Les enjeux géoéconomiques des nouvelles routes de la soie

Nawaz Sharif déclarait : “La paix et le développement sont indissociables. Le projet « One Belt, One road » implique que la géoéconomie doit prendre le pas sur les considérations géopolitiques, et que le centre de gravité doit glisser depuis le conflit vers la coopération ». Le dessein chinois autour des nouvelles routes de la soie consiste en un « projet géographique de connectivité réalisée », conformément au terme chinois « Hu Lian Hu Tong », qui définit une mise en réseau de centres névralgiques par des fils de soie, incluant une dynamique de mouvement. Avançant sur les traces de ses ancêtres, Xi Jinping, accompagné d’un groupe de hauts cadres du Parti Communiste Chinois, souhaite recréer un réseau de routes terrestres et maritimes reliant la Chine et l’Europe. Cette ambition nourrie autour de « Yídài Yílù » (« Une ceinture, une route ») est révélatrice d’une stratégie plus globale du pays, celle de se positionner en nouveau leader mondial à travers la maîtrise des routes commerciales, sous l’étendard de la coopération. Et si N. Sharif déterminait la nécessité d’un glissement du centre de gravité, il s’agit moins de celui du conflit vers la coopération sinon de celui du glissement de la puissance vers un nouveau pôle. Ceci est d’autant plus vrai que le projet porte en sa nature même les germes de la rivalité, se constituant dès lors comme un terreau fertile d’instabilité. S’intégrant dans une dynamique mondiale de remise en cause d’un équilibre délétère fondé sur l’Occident, le projet chinois résonne comme une déclaration de guerre économique sous couvert de partenariat. Il ne s’agit pas ici de contester l’opportunité que présente un tel projet, mais de mettre en exergue les réticences et menaces qu’il peut susciter.

Un projet à vocation mondiale

Englobant environ 60 pays à travers le monde, le projet initié en 2013 s’inscrit à la fois dans le passé, le présent et l’avenir de la Chine. Le passé d’abord, car il est symptomatique d’une Chine traumatisée et historiquement revancharde. Il faut dès lors remonter au XIX ème siècle et à la signature des « Traités Inégaux » imposée par les puissances occidentales, conséquence des Guerres de l’Opium. Cette expérience s’est imposée comme un traumatisme dans la pensée collective chinoise, laquelle, par lien de causalité, fera émerger un esprit de revanche, celui de reprendre d’une part son influence territoriale, et d’autre part les rênes de sa politique étrangère. C’est donc par empirisme que la Chine entend aujourd’hui, à travers le projet BRI, étendre et projeter sa puissance et son influence sur le Monde.

Le projet s’articule autour de trois axes majoritaires : une route terrestre, une route maritime, et une route digitale. Le tracé de la route terrestre ferroviaire, bien qu’il n’existe pas de tracé officiel, est caractéristique de la stratégie chinoise. Ainsi, les premières étapes se situent en Asie Centrale, aire historiquement sous influence russe, regorgeant de ressources minérales et d’hydrocarbures. Le second segment de la route terrestre traduit une volonté chinoise d’intégration, un caractère inclusif du projet, puisqu’elle passerait à travers un certain nombre de puissances régionales dont la situation géopolitique prête à polémique : l’Iran, la Turquie et la Russie.

La seconde route, maritime, s’insère dans une double dynamique stratégique intitulée « Le Collier de Perles ». Pour la Chine, il s’agit d’une part d’étendre sa Zone Economique Exclusive en Mer de Chine par la revendication territoriale d’îles disputées, et d’autre part de se dégager des accès à l’Océan Indien par l’investissement financier dans des ports majeurs du Golfe du Bengale.

Enfin, concernant l’aspect digital de cette Route de la soie, il existe une politique à long terme de lancement de petits satellites pour faire baisser le coût des télécommunications, ainsi qu’un projet structurant, de nature politique, visant à incorporer ce que l’Union Européenne tente d’instaurer : un marché digital unique. Il s’agit notamment de prendre le pas sur le système de câblage existant, en surplombant les installations européennes par un nouveau réseau qui suivra les voies ferroviaires.

Le soft power chinois au service d’une lutte d’influence mondiale

Les intentions chinoises autour du programme « Belt and Road Initiative » se cristallisent à travers le forum organisé en mai 2017, accueillant 68 représentants nationaux, dont 29 chefs d’État, et plusieurs représentant des organisations internationales. Intervenant comme une alternative chinoise au G20 ou au forum de Davos, le « Sommet des routes de la soie » fût une réelle opportunité pour la Chine de réaffirmer sa volonté d’être le nouveau leader mondial, en mettant en avant son principal atout : sa puissance économique. Cette ambition, à peine dissimulée, divise les acteurs internationaux en deux parties : ceux qui y voient une opportunité d’accentuer la mondialisation s’opposent à ceux qui y voient une tentative hégémonique chinoise.

Sans même compter les réticents et opposants au projet, d’autres pays restent hésitants face à l’initiative chinoise, par crainte d’une tutelle économique. Pour pallier ces craintes, la Chine a mis en place une stratégie qui se décompose en deux axes : une stratégie générale et une stratégie de réaction, la première étant elle-même divisible en plusieurs sous parties. En effet, l’initiative doit avant tout être vue selon un angle stratégique financier. La Chine rachetant une partie des dettes mondiales, et de nombreux hubs commerciaux (notamment des ports), il existe un réel risque d’interdépendance de nature financière. Ensuite, le projet est politique : il s’agit pour l’Empire du Milieu de faire rentrer intégralement dans sa zone d’influence l’Asie Centrale et le Moyen-Orient. Ces éléments traduisent inéluctablement une volonté de changement de statut au niveau international, de leadership. Pour terminer, il faut prendre en considération l’influence chinoise existante en Asie du Sud - Sud-Est. L’objectif est d’obtenir le moyen de faire transiter ses marchandises via ses voisins, en offrant en contrepartie un traitement préférentiel. Dès lors, ces tractations peuvent se traduire ainsi : la Chine cherche à suspendre, de fait ou de droit, la souveraineté de ces pays pour se dégager des voies d’accès. En d’autres termes, il s’agit de soumettre une région entière sans user de la puissance physique.

Consciente des inquiétudes autour de l’initiative, la Chine réagit. A travers le Forum, l’opération séduction est lancée. Les autorités chinoises ont déclenché un vaste mouvement de diffusion d’une image positive des Routes de la Soie. En témoigne le choix du vocabulaire employé : par le changement de nom du projet, et l’ajout du terme « initiative », la Chine entend dissimuler ses ambitions, et souhaite apparaître coopérative et inclusive. En outre, l’absence de carte officielle et précise des tracés constitue également le fruit d’une stratégie : par ce biais, les Chinois proposent sans imposer, dans l’attente des réactions. De plus, elle profite de la conjoncture géopolitique actuelle pour installer ses positions. En ce sens, l’élection de Trump constitue une véritable aubaine pour Jinping : le retrait du TPP souhaité par les États-Unis – lequel visait indirectement la Chine – a laissé les pays d’Asie du Sud-Est désorientés, les forçant à se diriger vers une autre alternative. Cette opportunité n’est pas passée inaperçue aux yeux de Xi Jinping, lequel n’a pas hésité à rappeler lors du Forum de Davos le rôle prépondérant de son pays dans une économie mondialisée.

Les oppositions indiennes et américaines

Le plan chinois autour des nouvelles Routes de la Soie ne manque ni de protagonistes, ni d’antagonistes. Dans un souci synthétique, il est impossible de traiter l’ensemble des contestataires, tant leurs velléités et motivations varient.

L’Inde constitue le contestataire principal au projet chinois. Le pays voit d’un mauvais œil les avantages octroyés par la Chine au Pakistan. Soutenue par Washington, le discours de Nahrendra Modi devient plus agressif qu’il ne l’était, allant jusqu’à boycotter le Forum, résultat de la construction du couloir économique sino-pakistanais, l’un des plus importants chantiers du projet. La stratégie chinoise est simple : démontrer aux États d’Asie du Sud-Est qu’elle est l’acteur et partenaire incontournable de la zone. En se rapprochant toujours plus du Pakistan, elle démontre également une volonté certaine de soutenir l’ennemi n°1 de l’Inde. A l’inverse, l’Inde s’est montrée solidaire avec le Bhoutan en juin 2017 alors que les armées chinoises prenaient position sur le plateau du Doklam pour sécuriser un nouveau projet d’infrastructure pour le projet BRI. Pendant plusieurs semaines, les armées chinoises et indiennes se faisaient face, sans jamais s’affronter, portant la tension entre ces deux pays à son maximum.

Cet interventionnisme chinois dans les affaires indiennes est également très déprécié par les États-Unis, inquiètes d’une présence chinoise accrue au Moyen-Orient et d’une perte d’influence en Asie, et éventuellement dans les Balkans et pays membres de l’OTAN. Pourtant, malgré des manœuvres hasardeuses et une prise de conscience américaine des enjeux de la BRI, les États-Unis qui ne souhaitaient initialement pas participer au Forum ont changé de position. Ce revirement est la conséquence d’un accord signé avec la Chine un peu plus tôt dans l’année, accord autorisant l’import de viande de bœuf sur le marché chinois. Une petite victoire pour Trump, une grande pour Xi Jinping, qui a opéré un véritable tour de force.

Conclusion

Plus le projet « Belt and Road Initiative » avance, plus il apparaît clairement qu’il résulte d’une stratégie chinoise de bouleverser l’équilibre mondial, si tant est qu’il existe. Bien que certain pays, en tête desquels l’Inde et les États-Unis, s’opposent plus ou moins ouvertement au projet par crainte, un grand nombre d’autres pays soutiennent l’initiative. Malgré des tentatives d’oppositions et de négociations, le rapport de force apparaît comme profondément asymétrique, les puissances occidentales ne pouvant s’opposer à l’aire d’influence chinoise : s’opposer à la Chine revient désormais à s’opposer à l’ensemble des parties prenantes du projet et au développement de leur économie. Par un habile stratagème, la Chine propose ce qui apparaît comme une relation « win-win ».

De son côté, l’Union Européenne joue un jeu étrange et peine à se placer dans le concert des nations. Son refus explicite d’accorder à la Chine en décembre 2016 le statut d’économie de marché à part entière (suite logique de son adhésion à l’OMC, quinze ans auparavant), puis la promulgation de lois antidumping en mai 2017 permettant à la Chine de contourner les règles, sont autant d’éléments paradoxaux qui créent une véritable schizophrénie européenne sur la question. En outre, plusieurs médias (majoritairement indiens) ont affirmé que des experts et économistes européens auraient récemment fait publiquement part de leurs inquiétudes vis-à-vis du projet chinois, allant jusqu’à le qualifier de « diplomatie des dettes ». Serait-ce le marqueur du lancement d’une contre-offensive de l’Occident, ou le simple résultat de l’intense propagande indienne sur le sujet ?

Léo Coqueblin


Sources

  • Conférence et entretiens avec les intervenants : « La « Nouvelle » Route de la soie chinoise : menace ou opportunité ? », Université Panthéon-Assas, organisée par le Centre Thucydide, le Forum du Futur et Synopia, Paris, 28 septembre 2017

  • Mercator Institute for China Studies, MERICS

  • Roundtable, « China’s Belt and Road initiative: Views from along the Silk Road”, Asia policy, n°24, Juillet 2017

  • Conseillers du Commerce Extérieur de la France, « La lettre de la Chine hors les murs », n°15, CNCCEF – Commission Pacifique, Janvier 2017


Bibliographie

  • Aris Stephen, « « One Belt One Road », les nouvelles routes de la soie », Center for Security Studies, Zurich, Septembre 2016

  • Autere Guillaume, « Le soft power à la chinoise, quand l’économie devient une arme », Courrier International, Novembre 2014

  • Courmont Barthélémy, « Ce que révèle le premier sommet des routes de la soie des intentions économiques chinoises », IRIS, 5 juin 2017

  • Kurlantzik Joshua, « China’s Soft power offensive, One Belt One road, and the limitations of Beijing’s soft power », Council on Foreign Relations, Mai 2017

  • Reuters, « US to send a delegation to China’s Belt and Road summit », Mai 2017