Rafale vs F35 : un combat perdu d’avance ?

La relation militaire franco-américaine est plutôt bonne du fait de l’action commune en Afrique et des convergences de vue sur le Moyen-Orient. Néanmoins l’excellence des rapports entre les deux pays doit être nuancée au regard de la concurrence acharnée qu’ils se livrent dans le secteur des ventes d’armement. Cette fiche met en exergue la compétition déséquilibrée entre le Rafale français et le F35 américain.

Le contexte
Le F35 (ou Joint Strike Fighter), l’avion de chasse construit par Lockheed Martin a beau être critiqué, il n’en reste pas moins un adversaire redoutable pour le Rafale. En séduisant des pays européens, il est un vecteur de destruction de l’industrie aéronautique de défense européenne et obère les capacités des pays qui le choisissent à concevoir leur propre avion et à conserver une indépendance stratégique. Des pays européens contributeurs à l’Eurofighter ont déjà fait le choix du F35, renonçant par là-même à maintenir une industrie nationale. Pour des raisons de coût, le Rafale et le Grippen (avion de chasse suédois développé par Saab) seront les derniers exemples d’avion de combat développés par un pays unique en dehors des Etats-Unis, de la Chine et de la Russie.
Le succès à l’export du Rafale est indispensable pour maintenir la chaîne industrielle dans un contexte de forte contrainte budgétaire et de report des commandes nationales, en attendant de développer un nouvel avion au sein d’une alliance industrielle européenne.
A l’export, le Rafale est vu comme un système de bon niveau indépendant des Etats-Unis : cette position permet de vendre à des pays qui n’acceptent pas la logique intrusive des Etats-Unis.
L’offre française pour exister face aux géants américains doit combiner excellence technologique et partenariat stratégique au travers de transferts de technologie ou de l’intégration d’entreprises du pays acheteur au consortium Rafale. 2017 est une année clé pour Dassault Aviation après les premiers succès à l’exportation du Rafale où il lui faut consolider sa position sur ce marché stratégique, hautement concurrentiel.
L’Europe offre une bonne illustration de la compétition qui oppose le Rafale au F35 et des défis rencontrés par l’avionneur français. Ainsi contre toute attente, la France a accepté de proposer le Rafale dans le cadre de l’appel d’offres pour le remplacement des F16 belges face au F35 grandissime favori (Boeing et Saab ont préféré se retirer jugeant le cahier des charges trop favorable à l’avion produit par Lockheed Martin). L’offre française ne répond pas formellement à l’appel d’offres (RFGP ou Request for Government Proposal) et s’appuie sur un partenariat approfondi entre la France et la Belgique. La Suisse, après un premier appel d’offres avorté en 2008, un deuxième abandonné en 2014 au cours duquel le Grippen du suédois Saab avait été un temps choisi malgré des évaluations techniques favorables au Rafale, s’apprête à relancer le processus de sélection d’un avion de combat. Là aussi la compétition devrait essentiellement concerner Dassault Aviation et Lockheed Martin et illustrer les difficultés du Rafale à s’imposer face à son concurrent américain.

Les acteurs
Ils sont triples. L’exportation de matériel militaire suppose un industriel et une volonté étatique. Dans certains cas, les alliances militaires et les organisations qui les incarnent jouent un rôle moteur.

Les industriels
Côté français, le groupement d’intérêt économique (GIE) Rafale est emmené par Dassault Aviation et constitué des équipementiers Thales et Safran. Dassault Aviation supervise environ 60% de la valeur de l’avion et Thales près d’un quart du Rafale qu’il équipe en radars, équipements de communication et de calculateurs.
Safran, qui fournit selon les versions des moteurs, des équipements, des systèmes de navigation et des armements, évalue à une vingtaine de millions d’euros le chiffre d’affaires qu’il réalise sur chaque appareil (l’avion vaut un peu plus de 80 millions d’euros l’unité).
A l’export MBDA (filiale commune d’Airbus, de BAE Systems et de Leonardo) fournit les missiles.
500 entreprises sont associées au programme et forment un véritable écosystème aéronautique pourvoyeur d’emplois hautement qualifiés en France (plus de 7000).
L’ensemble du programme est évalué à 40 milliards d’euros sur environ 40 ans, en intégrant le développement, l’industrialisation, la fabrication de 286 exemplaires et le support logistique intégré. L’armée française a commandé 180 appareils. La vente du Rafale à l’export est indispensable à l’économie générale du projet.
Côté américain, le F35 est un projet conçu par le Pentagone et développé depuis 1996 par le constructeur Lockheed Martin avec comme principaux partenaires Northrop Grumman et BAE Systems (entreprise américano-britannique). Une dizaine de pays partenaires ont contribué au financement du programme, plus de 400 milliards de dollars (recherche développement notamment). Les compensations industrielles et technologiques sont limitées.

Les Etats
Les récents succès à l’exportation du Rafale sont à mettre au crédit d’une « équipe France » menée par le gouvernement qui apporte une caution stratégique et un partenariat de long terme avec les pays clients. Le gouvernement fédéral américain est l’autre grand acteur étatique. Il garantit une relation privilégiée avec la première puissance mondiale.

L’OTAN
L’Alliance atlantique comporte une organisation militaire intégrée (l’OTAN) sous commandement américain. Cette dernière privilégie l’interopérabilité et l’avance technologique. Elle constitue donc un puissant levier d’action pour les industries militaires américaines auprès des pays membres, l’achat de matériel américain induisant une tacite bienveillance américaine.


La nature du rapport de force opposant Rafale et F35
Un rapport de force est une relation de conflit entre plusieurs parties qui opposent leurs forces. Dans le cas présent il s’agit des forces économiques et militaires. Il est donc déséquilibré. En effet, les Etats-Unis ont une position dominante sur la scène internationale, une puissance militaire incontestée, un leadership assumé au sein de l’OTAN et une avance technologique dans les secteurs stratégiques. La politique américaine consiste donc à maintenir cette hégémonie et à contrecarrer les volontés d’indépendance nationale au sein des pays membres ou partenaires de l’Alliance atlantique.
L’objectif des Etats-Unis est de maintenir une relation de dépendance et de sujétion se traduisant par l’achat de matériel américain et la protection induite qui en découle pour les pays alliés ou partenaires.
Dans la confrontation Rafale – F35, la balance des potentiels penche très clairement en faveur des Etats-Unis, avantagés par la profondeur de leur marché domestique et les très nombreuses commandes des pays alliés-satellites. Ainsi l’entreprise américaine a vendu 2456 appareils aux forces américaines (USAF, US Navy et USMC) et un total de 711 avions à 11 autres pays (principalement des pays de l’OTAN et aux 2 puissances asiatiques dont les Etats-Unis assurent la sécurité, Japon et Corée du Sud). Le GIE Rafale a livré 148 avions aux forces armées françaises et a engrangé 84 commandes fermes à l’export dans des pays (Inde, Qatar et Egypte) qui souhaitent maintenir une indépendance stratégique en diversifiant leurs fournisseurs d’armement.

Les stratégies mises en œuvre par les acteurs
Elles sont évidemment opposées. Les deux appareils sont de véritables systèmes d’armes couvrant un large spectre capacitaire (avions multi-rôles). La stratégie américaine s’appuie sur un argument « marketing » et le levier otanien. La France joue la carte d’un appareil rompu aux engagements opérationnels, plus polyvalent et l’autonomie stratégique.

La stratégie américaine
Le F35 est né de la demande de l’USAF de disposer d’un chasseur de 5ème génération pour lui garantir la supériorité aérienne notamment face aux avions russes et lui procurer un avantage psychologique sur la concurrence. Les avions de chasse modernes peuvent être classés selon 3 catégories :
- Génération 4 (entrés en service entre 1970 et 1990) qui se distingue par les progrès techniques réalisés sur les microprocesseurs qui ont permis d’accroître de manière significative l’avionique ;
- Génération 4+ (entre 1990 et 2000) à laquelle appartient le Rafale qui se caractérise par des améliorations dans la couverture radar et l’avionique ;
- Génération 5 (depuis 2000), celle du F35, qui associe furtivité et mise en réseau de l’avion avec d’autres unités.

Le F35 joue donc la carte du bond technologique par rapport aux avions précédents. La furtivité et l’interconnectivité doivent lui procurer un avantage décisif pour lui permettre d’entrer en premier dans un espace aérien non permissif. Cependant cette astuce commerciale doit être nuancée, le F35 devant être soutenu par des avions F22 (5ème génération) et de 4ème génération pour compenser sa faible capacité d’emport, sa manœuvrabilité réduite et ses limites dans certaines missions aériennes (par rapport au F22 ou aux avions de génération précédente). L’avion est certes remarquable mais pas aussi abouti et révolutionnaire que ses concepteurs veulent le faire croire. De plus il aura des difficultés à cohabiter avec les avions de 4ème génération en termes d’interopérabilité et d’intégration (ou comment ses avantages deviennent des inconvénients).
Le F35 s’appuie également sur l’OTAN pour s’imposer à l’export. Ce levier est double : tout d’abord, la création d’un club F35 au sein de l’Alliance obéit à une logique exclusive. Les autres avions auront du mal à interopérer avec le F35. Les pays européens qui feraient le choix d’un autre système d’armes que le F35 pourraient être mis à l’écart et privés d’une capacité à mener une coalition aérienne. Ensuite le F35 permet à des petits pays de « s’acheter » une protection américaine, de participer à des opérations aériennes en bénéficiant de l’appui américain et de se valoriser ainsi sur la scène diplomatique. Le F35 est un outil de rayonnement et le prix à payer pour participer à la résolution des crises. Le F35 peut délivrer de l’armement nucléaire (missile B61américain) et permet donc à des pays comme la Belgique de maintenir cette capacité d’alerte sur le sol européen dans le cadre de l’OTAN. C’est un atout indéniable et la possibilité offerte de participer à la dissuasion nucléaire. Le cahier des charges belge n’en fait pas mention mais c’est un critère déterminant pour les autorités belges. L’ambition politique prime sur le besoin militaire réel.

La stratégie française
Elle est avant tout pragmatique et s’appuie sur plusieurs arguments. Tout d’abord, le Rafale est un avion « combat proven » qui a fait ses preuves en opération dans ses deux versions (navale et aérienne). La dégradation du contexte sécuritaire mondial incite certains pays à faire un choix associant avance technologique et maîtrise des coûts. L’entrée en service progressive du F35 et ses déboires financiers constituent de vraies opportunités pour le consortium français. La France est beaucoup moins intrusive et propose de vrais partenariats stratégiques aux pays acheteurs. Le bond technologique du F35 est un frein car il accroît la dépendance stratégique à l’encontre des Etats-Unis qui conservent une totale maîtrise d’œuvre technologique et par là un droit de regard sur l’emploi opérationnel des avions. Ainsi la France propose aux Belges et aux suisses un partenariat militaire et industriel de long terme : intégration d’entreprises nationales à l’écosystème Rafale, mutualisation de certaines fonctions (formation, soutien), police du ciel commune, ouverture de l’espace aérien français pour l’entraînement des équipages…
La version proposée à l’exportation est le standard F4 qui intègre les dernières évolutions technologiques et diffère sensiblement de celle en service au sein de l’armée de l’air française. C’est un argument commercial de poids.
Ensuite la politique industrielle prosélyte des Etats-Unis et leur volonté de phagocyter l’industrie aéronautique européenne inquiètent Bruxelles. L’Europe de la défense veut donc investir dans des technologies permettant un certain degré d’autonomie stratégique : si une aéronautique de combat européenne serait un symbole probablement trop fort à ce stade, beaucoup des technologies sont générales et transposables ce qui intéresse particulièrement la Commission. Les débats entre politiques et militaires en Allemagne semblent conforter cette stratégie d’autonomie française et ouvrent des perspectives à l’export.


Le défi du fournisseur : acquérir la confiance du pays acheteur
La volatilité du contexte sécuritaire international crée une demande pour les aviations de combat. L’arme aérienne est stratégique dans les conflits modernes. Le Rafale est une alternative crédible au F35, ses succès opérationnels le démontrent. Les soubresauts politiques américains sont contre-productifs et offrent de vraies opportunités à l’avion français. La politique du pivot d’Obama (recentrage des intérêts américains sur leur façade pacifique) a entraîné une prise de conscience chez certains alliés européens et la nécessité de promouvoir des solutions militaires et industrielles alternatives à la toute puissance américaine. La sortie du président Trump contre les dérives financières du programme pourrait affecter l’image du chasseur américain qui peine à gagner de nouveaux clients à l’export et faire passer les Etats-Unis pour un pays peu fiable. L’achat d’avions de combat est un engagement sur au-moins 30 ans. Il faut donc pouvoir avoir confiance en son fournisseur.
La France propose des partenariats approfondis aux clients qui ont une capacité industrielle ou une relation stratégique (cas des pays du Golfe). L’euro investi dans le secteur de la défense est celui qui génère le plus de retombées. Le consortium Rafale jouit d’une excellente réputation et pourrait gagner de nouveaux clients. Le F35 pose la question du juste besoin : la Suisse pourrait ainsi privilégier l’avionneur français.
Paradoxalement la principale menace pour le Rafale n’est pas le F35. Mon coût et ses retards dans la livraison, ses performances à nuancer et l’ultra dépendance créée sont de vrais freins pour des pays acheteurs. Le transfert de certaines technologies (l’interconnectivité notamment) à des avions de 4ème génération américains pourrait remettre en cause l’attractivité du Rafale. Ce rétrofit est aujourd’hui la principale menace qui pèse sur le Rafale.
L’avion français doit impérativement engranger de nouvelles commandes pour permettre au programme de rentrer dans ses fonds et convaincre le pouvoir politique français de lancer une initiative avec les pays européens qui n’ont pas encore passé commande auprès de Lockheed Martin. Le maintien d’une capacité industrielle nationale est à ce prix et passe par une coopération européenne.

Pierre Breton
Auditeur de la 21ème promotion SIE
 

Sources :
- Revue Militaire Suisse – 2017 « Le défi de l’acquisition d’un nouvel avion de combat pour la Suisse » Col EMG François Monney.
- Les articles parus sur le sujet dans l’Usine nouvelle.
- Etude prospective et stratégique n°2016-49 : « Participation de l’armée de l’air aux opérations en coalition ».