En 2003, Christian Harbulot décrivait les raisons et les manifestations de l’absence de pensée sur la puissance, en France. L’idée de déclin français est liée à la conception que les Français ont de la puissance. La puissance et l’accroissement de puissance sont mal considérés dans le pays des droits de l’homme et de la liberté des peuples à disposer d’eux-mêmes. Depuis la Révolution, et le refus des élites d’assumer une politique de conquête, l’idée de puissance est marginale. La victoire stratégique remportée par les Etats-Unis, avec la disparition des empires coloniaux européens, n’a en rien modifié la conception française de la puissance.
Le gaullisme oublié
Le gaullisme fut une certaine idée de la puissance de la France, mais à partir de 1969, la classe politique française a réduit les ambitions gaullistes et repositionné la France dans le sillage des Etats- Unis. La menace principale restait l’URSS et figeait la réflexion stratégique. Pourtant, de nouveaux enjeux de puissance ont succédé à la guerre froide. L’émergence de l’Europe et de l’Asie avec deux pôles dominants, le Japon et la Chine, ont modifié les rapports de force internationaux. Ce nouveau monde est mené par la maîtrise du contrôle des technologies de l’information, de l’industrie de la connaissance, l’influence dans les organisations internationales qui complètent la réalité de la guerre économique, définie à l’origine, par la conquête commerciale, le contrôle des routes marchandes et la possession des matières premières.
Dès le début des années 1990, les Etats-Unis intègrent cette nouvelle réalité en déclarant en 1994, par la voix de Bill Clinton, que la défense des intérêts économiques est la priorité numéro un de la politique étrangère des Etats-Unis. Les élites françaises n’apportent pas de réponse décisive à ces nouveaux rapports de force entre puissances. Au début des années 2000, Jacques Chirac et Dominique de Villepin ont certes affirmé une vision du monde différente de celle des Etats-Unis, mais aucune politique de puissance cohérente n’a été menée.
La non-vision sarkozyste
Après 2007, aucun changement notable n’a eu lieu, Nicolas Sarkozy a pu laisser croire pendant ses deux campagnes présidentielles qu’il avait compris que la recherche de la puissance était le moyen de redresser le pays. Sa volonté de renoncer à la politique européenne de la concurrence et d’ouverture sans protection, a été plusieurs fois exprimée. Mais aucune décision forte n’été prise pour renforcer les champions européennes et s’opposer à une conception européenne du commerce international dépassée. Malgré quelques réformes de structures sur le crédit d’impôt recherche, le Fonds stratégique d’investissement, OSEO, il n’y a pas eu de vision globale de ce que devait être la stratégie de la France. La diplomatie française a hésité pendant 5 ans, dans la plupart des grandes aires du monde, et dans ses relations avec les grandes puissances. La France est passée, sous Nicolas Sarkozy, d’une posture libérale à une politique de défense des intérêts nationaux brouillonne et opportuniste.
La politique chinoise du Président Sarkozy est peut-être la plus caricaturale de cette période. Nicolas Sarkozy avait déclaré dans sa campagne vouloir s’opposer à la realpolitik, qui dirigeait la politique étrangère chiraquienne, fondée sur les grands contrats. En 2008, alors que le pouvoir chinois réprime le Tibet, Sarkozy soutient le Tibet et menace de ne pas assister à l’ouverture des JO. Face aux réactions de Pékin, Sarkozy annonce finalement qu'il participera à la cérémonie d'ouverture et qu’il renonce à rencontrer le Dalaï-Lama. Après cela, le gouvernement fera toutes les démarches, visites après visites en Chine pour améliorer les relations commerciales et politiques. La France s’est affirmée pour ensuite se soumettre.
La relation de la France avec la Russie fut fondée sur le même mouvement, d’une approche morale, inspiré par Glucksmann à une approche plus conciliante, incarnée par le rôle de la France dans la gestion du conflit géorgien, en 2008, qui s’est conclue plutôt favorablement à la Russie. Dans ses relations économiques et commerciales, la France est en retard par rapport à l’Allemagne dont les échanges avec la Russie sont trois fois plus importants que les échanges français. Si la France a réussi à vendre deux Mistral à la Russie et si la coopération militaire entre les deux pays s’approfondit, il n’y a pas de vision durable d’une coopération avec la Russie, au service des intérêts français. Avec la Turquie, la Lybie, et la Syrie c’est le mouvement inverse qui s’est produit, après une approche réaliste au début du mandat Sarkozy, la France a modifié ses principes en cédant à la communauté arménienne sur le génocide. En Lybie et en Syrie, en abattant ou demandant la fin de régimes que Nicolas Sarkozy avait soutenus.
Avec les Etats-Unis, la France depuis 2007 a conduit une politique de rivalité/vassalité. Rivalité lorsque la France a mené les négociations après le confit russo-géorgien. Vassalité avec le retour de la France dans le gouvernement intégré de l’OTAN et prises de positions plus atlantistes que la politique américaine face à l’Iran. La France a continué de ne pas voir la défense des intérêts économiques qui fondent la politique des Etats-Unis et qui s’opposent souvent aux intérêts français. Les exemples pourraient être multipliés. Force est de constater qu’aucun principe n’a guidé cette politique, entre le droit d’ingérence et l’indépendance des nations, de Gaulle avait tracé une voix avec le discours de Phnom Penh, contre la guerre du Vietnam et son refus (caché par le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes) de mener des guerres qui ne soient pas conformes à l’intérêt national. La politique de défense sacralisée par Jacques Chirac a été affaiblie sous la présidence Sarkozy, avec des réductions de poste sans visée stratégique et une division maintenue de notre industrie de défense. La faiblesse économique est certainement la raison de cet affaiblissement géopolitique français. La France a renoncé à la puissance et cherche en vain une influence dans le monde.
La France doit choisir
La situation actuelle de l’Union européenne illustre ce refus français de la puissance. La France est depuis la fin des années 80, la nation la plus favorable à l’intégration européenne et ce alors que la plupart des Etats, à commencer par l’Allemagne ont une idée claire des intérêts nationaux qu’ils défendent au sein et en dehors de l’Union européenne. L’Allemagne s’est rapprochée de la Russie (accords gaziers, accord Siemens-Rosamtom face à Areva). Malgré une apparence attentive aux libertés du peuple chinois, l’Allemagne avance ses pions commerciaux en Chine. En Europe, l’Allemagne fonde ses excédents commerciaux sur les déficits de ses voisins, et profite d’une monnaie dont le niveau est déconnecté de la productivité réelle de nombreux pays disposant de l’Euro. Ce qui a créé la situation actuelle des pays d’Europe du Sud et affaiblit l’industrie française, toujours appuyée par une politique monétaire flexible.
Depuis le début de la crise économique la France, ne semble pas voir cette politique allemande d’intérêt national qui est aussi celle de tous les grands acteurs mondiaux. Si l’Allemagne ne souhaite pas que sa puissance soit au service de la puissance européenne commune, la France doit en tirer les conséquences, et affronter l’Allemagne en la contraignant à la coopération européenne ou mener sa propre politique. Sur l’ensemble de ces questions, il n’y a pas, pour l’instant, chez François Hollande, de vision stratégique claire. Comme l’écrivait Harbulot en 2003, les élites se sont enfermées dans une vision passéiste des enjeux, « la préservation des intérêts fondamentaux de la France et de l’Europe se fera par la renaissance de la pensée stratégique fondée sur la puissance ». Les principales puissances mondiales ont saisi cette réalité, la France a les moyens de cette politique, il lui suffit de le vouloir.
Rémy Berthonneau