L'empire de la peur : Spielberg et la guerre des mondes

La peur de la peur

La Guerre des mondes de Steven Spielberg décrit l’invasion de la Terre par des extraterrestres qui n’ont d’autre but que l’extermination du genre humain. Adapté du roman de H. G. Wells (1898), le film de Spielberg confronte le spectateur à une menace effroyable contre laquelle il n’y a rien à faire, sinon à espérer que le hasard –en l’occurrence un organisme microbien dans le film – se chargera de régler leur sort aux envahisseurs.
Jamais l’impuissance des hommes face à la menace de leur propre disparition n’aura été montrée avec autant de franchise, et c’est là le côté le plus désespérant du film : Ray (Tom Cruise) a constamment peur. Lors de l’orage annonciateur de l’attaque, il se réfugie sous la table sans chercher à rassurer sa fille Rachel. Et malgré ses exploits pour préserver sa famille tout le long du film, il n’en peut plus d’impuissance. Pour une fois, un film grand public américain met en scène un héros semblable aux autres personnages, apeuré comme eux, sans autre ressource que la fuite. Une part de l’angoisse provient donc de l’espérance déçue du spectateur qui attend l’habituel sauveur du monde des productions hollywoodiennes et qui se retrouve avec un miroir – certes déformant du fait des prouesses du héros pour échapper à la mort – de ses propres peurs ou, plus précisément, de ses propres fantasmes de peur.

Spielberg filme la peur collective avec un réalisme aussi effrayant que le réalisme des tripodes. Et, plus que les destructions dont le spectateur sait ce qu’elles doivent aux effets spéciaux, c’est bien la peur qui fait peur dans ce film. Les gros plans sur les visages terrorisés, grimaçant de peur et d’impuissance, rappellent les visages des New Yorkais le 11-Septembre. Spielberg ne cache pas sa fascination pour ces masques de peur. Hitchcock avait l’art de faire peur en filmant la peur. Mais, à force de répétition, le procédé chez Spielberg tourne au malaise. La peur fait de moins en mois peur et finit même par dégoûter comme s’il y avait une obscénité dans ces multiples scènes de frayeur. La fille de Ray n’en finit par de hurler et ce hurlement s’éteint au fur et à mesure qu’il se répète. A vouloir trop montrer, Spielberg ne montre plus rien du tout.

La presse française a souligné avec enthousiasme les allusions au 11-Septembre, à l’Holocauste, voire à l’ex-Yougoslavie. Seul le Point va jusqu’à affirmer que dans ce film, il ne faut « pas chercher de message subliminal concernant l'actualité ». Télérama a loué la « magnifique audace » d’un film qui « fait perdre au spectateur son innocence ». Pour le Monde, ce qui reste du film, c’est « sa description de la destruction de l'humanité ». Libération vante les « moments de lucidité citoyenne » tandis que l’Humanité se plaint que « l’acharnement spectaculaire relativise toute considération humaine ». Bref, la vacuité de l’analyse étant toujours identique à elle-même, chacun remâche ses propres catégories en fermant les yeux.

Conditionnement des perceptions

Aucun article – à de rares exceptions près, comme dans les Cahiers du Cinéma, et encore de façon parcellaire – n’a considéré le film de Spielberg comme un produit culturel et ne l’a interrogé du point de vue du socle sociétal, historique et politique qui l’a rendu possible. Les critiques se focalisent sur « l’humanité » vouée à l’extermination dans le film sans prendre en compte qu’il s’agit là d’une vision bien spécifique de l’humanité qui en nous en apprend plus sur celui ou ceux qui nous montrent cette humanité terrorisée. Revenons donc au fondement : La Guerre des mondes est un film américain dont l’argument concerne le monde entier mais dont l’action se déroule aux Etats-Unis et qui a été tourné et distribué à un moment crucial de l’histoire américaine. Dans ce sens, le film de Spielberg n’est pas différent des autres productions hollywoodiennes : il s’agit de faire passer la vision américaine de l’humanité pour la vision universelle. Or, si l’on soulève les jupes de « l’humanité » pour contempler les « Etats-Unis » qui se cachent dessous, on dévoile un spectacle autrement intéressant.

Le roman La Guerre des mondes a toujours été un prétexte métaphorique pour signifier une menace bien réelle. Son auteur y développait en 1898 l’inquiétude née du progrès scientifique et technologique ; Orson Welles, dans sa fameuse émission radio de 1938, reprenait le thème dans la perspective de la menace grandissante du nazisme. Spielberg à son tour s’en empare pour décrire un monde terrorisé par les attentats. La fille de Ray demande à deux reprises à son père si l’attaque est due aux terroristes. La menace est partout, nul n’est à l’abri, l’armée est impuissante. Dans ce monde, il n’y a plus de héros, il n’y a que des victimes.

De ce point de vue, La Guerre des mondes version 2005 acquiert une autre dimension. Un des mérites de Spielberg est d’avoir très clairement décrit non la destruction de l’humanité mais les Etats-Unis comme culture de la peur. En outre, cette dimension est soulignée par le fait que les extraterrestres soient imperméables à la peur. On ne peut ni les effrayer, ni les menacer. Du coup, le seul rapport possible avec eux est un rapport de mort. Jamais dans le film il n’y a de communication ou de tentative de communication entre les hommes et les envahisseurs. La scène de la cave ne laisse aucune chance au contact entre les deux mondes (contrairement d’ailleurs à E.T. et Rencontre du troisième type du même réalisateur). A la fin du film, il s’agira seulement de constater la mort de l’extraterrestre en soulevant sa main inerte du bout d’une mitraillette.

Replacé dans le contexte actuel, le film de Spielberg – dont le titre fait écho à
La Guerre des civilisations de Huntington – inverse totalement la perception des Américains par les étrangers, notamment en Afghanistan et en Irak où la population locale considère les Américains comme des extraterrestres avec lesquels il n’y a d’autre rapport que de violence. Un tel renversement a un effet bien précis – et il ne s’agit pas ici se demander jusqu’à quel point cet effet est prémédité, recherché, calculé même si on en droit de se poser la question : décrire les terroristes comme des extraterrestres avides de détruire l’humanité, désolidariser cette volonté de destruction de tout questionnement sur le processus historique qui lui a donné naissance, étendre la culture de la peur au plus grand nombre en transformant dangereusement les fantasmes de destruction en réalité, enfin rassurer les Américains sur la politique menée en Irak et en Afghanistan. Mais il y a plus, plus insidieux et plus inquiétant.

Des attaques très peu extraterrestres

Dans un film comme dans toute œuvre de fiction, un détail n’en est pas un. Un détail est toujours un signe qui porte un message pour un destinataire précis. Dans l’économie d’un film où le temps et l’argent sont comptés, a fortiori dans un film américain, le détail acquiert une valeur monumentale. Tout élément, aussi minimal soit-il, a été délibérément choisi, réfléchi et scénarisé et s’insère dans un agencement où le travail du créateur élimine le hasard dans sa quête de la nécessité. Trois détails du film de Spielberg ne manquent de retenir notre attention. A notre connaissance, seul les Cahiers du Cinéma ont relevé deux de ces détails sans pour autant aller plus loin dans l’analyse.

Les envahisseurs français. Au début du film Robbie, le fils de Ray, doit faire une dissertation pour le lundi suivant. Sujet : « L’occupation française de l’Algérie ». La scène dure deux secondes tout au plus. Dans son impatience à vivre le grand effroi promis par le film, le spectateur l’aura à peine remarquée. Pourtant, plus ou moins inconsciemment, l’amalgame a eu lieu. Les Français en Algérie, c’est comme les extraterrestres sur la Terre : occupation, extermination. Pourquoi pas alors « l’occupation américaine de l’Irak » ou « l’extermination des Indiens » ? Où est la « magnifique audace » vantée par Télérama ? Tout se passe comme si Spielberg, soucieux de donner une dimension politique à son film, avait voulu reporter sur un bouc émissaire les accusations qui auraient pu être mises sur le compte des Etats-Unis. Cette allusion, aussi brève soit-elle, lui permet de canaliser ces accusations et, en quelque sorte, de masquer les Etats-Unis derrière le bouc émissaire. Enfin, pourquoi la France et l’Algérie, pourquoi maintenant où la remise en question de l’influence de la France sur le continent africain est en enjeu crucial pour les Etats-Unis ? Dans les concerts de louange de la presse française, personne n’a posé la question.

La sale cuisine arabe. Ray demande à sa fille Rachel de commander quelque chose à manger. Tout en lui parlant, il goûte un plat et grimace de dégoût sans pouvoir avaler cette nourriture visiblement infecte. « - C’est du houmos, explique Rachel. – Mais je t’avais demandé de commander quelque chose... à manger ! » lui répond-il toujours aussi dégoûté. Cette scène, encore une fois très brève, interpelle et on se demande naïvement : Pourquoi le houmos, cette purée de pois chiche très appréciée au Moyen Orient ? Et pourquoi pas du tzatziki ou des sushi ? Pour qui connaît le raffinement et la diversité de la cuisine arabe, une telle scène ne manque pas de surprendre. D’autant plus que la cuisine américaine, elle, n’est pas réputée pour ses hautes qualités gustatives et diététiques. Le conditionnement des perceptions consiste ici à renvoyer sur les autres pays les critiques adressées à la cuisine américaine. Il s’agit là de rassurer le consommateur américain sur ses propres habitudes alimentaires.
Allons plus loin : cette scène, aussi brève soit-elle, n’est pas anodine, ce n’est pas un détail sans importance, le houmos n’a pas été choisi par hasard. Imagine-t-on les réactions d’un ressortissant du Moyen Orient devant la grimace de dégoût de Tom Cruise ? Cette grimace est une violence dont nous, Français, percevrions le sens si le personnage avait goûté un morceau de camembert. Nous l’aurions ressenti comme une atteinte à notre culture même, à notre identité. Le message subliminal – n’en déplaise au critique du Point – adressé au spectateur américain n’en est pas moins clair : le rapport au monde arabe est un rapport de dégoût. Et en suivant le proverbe allemand selon lequel « l’homme est ce qu’il mange », « der Mensch ist was er isst », l’analogie en vient à produire un odieux syllogisme : le houmos est dégoûtant, or le houmos est un plat arabe, donc les Arabes sont dégoûtants. Et ensuite, il n’en faut pas plus pour opérer un transfert vers l’argument du film : les Arabes sont des extraterrestres qui veulent la destruction des Etats-Unis...

La vieille Europe. Ray est témoin de l’attaque des tripodes. Traumatisé, il ne parvient pas à décrire ce qu’il a vu à ses enfants. Rachel lui demande avec insistance si ce sont des terroristes qui ont attaqué. « Non, ça vient de plus loin. - D’Europe ? - Non, de plus loin encore ! » De même que Rachel demande spontanément si ce sont des terroristes qui ont attaqué, elle cite spontanément l’Europe comme leur origine. A la fin du film, on apprendra que c’est en Europe que les destructions ont été les plus grandes. A en juger par les dévastations qui ont touché les Etats-Unis, on est en droit de se demander s’il en reste quelque chose. Là encore, le message subliminal est limpide : l’Europe est loin et faible, et même : l’Europe est une menace. Une fois de plus, les analogies plus ou moins conscientes tendent à désigner l’ailleurs des Etats-Unis comme le lieu où fermente la volonté de destruction du peuple américain.

La prouesse du film de Spielberg consiste à inverser une fois de plus la perception des Américains par les habitants de cet ailleurs terrifiant, et l’inversant conditionne la perception que les Américains ont d’eux-mêmes. Il s’agit là d’un processus de victimisation, de déculpabilisation et de dédouanement généralisés qui a notamment pour effet de justifier aux yeux du peuple américain la politique étrangère de leur pays. Le prix à payer pour un tel bénéfice est le plus lourd et le plus mortifère qui soit : l’extension de la culture de la peur à chaque citoyen. Or, la peur, c’est l’effondrement de la puissance de vie sur elle-même.

Benjamin Pelletier