2) se remettre ainsi à un niveau d’infériorité technique du GPS.
La faiblesse de l’Europe vis-à-vis des Etats-Unis est même décelable dans ce qui pourrait apparaître comme un début de volonté d’indépendance. Dans le procès que l’Union européenne a intenté à Microsoft, il faut noter que ce sont deux sociétés américaines (Real Networks & Sun) qui ont porté plainte et non des sociétés européennes. La faible marge de manœuvre de Bruxelles est renforcée par le fait que ni les gouvernements des Etats membres, ni les grands groupes privés n’aient engagé la moindre démarche sérieuse pour contrer l’influence américaine au sein des institutions de Bruxelles. Les fonctionnaires européens sensibilisés à cette problématique, en particulier à la Direction générale de la société de l’information, regrettent que les entreprises européennes ne constituent pas de forces communes susceptibles de contrebalancer l’offre des constructeurs américains.

En France, les mesures prises par le gouvernement sont encore très timides. Elles relèvent pour l’instant du principe de précaution. L’introduction du système Linux dans certains services administratifs est un premier signe de recherche d’indépendance. Annoncé par le Premier Ministre Jean Pierre Raffarin, le programme Adèle (ADministration ELEctronique 2004/2007) propose 140 mesures dont trois seulement portent directement sur le déploiement de logiciels libres. Sachant que 99% des postes de travail de l´administration française fonctionnent sous des systèmes américains, les autorités françaises ont été obligées de réagir. La remise en cause en 2004 du projet Accord 2, qui prévoyait le montage à Bercy d’un outil commun aux différents métiers de l’administration des Finances, est peut-être un premier coup d’arrêt aux prétentions du groupe Accenture. L’année précédente, une note interministérielle, diffusée par la Direction de la Surveillance du Territoire, avait mis en alerte les autorités françaises sur les risques de perméabilité d’un tel système. Les administrations centrales ont encore du mal à intégrer cette vision. A commencer par la Direction Générale de la Sécurité Extérieure qui a choisi la société britannique Autonomy pour s’équiper en logiciel de gestion de l’information. En délaissant l’offre française de Datops ou d’Exalead qui est en pointe sur la réalisation d’un produit concurrent à Google, la DGSE n’a pas intégré dans ses paramètres de choix le terme de stratégie de puissance (5).
Une autre piste suivie par la France est la volonté de faire naître en régions des pôles de compétitivité afin de renouer avec la tradition des politiques industrielles qui ont contribué à la reconstruction et à la modernisation du pays. En matière de technologies de l’information, la France a un pôle de compétitivité, celui de Basse Normandie qui s’est spécialisé dans les transactions électroniques sécurisées. L’importance à venir du commerce électronique devrait inciter les autorités gouvernementales à accorder une attention particulière à la construction de ces filières d’avenir. L’erreur majeure commise dans l’absence d’anticipation sur la carte à puces a abouti à l’affaire Gemplus. En juin prochain, le gouvernement doit annoncer la liste des pôles labellisés par l’Etat, donc qui bénéficieront des avantages fiscaux et des subventions destinées à conforter leur développement. L’avenir dira si le pouvoir politique français est capable de relever le défi sur l’enjeu vital des technologies de l’information ou si il préfère se limiter à une relance ciblée principalement sur les secteurs encore porteurs des industries manufacturières, avec un zest d’intérêt sur les biotechnologies et les nanotechnologies.

Christian Harbulot

1. Christian Harbulot, Techniques offensives et guerre économique, 2ditions Aditech, 1990. Ouvrage réactualisé en 1992 sous le titre La machine de guerre économique, publié en 1992 par les éditions Economica.
2. Ibid.
3. Marc Brassier, Guerre de l’information : Galiléo, revue MISC magazine, numéro 16, décembre 2004.
4. Les responsables américains ont exprimé la crainte que le système européen rival, qui intègre aussi la Russie et Israël, en plus de la Chine, compromette les opérations militaires des Etats-Unis et de l'Otan qui reposent sur le GPS pour la navigation et la localisation des combattants. (cf www.guerreco.com).
5. Pourquoi Autonomy à la DGSE, numéro 492 du 21 janvier au 3 février 2005 d’Intelligence Online.