L’affrontement russo-américain sur la question énergétique européenne : le cas du gazoduc Nord Stream 2

Annoncé en juin 2015 pour doubler les capacités du gazoduc Nord Stream établi en 2011 permettant d’acheminer jusqu’à 55 milliards de m3 de gaz russe par an vers l’Europe, le projet de gazoduc Nord Stream 2 se présente comme une épine dans le pied pour la politique énergétique en Europe. Ce projet, reliant la Russie à l’Allemagne en passant sous la mer Baltique, bien qu’étant présenté par ses sympathisants comme un projet uniquement commercial, met en concurrence de nombreux acteurs aux intérêts politiques et économiques différents. Le récent texte proposé par le Congrès américain et signé par le président Trump le 2 août 2017 visant à sanctionner économiquement la Russie et ses partenaires sur le projet témoigne de cet affrontement à plusieurs échelles dans ce qui s’apparente bien à « une déclaration de guerre économique totale » selon les mots du Premier ministre russe, Dmitri Medvedev.
Ce projet de gazoduc a véritablement été lancé le 4 septembre 2015 avec la signature d’un accord commercial entre les entreprises Gazprom pour la Russie, OMV pour l’Autriche, les allemands Uniper (ex E. ON) et Wintershall, l’anglo-néerlandais Royal Dutch Shell et Engie du côté français. Ce consortium prévoyait une répartition des parts à hauteur de 50% pour l’entreprise russe et de 10% pour chacun des autres partenaires, dans un budget total évalué à environ 9,5 milliards d’euros. La construction des deux nouveaux conduits sous-marins sur une longueur totale de 1224 kilomètres entre les villes Vyborg en Russie et Greifswald en Allemagne devrait être terminée avant la fin de l’année 2019 avec une pleine capacité du dispositif en 2021.
L’analyse des différents intérêts à travers diverses grilles de lecture permet de mettre en exergue et comprendre les conflits qui surgissent de cette bataille de l’énergie.

Un projet mettant en doute l’unicité européenne sur la question énergétique
Bien qu’il soit présenté comme étant un projet purement commercial mettant en lien des entreprises privées défendant leurs intérêts propres, ce projet de gazoduc reste largement décrié compte tenu du poids stratégique de celui-ci pour chacun des Etats concernés. En effet, la résonance politique de ce projet ne peut être ignorée tant l’énergie constitue aujourd’hui un secteur hautement stratégique d’un point de vue géopolitique et économique. La place de la politique énergétique de l’Union européenne paraît en ce sens primordiale pour aborder la question et envisager la faisabilité de tels projets commerciaux. Ici, la forte dépendance de l’Europe au gaz russe semble constituer un point de discorde entre plusieurs parties. Effectivement, la volonté de diversification initiée par Bruxelles dans le milieu des années 2000 est interprétée de différentes manières sur les formes d’approvisionnement et les formes d’énergie auxquelles l’Europe doit s’intéresser. Le Nord Stream 2 constitue l’opportunité d’une source nouvelle d’approvisionnement d’énergie compte tenu du ralentissement de la production européenne (spécialement aux Pays-Bas) mais il ne semble pas respecter les autres points préconisés en renforçant la dépendance de l’Europe vis-à-vis de la Russie comme fournisseur et vis-à-vis du gaz comme source énergétique, le gaz russe représentant déjà un tiers de la consommation européenne avec 450 milliards de m3.
Cependant, bien que les positions divergentes soient de mise dans le débat au sein de l’UE, les règles européennes semblent à géométrie variable sur la question énergétique. Le projet Nord Stream 2, en plus des problèmes de respect des règles communautaires en matière de marché libre et de transparence des prix, s’oppose à la Stratégie de sécurité énergétique présentée par la Commission européenne en 2014, qui mettait l’accent sur la sécurité gazière et la volonté de diminuer la dépendance européenne face au gaz russe. La fronde des « perdants », parmi lesquels on compte surtout la Pologne, la Slovaquie et les pays baltes, ne s’est pas faite attendre sur ce dossier avec une lettre adressée le 26 novembre 2015 à la Commission pour dénoncer l’accroissement potentiel de la dépendance européenne vis-à-vis du gaz russe, l’amoindrissement de la sécurité énergétique de certains Etats membres et une certaine contribution à la déstabilisation de l’Ukraine, pourtant « pro » européenne. L’aspect géopolitique apparaît dès lors incontournable dans cette affaire avec la situation ukrainienne où la Russie souhaite étouffer ce pays de transit (qui n’utilise aujourd’hui que 50% de ses capacités de transit) en élaborant des projets énergétiques contournant cette route classique aux infrastructures vieillissantes, comme en témoignent les gazoducs Yamal et Nord Stream 1 et 2 ainsi que le projet avorté de South Stream en mer Noire. Bruxelles contribue-t-elle ainsi à soutenir la politique agressive de la Russie envers son voisin ukrainien en soutenant le projet de gazoduc Nord Stream 2 ? Quid d’une solidarité communautaire sur le sujet ?
L’aspect environnemental ne doit être occulté dans cette affaire avec le processus de consultation publique en cours au Danemark concernant l'évaluation de l'impact environnemental du projet Nord Stream 2. En effet, ce projet de loi peut potentiellement freiner la construction du tronçon du gazoduc passant par les eaux territoriales et la ZEE danoises (139 kilomètres de pipeline), même s’il semble qu’au final la décision appartiendra directement ou indirectement (via un mandat des pays membres) à la Commission européenne de négocier un accord avec la Russie sur ce projet.
L’influence d’acteurs et de facteurs extérieurs semble perturber le peu de cohésion européenne souhaitable dans le contexte hyperconcurrentiel de la guerre économique dans le domaine énergétique.

L’ingérence américaine dans les affaires énergétiques européennes
Un point vient en effet faire basculer le débat sur l’opportunité de réaliser le gazoduc Nord Stream 2. Effectivement, les Etats-Unis, souhaitant contrer l’influence prégnante de la Russie sur l’Europe dans le domaine énergétique, militent par divers moyens pour empêcher la réalisation de ce vaste projet. Sous une nouvelle vague de sanctions économiques punissant la Russie pour son rôle dans la crise ukrainienne et son interférence dans la campagne aux élections présidentielles américaines, le Congrès américain a réclamé l’application d’amendes significatives aux entreprises participant aux exportations énergétiques russes, visant ainsi directement le projet Nord Stream 2, amendes assorties de restrictions bancaires et d’exclusions aux appels d’offre outre-Atlantique. Pour quelles motivations ? Le raisonnement semble assez simple : exporter aux européens leur gaz de schiste, pour répondre aux besoins de leur nouvelle politique de production intense dans ce domaine tout en corrigeant leur balance commerciale négative avec le Vieux continent. Jusqu'ici, les exportations américaines de gaz naturel liquéfié (GNL) vers l'UE ont eu du mal à accroître leurs parts de marché en raison des goulets d'étranglement du gaz russe et des infrastructures en Europe. Depuis février 2016, environ 1 milliard de mètres cubes de gaz naturel américain a atteint l'Europe, soit à peu près l'équivalent de seulement 2% de la capacité prévue de Nord Stream 2.
Les moyens utilisés par les Etats-Unis pour mener à bien leur stratégie de conquête économique sont proches de méthodes déjà utilisées par le passé avec une efficacité redoutable. On pense ici à l’extraterritorialité des lois américaines qui leur permettent de faire pression sur des entreprises en portant des menaces de sanctions à la fois économiques et juridiques. Les sanctions infligées dans les cas Alstom ou BNP Paribas peuvent témoigner de la puissance de cette arme dans l’affrontement économique qu’implique le nouveau paradigme post-Guerre froide. Dans notre cas précis avec Nord Stream 2, les Etats-Unis se défendent même de vouloir empêcher ce projet en arguant qu’il en va de la sécurité énergétique de l’Europe face à la stratégie russe consistant à approfondir l’addiction et la dépendance européennes en matière de gaz. Le soutien de certains pays européens constitue également un bon moyen d’influence pour les Etats-Unis comme pour la Russie, toujours dans un jeu politico-économique majeur où l’influence constitue un moyen de pression considérable.
Les guerres du gaz en 2006 et 2009 avaient prévenu l’Europe d’un nécessaire besoin de diversification face à des défaillances possibles du partenaire russe mais les dix dernières années ne témoignent pas d’un réel progrès en la matière. Les différentes pistes azerbaïdjanaise, américaine, norvégienne ou algérienne laissent des possibilités à l’Europe mais la perspective de s’éloigner du gaz russe à faible coût reste fragile face à la prééminence de cet acteur. L'UE devrait poursuivre ses efforts pour atteindre des objectifs ambitieux en matière d'efficacité énergétique. Dirigée par la Commission européenne, elle devrait s'efforcer d'harmoniser les politiques énergétiques de ses États membres avec une approche unifiée qui ne favorise pas les objectifs étroits des Etats et des entreprises mais qui protège les intérêts de toute l’UE.
Le résultat de cet affrontement entre les Etats-Unis et la Russie sur le terrain du marché énergétique européen semble pouvoir se lire de différentes manières selon le prisme employé. En effet, l’on pourrait considérer que la Russie a réussi à tenir dans cette bataille géoéconomique avec la poursuite du projet Nord Stream 2, néanmoins financé aujourd’hui qu’à seulement 30%, mais toujours largement soutenu par Gazprom malgré les sanctions américaines. Aussi, face à la résistance du Danemark, les dirigeants envisagent tout de même la poursuite du projet via une route alternative.
De l’autre côté, les Etats-Unis par leur mécanisme de sanctions semblent avoir réussi à faire vaciller ce projet russo-allemand, en témoignent les hésitations de financement du projet de certaines entreprises partenaires comme Engie ou OMV face aux potentielles répercussions des sanctions américaines, malgré l’accord trouvé entre les entreprises partenaires au mois d’avril 2017. Les désaccords au sein de l'UE, les implications des sanctions et les pays qui s'opposent à la construction pourraient donc retarder, voire tuer, le projet.

Jules Mouillé


Sources :

WURTZ Francis, « Regain de guerre économique de Washington contre l’UE », L’Humanité du Dimanche, 3 août 2017

BIELKOVA Olga, « A Russian Pipeline of Deception : Nord Stream 2 », Forbes, 11 juillet 2017

« CHARLEMAGNE », « Germany’s Russian gas pipeline smells funny to America », The Economist, 22 juin 2017

FEITZ Anne, « Nord Stream 2 : les acteurs craignent les sanctions américaines », Les Echos, 15 juillet 2017

GRESILLON Gabriel, « Bruxelles veut réduire la dépendance au gaz russe », Les Echos, 10 février 2016

CHATIGNOUX Catherine, « Europe : l’impossible alternative au gaz russe », Les Echos, 9 octobre 2017

VON SALZEN Claudia, « Nord Stream 2, un instrument de pression politique pour la Russie ? », Euractiv, 19 juillet 2017

SZALAI Pavol, « La CJUE devrait donner son avis sur Nord Stream 2 », Euractiv, 22 mars 2017

CRISP James, « Nord Stream 2 contredit l’indépendance énergétique de l’UE », Euractiv, 24 février 2016

GOTEV Georgi, « L’Europe centrale fait bloc contre le projet Nord Stream 2 », Euractiv, 7 décembre 2015

PERRIN Francis, « Nord Stream 2 as the EU’s Hot Potato », Valdai Club, 7 septembre 2017

POLAK Petr, « The Trouble with Nord Stream 2, How the Pipeline Would Benefit Russia at the EU’s Expense », Foreign Affairs, 23 août 2017

PARASKOVA Tsvetana, « Europe Stands Divided On Gazprom’s Nord Stream 2 Pipeline », Oil Price.com, 10 octobre 2017

Site officiel : Nord Stream 2, www.nord-stream2.com