La confrontation spatiale entre la Chine et les Etats-Unis

Le ton des articles scientifiques de la presse généraliste ou spécialisée suffit à se convaincre de la puissance spatiale de la Chine, au moins égale à celui des Etats-Unis. L'organe de communication officielle en ligne People's Daily se fait l'écho permanent des avancées en la matière, souvent relayées sans recul par la presse occidentale, comme le lancement de deux satellites en dix jours, dans les domaines de la télédétection et de l'observation météorologique. Ces derniers développements font suite à une année de consécration du programme aérospatial chinois, avec la publication du nouveau Livre Blanc sur la stratégie spatiale de la Chine (décembre 2016) et l’annonce du  lancement d'un projet de station spatiale internationale, d'une mission technique sur Mars et d’une initiative de coopération scientifique avec les Européens. La Chine affirme et assume désormais sa suprématie, que nulle puissance ne semble prête à contester, à l'exception notable des Etats-Unis, dont les communautés politique et scientifique n'hésitent plus à faire part de leurs inquiétudes, alimentées par le spectre d'une perte de leadership militaire.  Alors que le traité sur les principes régissant les activités des États en matière d’exploration, qui consacre l’usage pacifique de l’espace extra-atmosphérique (entré en vigueur en 1967) vient de fêter son cinquantenaire, les efforts de militarisation de l’espace sont en outre devenus un aspect essentiel de la rivalité sino-américaine.
La dualité des technologies tirées de la recherche et de la pratique spatiales contribue à alimenter la compétition économique. Cette compétition, qui se déploie tout d’abord dans le champ technologique et commercial, concerne également les domaines militaire, diplomatique et politique.

La stratégie chinoise obéit à une logique de « petits bonds en avant »

La stratégie spatiale de la Chine est historiquement liée à son statut de puissance nucléaire
Les ambitions spatiales de la République populaire de Chine ne sont pas nouvelles. Vainqueur de la Deuxième guerre mondiale, la République populaire a écarté la Chine nationaliste de Tchang Kai Cheik au Conseil de sécurité de l'Organisation des nations unies dont elle est depuis 1971 membre permanent aux côtés des Etats-Unis, de la Russie, du Royaume-Uni et de la France. Puissance dotée de l'arme nucléaire au titre du Traité de non-prolifération (TNP) de 1968, la Chine a logiquement cherché à se doter des technologies balistiques nécessaires à l'emploi de l'arme atomique et à l'établissement d'un appareil de dissuasion crédible.
Indispensable à la maitrise de ces technologies, la recherche aérospatiale a fait l'objet de maintes précautions du pouvoir politique, qui n'a pas hésité à en confier la direction à l'Armée populaire de libération (APL) pour en garantir la continuité, notamment durant la Révolution culturelle, sous l'impulsion de Chou Enlai. Si l'architecture bureaucratique du programme spatial s'en est depuis émancipée, l'APL conserve un rôle éminent dans la définition de l'agenda spatial, susceptible de générer des tensions. La concurrence des dimensions militaire, scientifique et commerciale est en effet un trait caractéristique des programmes spatiaux, la Chine ne faisant pas exception à la règle, et rend nécessaires des procédures complexes d'arbitrage qui échappent largement à l'analyse, en raison de  l'opacité entourant les processus de prise de décision. La Chine parvient en 2003 à envoyer un Taïkonaute dans l’espace, donnant une résonnance nouvelle à un programme dont la connaissance hors de Chine était restée jusqu’alors cantonné aux analyses des services de renseignement et agences spécialisées.

La Chine cherche à garantir son autonomie stratégique
Le programme spatial de la Chine répond à plusieurs impératifs : desserrer l’étau de la contrainte américaine autour de son territoire, accoutumer les nations étrangères et leurs dirigeants à son leadership à venir, légitimer son influence internationale et son pouvoir au sein de la population en vantant des réalisations incomparables.

Dans un contexte incertain pour l’économie chinoise, confrontée à la difficile absorption de nouveaux entrants sur le marché du travail,  il s'agit tout d'abord de favoriser l'émergence, dans le sillage de la recherche aérospatiale, d'un écosystème favorable au développement technologique et industriel, susceptible à terme de repositionner la production et de concurrencer Japonais, Sud-Coréens et Américains. Les autorités chinoises se sont donc lancées dans une politique d'investissements en infrastructures, recherche et développement dans le but de générer des externalités positives, matérialisant une nouvelle fois le « rêve chinois » exprimé par Xi Jinping.
La Chine consolide en outre son autonomie stratégique, par la mise en orbite de satellites d'observation, le développement d'une flotte de satellites de positionnement (Baïdou) concurrente du GPS à l'horizon 2020, de satellites de télécommunication, ou de satellites "tueurs" (ASAT).

Maîtriser l'espace circumterrestre pour dominer le terrestre, tenir les hauts pour conquérir les bas, le pouvoir chinois déclinent toujours l’enseignement de Sun-Tsu.
La stratégie de désencerclement par l’extension territoriale en mer de Chine méridionale semble trouver ici un corolaire dans l’espace extra-atmosphérique, dont la maîtrise répond à un besoin d’accès aux routes stratégiques. Il s'agit de garantir  sa primauté dans l'accès à l'espace, de renforcer son leadership par la  constitution d'une clientèle de pays émergents susceptibles de recourir aux services de ses industries pour la conception et la mise en orbite des satellites à vocation commerciale. La clientèle développée par l'industrie spatiale chinoise, en plus d'élargir l'offre et de réduire les coûts de mise en orbite, contribue à développer des liens de dépendance de la demande.
L’augmentation significative des capacités d’emport de ses lanceurs (23 tonnes en orbite basse pour le lanceur Longue Marche 5 contre 22,8 tonnes pour le Falcon 9 de Space X) conforte la crédibilité de son positionnement.  Cette démarche entre par ailleurs dans le champ de la stratégie chinoise de découplage des intérêts américains de ceux de ses alliés asiatiques.
La maîtrise des technologies spatiales répond, outre le volet idéologique (traité infa) à une nécessité de s’assurer le contrôle de l’accès aux ressources et matières premières nécessaires à une puissance  qui ambitionne de jouer un rôle majeure dans la mondialisation. L’observation des activités navales américaines dans la région de Taïwan apportent à la Chine des capacités de réponse militaire susceptibles d’influencer les positions et décisions américaines, et de peser dans la définition de la stratégie d’alliance avec Taïwan, que les Chinois considèrent comme toujours une province sécessionniste. Il s’agit enfin de s’assurer du contrôle de routes essentielles à l’approvisionnement de l’industrie chinoise, routes aujourd’hui défendues par la marine de guerre des Etats-Unis, par le recours à des armes à impulsion électromagnétique (EMW) capables de désactiver les systèmes d’armes sans déclencher l’arme atomique.
La Chine conteste incidemment un élément fondamental du soft power des Etats-Unis.  En revendiquant  sa ferme intention de rattraper son retard scientifique et technologique pour dépasser à court terme son adversaire, la Chine adopte une dialectique que n'auraient pas reniée Tsars et Premiers Secrétaires du Parti Communiste de l'Union Soviétique. L'épopée des Taïkonautes (littéralement "le plus grand" des cosmonautes) illustre un insatiable désir de grandeur, aux côtés du barrage des Trois Gorges ou de la Grande Muraille.

Les Etats-Unis ont adopté une posture défensive face au défi stratégique chinois
La dimension idéologique, servie par une communication élaborée et efficace, est plus que les deux autres à l'origine des préoccupations américaines. Les déclarations alarmistes de la US-China Economic and Security Review Commission, formation réunissant les parlementaires spécialement dédiée aux questions des relations entre les deux pays en témoignent: les Etats-Unis s'inquiètent du rapport de force engagé par les autorités chinoises, en particulier dans le domaine des représentations. Les Sénateurs et Représentants sont en effet des gens bien informés, et il paraît douteux qu'ils ignorent les aspects fondamentaux du rapport de force sino-américain. Les autorités américaines en connaissent les contours, puisqu'elles ont très largement contribué à les dessiner. Face au volontarisme de la République populaire de Chine en la matière et aux tentatives de captation illégale de technologies sensibles, en particulier dans le domaine nucléaire, les Etats-Unis ont eu recours, dans la lignée du rapport Cox (1999) à une politique d'exclusion de facto de la Chine des projets scientifiques et technologiques internationaux, traditionnelle au regard des circonstances et des moyens généralement employés. Ayant recours à l'arme de l'extra-territorialité du droit américain, les transferts de technologies américaines ver la Chine en ont été substantiellement limités, par le biais de la liste ITAR (International Traffic in Arms Regulations); son accès à l'International Space Station a été enfin suspendu. La visibilité de l'activisme de la commission et de la mise en scène de ses travaux donne une idée de l'inquiétude, réelle ou feinte, de ses membres.
La visibilité a toujours été, en effet, une caractéristique fondamentale de la stratégie spatiale américaine. Première puissance diplomatique et militaire, économique et commerciale, et technologique, les Etats-Unis ont acquis leur leadership spatial durant la Guerre Froide, qu'ils ont cherché à conserver depuis, en dépit de la réduction tendancielle des lignes de crédits accordées à la National Air and Space Administration (NASA) (4,4% du budget fédéral en 1966 contre 0,5 en 2017). Les Etats-Unis demeurent à ce jour la seule nation à avoir mis le pied sur la Lune (Apollo 11 en 1969 et ses successeurs) et l'indéniable avance technologique dont ils ont bénéficié a trouvé en 2016 plusieurs illustrations: sortie de la sonde Voyager 1, envoyée en 1977, de la zone d'influence gravitationnelle du Soleil... Les revirements politiques récents ont cependant miné la cohérence du programme aérospatial américain. Alors que G.W Bush l’avait relancé en annonçant un programme habité sur la planète Mars, le président Obama, faisant face à un calendrier politique et budgétaire peu favorable (impacts économiques et financiers de la crise des subprimes) a dû contredire  les ambitions  de son prédécesseur et faire machine arrière.  La priorité d'alors étant donnée au financement des réformes sociales et sociétales de l'administration Obama (Obamacare) ainsi qu’à la modernisation des forces conventionnelles, la conquête spatiale n'est plus affichée depuis comme une priorité nationale.
L’entrée de Space X et Blue Origin aux côtés d’ISL dans la course à l’espace contribue cependant à donner un nouvel élan aux Etats-Unis. Ces deux acteurs privés, prestataires de la NASA  dans le domaine du fret à destination de l’ISS, se sont lancés dans une compétition technologique, tant dans le domaine des capacités d’emport que de la réutilisation des lanceurs, financée par des fonds privés. Les résultats des essais en cours tendent à crédibiliser cette démarche. Il est revanche délicat d’estimer la nature comme la portée de la réponse militaire au défi chinois, les autorités politiques et militaires américaines se contentant d’une posture essentiellement défensive et se refusant à dévoiler leurs intentions.

Les Etats-Unis restent la puissance dominante

L'inquiétude qui semble caractériser la stratégie américaine tranche avec la remarquable constance dont font preuve les autorités chinoises en matière de stratégie spatiale, que facilite le défaut de transparence évoquée plus haut.  Bien entendu, la publication d'un Livre Blanc ne donne pas  d'éléments significatifs permettant de définir sa stratégie spatiale, si l'on écarte l'évocation des principes de circonstance (contribution au développement de l'Humanité, protection des générations futures, ouverture aux collaborations internationales). Comme pour le programme nucléaire, le délicat exercice des hypothèses et des déductions s'impose donc à l'observateur.

Le rapport de force technologique et commercial demeure très largement favorable aux Etats-Unis.
Les structures et business models des deux filières sont fondamentalement différents. L'intégralité du secteur chinois demeure à la main de la sphère publique, tant pour la définition de sa politique commerciale que pour la recherche et développement et l'incorporation du progrès technique. A l'inverse, la filière commerciale américaine est aujourd'hui composée d'intérêts essentiellement privés, à l'instar des sociétés Space X et Blue Origin, qui ont développé des technologies de lanceurs réutilisables afin d'en réduire les coûts d'exploitation.  Même si les Chinois ont égalé les Etats-Unis en nombre de satellites mis sur orbite chaque année (20 contre 22 en 2016),  le nombre de satellites américains reste de très loin supérieur.
L'investissement financier en matière de développement spatial ne permet pas à la Chine d'envisager, à court ou moyen terme, d'égaler le niveau de performances technologiques dont bénéficient les Américains. Par nature incertaines, les estimations budgétaires convergent cependant autour d'un budget de l'ordre de 3,5 milliards de dollars annuels attribués au programme spatial chinois, contre 19 milliards de dollars à la NASA au titre de l'exercice 2017.
L'écart budgétaire entre les deux programmes soulève de nombreuses questions, qu'il est possible de résumer en deux hypothèses:
-H1: les estimations sous-estiment totalement les efforts budgétaires chinois, comparables à ceux des pouvoirs publics américains, qui leur permettront à terme de rejoindre le niveau de développement technologique et de concurrencer les Etats-Unis dans toutes les dimensions d'un programme spatial.
-H2: les estimations rendent compte de l'ordre de grandeur pertinent. Les ambitions affichées par la Chine sont donc démesurées au regard des moyens consentis et ne permettent de combler un gap technologique de plus en plus flagrant à mesure que les progrès nécessitent  un investissement continu et massif en  recherche et développement.
La première hypothèse, la plus dangereuse, semble hautement improbable. Il semble cependant douteux que la sincérité des comptes figurent parmi les priorités de l’administration chinoise. Au contraire, il apparaît qu’en ce domaine plus que dans tout autre la ruse soit de mise. On peut raisonnablement estimer en somme que, sans être aussi élevés que les investissements américains, les investissements chinois soient en réalité bien plus conséquents.

Le rapport de force politique diplomatique et militaire semble se rééquilibrer.
L'installation d'un doute quant à la capacité des Etats-Unis de conserver leur leadership en matière d'exploration spatiale est en soi un succès, quoiqu'aux effets limités, qui installe la République populaire de Chine dans l'imaginaire de la conquête spatiale. Il faut pourtant immédiatement relativiser ce constat. Tout d'abord, les axes du programme spatial chinois répondent sans équivoque à un besoin d'existence et de visibilité médiatiques, au détriment de l'intérêt scientifique et technologique, voire militaire. Les exemples publics de conflits internes sont peu nombreux mais éloquents. La destruction en vol d'un satellite de type ASAT (2007) sur décision de l'APL sans concertation préalable des nombreuses parties a montré les limites de l'architecture bureaucratique, en même temps qu'il générait une pagaille médiatique dont se serait passé un pouvoir en quête de reconnaissance et de stature internationales. Ensuite, la légitimité du régime n'en sort pas nécessairement renforcée aux yeux de la population chinoise, pour preuve les commentaires irrévérencieux des internautes chinois relatifs au succès du "Lapin de Jade": "Nous n'avons plus que cinquante ans de retard". Le défi de la modernisation  et du développement au-delà de la Chine côtière  reste immense.
Les Etats-Unis demeurent la première puissance militaire maîtrisant l'intégralité des technologies militaires et disposant d'une capacité et d'une expérience opérationnelles très largement éprouvées depuis les guerres d'Afghanistan et d'Irak. Elle jouit toujours d'un réel prestige international, cependant contesté, outre les errements médiatiques de son président, par l'activisme chinois et les réalités des rapports de force, en Asie du sud-est notamment. Les incertitudes autour  de l'attitude de l'Indonésie à l'égard de l'allié traditionnel américain illustrent la force de conviction de la diplomatie chinoise dans la région. Le développement des technologies de surveillance à partir de l'espace extra-atmosphérique contribue à donner à la Chine une capacité d'anticipation et de décision renforcée, orientée vers les activités de la VIIème flotte, déployée dans l’océan Pacifique, notamment.

Conclusion  
Le gap technologique entre Américains et Chinois demeure toujours flagrant. Au sortir de la Guerre Froide, la Chine avait bénéficié de transferts de technologie russe, qu'elle a par la suite développée et améliorée. Il est aujourd’hui improbable, au regard des efforts financiers consentis par les deux puissances, que le rapport de force s’équilibre à court ou moyen terme, chaque percée technologique nécessitant toujours plus d’investissements. Pour mémoire, alors que la Chine parvenait en 2016 à faire atterrir un rover sur la Lune, les Américains contemplaient les images de Pluton, alors distante de 4,7 milliards de kilomètres, transmises par la sonde New Horizon envoyée dix ans plus tôt. Les Etats-Unis restent donc maîtres des technologies spatiales. L’intérêt de la démarche chinoise n’est donc pas tant à chercher du côté de ses réalisations que de son articulation avec les autres déploiements de puissance. Dans une logique asymétrique, la Chine a sciemment choisi d’user de tous les moyens, mêmes légaux, de mener une guerre en tous points hors limites.

Julien Cacciaguerra