La pression de Gazprom sur l'Europe

A l’heure où le Kremlin décide l’entrée à la City de Londres de 49 % de Rosneft (un Gazprom version pétrole), où les Européens se rendent compte de leur dépendance au gaz russe et que les déclarations de Dick Cheney et de Vladimir Poutine rappellent le temps de la Guerre froide, un petit cadrage s’impose concernant la stratégie de Gazprom, bras armé du renouveau géopolitique et géoéconomique russe. Notre volonté est de montrer que Gazprom cherche à empêcher l’Europe de diversifier ses approvisionnements gaziers tout en s’arrogeant l’essentiel du marché européen, premier marché énergétique mondial. Pour se faire, Gazprom mène une stratégie coordonnée dans les principales régions gazières mondiales.

Vers un retour virtuel aux frontières du pacte de Varsovie.
Ainsi, en Asie Centrale et dans le Caucase, l’objectif est de se réserver la production et le réseau gaziers nationaux ce qui permet de contrôler des concurrents potentiels dans l’exportation de gaz vers l’Europe ainsi que les routes gazières (1). Par conséquent, la stratégie russe s’attache à nouer des accords (partenariats et/ou rachats d’entreprises publiques nationales) dans ces différents pays, précisément dans le secteur amont de la chaîne gazière ainsi que dans le transport. Les différents pays d’Asie Centrale, riches en gaz, se retrouvent donc obligés de faire passer leur gaz dans le réseau russe, d’où une dépendance accrue face au Kremlin. Pour ce qui est du Caucase, une véritable bataille est engagée autour du pipeline géorgien, celui-ci servant de verrou à la région. S’il tombe aux mains des russes, l’Iran et le Turkménistan (deux gros pays gaziers en terme de réserves) se retrouveront bloqués dans leurs projets d’exportations vers l’Europe. A noter aussi que Gazprom, d’une part, s’est dit intéressé au sujet de la possible privatisation du réseau gazier turque (BOTAS) et, d’autre part, a mis la main récemment sur la centrale électrique arménienne Hrazdan-5 par ArmRusgazprom, sa filiale, le tout avec la bénédiction de la Banque mondiale !! (2)
Concernant les PECO, nous pensons que Gazprom cherche moins à développer une industrie rémunératrice qu’à se rendre incontournable à moyen/long terme. Ainsi, dans cette région, l’objectif de Gazprom est de contrôler les infrastructures (transport et stockage) et les marchés nationaux. Se faisant, Gazprom encercle les différentes entreprises gazières (nationales et étrangères), se rendant, à moyen/long terme, indispensable comme fournisseur et distributeur. Cela lui permet de sécuriser ses marchés traditionnels d’exportations, notamment en contrôlant les voies de transit et en ayant le monopole sur les importations gazières des PECO. Gazprom s’est ainsi engagé ces dernières années dans le rachat, de tout ou partie, d’entreprises nationales (de transport et/ou de distribution), la création de filiales ou l’établissement de JV avec des entreprises nationales et/ou étrangères. La technique est souvent la même. Gazprom annonce l’augmentation des prix du gaz livré, sachant pertinemment que les pays étrangers ne peuvent pas payer. Puis après heurts et discussions, le conglomérat russe obtient un gèle ou une hausse moins importante du prix tout en mettant la main sur des actifs stratégiques nationaux. Par conséquent, il semblerait que la dimension politique prime sur les logiques économiques, ce qui amène certains observateurs à considérer la stratégie de Gazprom comme un vecteur de la géopolitique du Kremlin. Gazprom s’inscrit dans la volonté de reconquête des anciens pays satellites soviétiques par la Russie mais cette reconquête est avant tout géoéconomique.

Vers un OPEP gazier ?
Du fait d’une répartition géographique avantageuse de ses réserves gazières, la Russie développe, via Gazprom et ce, depuis trois ans environ, une stratégie de séduction/répulsion avec les grands pays producteurs mais aussi consommateurs gaziers. Ainsi, Gazprom a signé ou est en pourparlers avec différentes compagnies gazières nationales (Iran, Algérie, Libye…) pour nouer des partenariats stratégiques. Ce qui fait dire à certains commentateurs qu’il se pourrait qu’un organisme en charge de la fixation du prix du gaz entre grands producteurs puisse voir le jour. Cette question fût récemment soulevée avec la visite de V. Poutine en Algérie. Ainsi, cette nouvelle problématique gazière doit être surveillée et analysée dans les années à venir. Concernant les pays consommateurs, la Russie profite à plein de son rôle central sur le marché mondial du gaz ainsi que de l’avènement de la Chine et de l’Inde (en plus de l’Europe, du Japon et des Etats-Unis) comme clients de premier ordre.


La Russie, en Sibérie et sur les îles Sakhaline, ne redoute donc pas de mettre en concurrence la Chine et le Japon comme points terminaux des livraisons de gaz. Et si une décision entre les deux pays venaient à contredire les intérêts russes (accord à l’amiable entre les deux puissances asiatiques), le Kremlin n’hésite pas à mettre à l’ordre du jour l’augmentation des livraisons de gaz sur le marché américain via le GNL ce qui réduirait d’autant les livraisons au Japon et à la Chine. Dans la même idée, la volonté des Européens de diversifier leur approvisionnement gazier et d’empêcher Gazprom de s’installer davantage en Europe de l’Ouest a provoqué la fureur d’A. Miller, patron de Gazprom et proche de Poutine, celui-ci déclarant que la stratégie de Gazprom pouvait très bien se réorienter exclusivement vers l’Est asiatique et les Etats-Unis dans la prochaine décennie. Toutefois, la Russie dispose en Europe d’un atout de choix : l’Allemagne.

Allemagne-Russie, un couple sulfureux.
La presse internationale s’est outrée du fait que l’ex-chancelier Schröder soit nommé à la tête de la compagnie gérant le North European Gas Pipeline (3), il y a quelque mois, faisant dire aux instances polonaises que l’on assistait à un nouveau pacte germano-russe (en référence à celui signé entre Ribbentrop et Molotov peu avant la deuxième guerre mondiale). Or, les liens entre firmes allemandes et Gazprom sont bien plus compliqués qu’il n’y paraît. En effet, il existe deux sortes de liens. Tout d’abord, entre compagnies industrielles : E.ON Ruhrgas qui détient 6,5 % de Gazprom et dont le PDG Burckhard BERGMANN siège au conseil d’administration. BASF dont sa filiale Wingas (trading) s’est associée avec Gazprom via Wintershall pour le commerce du gaz en Europe, et surtout en Allemagne (4). RWE qui, comme les deux entreprises précédentes, a signé avec Gazprom des partenariats pour l’exploration-production en Russie. Ainsi, Gazprom joue à merveille le jeu de la concurrence entre firmes nationales pour arriver à ses fins : atteindre directement le premier marché européen et le plus rémunérateur.

Toutefois, les Allemands ne sont pas en reste et un subtil jeu de coopétition (coopération/compétition) se déroule en Europe. Chacun bouge ses pions via des rachats/ventes d’entreprises dans les PECO, la signature de contrats de livraison à long terme… (5) La finance allemande, elle aussi, n’est pas en reste. Le rôle est dévolu à la Dresdner Bank (principal soutien financier de la filiale anglaise Gazprom Marketing & Trading Ltd) et la Deutsche Bank. Pour reprendre les termes de Robert Amsterdam, avocat canadien de Mikhaïl Khodorkovski, ancien patron de Ioukos, à propos du secteur pétrolier russe : le patron de cette banque à Moscou [Mathias Warnig de la Dresdner Bank] est un ex-membre de la Stasi [que V. Poutine a connu quand il était en poste en RDA]. Il est impliqué dans l'affaire Ioukos, puisqu'il a été conseiller de Gazprom à l'époque du démantèlement. Par ailleurs, Dresdner a été chargée de l'évaluation de Iouganskneftegaz, le principal actif de Ioukos racheté par Rosneft. Dresdner a même prêté de l'argent à Rosneft pour cet achat. (6) Ainsi, le secteur gazier européen est un vaste jeu de Go où l’économie de marché prônée par la Commission européenne et sa politique de libéralisation va à l’encontre de l’économie de puissance voulue par Poutine. Ce travail de déchiffrage est de longue haleine et ne peux se satisfaire d’une simple synthèse, somme toute partielle, postée sur un site pour initiés.

Les Allemands ne vont pas par quatre chemins vis-à-vis de Gazprom et prennent leur avenir à bras le corps. Et pas sûr que leur stratégie soit si mauvaise que cela, malgré les cris d’orfraies de certains politiques et journalistes de par le monde. Dans ce domaine, l’Allemagne ne joue pas la carte de l’Europe mais celle de son destin en s’alliant avec les Russes et en s’offrant, sous conditions, un accès direct et stratégique aux riches champs gaziers russes (mer de Barents). L’objectif final est de contrôler politiquement et économiquement ce vaste voisin. La France devrait s’en souvenir et agir en conséquences. Encore faut-il de la volonté et regarder Gazprom en face. L’entreprise n’a pas que des atouts : une dépendance accrue à l’Europe en terme de commerce gazier (90 % du gaz exporté va en direction de l’Europe) ainsi qu’un réseau de gazoducs catastrophique.

AR

(1) De plus, la production de ces pays permet de freiner la baisse des exportations gazières russes causée par un sous investissement dans l’exploration-production en Russie et par la vétusté du réseau gazier russe, celle-ci engendrant des fuites de gaz importantes.
(2) L’Iran a quelque peu été irrité par cette vente. En effet, en prenant le contrôle de la centrale électrique, Gazprom a aussi la main sur le gazoduc en construction entre l’Iran et l’Arménie. Celui-ci avait deux objectifs : casser la dépendance arménienne totale en gaz russe mais aussi de permettre à l’Iran de se rapprocher du marché européen via la Turquie.
(3) Gazprom détient 51 % du consortium tandis que BASF et E.ON détiennent 24,5 % chacun. http://www.negp.info/
(4) Wingas ayant le contrôle opérationnel de Wintershall, il est étonnant de voir deux entreprises allemandes, filiales de la même entreprise, se concurrencer sur leur marché domestique ?!
(5) A noter que les Italiens avec ENI ne sont pas en reste, tout comme Gaz de France mais dans des proportions moindres.
(6) http://www.lefigaro.fr/eco/20060516.FIG000000083_robert_amsterdam_investir_dans_rosneft_revient_a_placer_son_argent_au_kremlin.html