Buttergate : retour sur une crise informationnelle affectant le marché du lait

Dossier 

 Retour sur une crise informationnelle affectant le marché du lait français


 

 

Les consommateurs français sont gourmands et exigeants, et ils sont perspicaces. Ils sont plutôt bien informés et suivent, grâce aux médias et aux réseaux sociaux, les actualités économiques en France et à l’étranger. Et ils n’aiment pas qu’on leur fasse avaler n’importe quoi pour expliquer ce qui se passe dans leur supermarché préféré. Les consommateurs français aiment aussi payer le juste prix pour leurs courses, et apprécient de ne pas subir les bras de fer des acteurs du secteur agro-alimentaire. C’est donc étonnant la situation dans laquelle le consommateur français se trouvait en octobre 2017, face à une soi-disante « pénurie du beurre », et des rayons de supermarché quasi-vides. Il y a toujours la margarine, ou autres produits de substitution, comme le suggère un article apparu dans le Figaro (http://madame.lefigaro.fr/cuisine/alternatives-au-beurre-tartines-patisseries-et-cuisson-191017-134872). Mais le consommateur français, plus grand consommateur de beurre au niveau mondial, a droit à son beurre et comprend que, contrairement aux apparences, aucune réelle pénurie du beurre n’existe en France. Ce qui existe c’est un manque de beurre vendu au prix auquel la distribution souhaite l’acheter. Ce qui existe, ce sont des stocks de beurre que les industriels préfèrent vendre à l’étranger, en Allemagne par exemple, ou des prix « corrects » pour les vendeurs sont acceptés parce que le marché allemand a vu le prix du beurre en supermarché augmenter de 70% depuis le début de l’année 2017, tandis que dans les supermarchés français les prix n’ont bougé que de 6%.  Depuis longtemps les enseignes françaises se livrent à une guerre des prix pour appâter et conserver leurs clientèles, au grand daim des producteurs et transformateurs qui subissent cette forte pression, qui remet en question non seulement la rentabilité mais l’activité elle-même de ces acteurs. Vendre à l’étranger ou vendre leur entrerise et mettre la clef sous la porte ?

 

L’évolution de l’offre et de la demande mondiale de beurre

Le marché français se veut un marché libre dans un pays démocratique. Pourtant Adam Smith Institute pose la question suivante : de quels manuels économiques se servent-ils en France ? Le principe de base d’un marché libre est que les prix varient en fonction de la demande. La demande au niveau mondiale pour le beurre ne cesse de croitre depuis plusieurs années (+2,5% entre 2013-2015). Les Américains « reviennent au beurre » après des années noires durant lesquelles le beurre était considéré comme un produit à éviter pour cause d’une causalité supposée entre les maladies cardiovasculaires et une consommation trop enthousiaste du produit. On évitait le beurre, on a préféré consommer les huiles végétales, la margarine ou d’autres alternatives. Mais récemment le beurre a été quasiment blanchi, et n’est plus l’assassin potentiel dont il a été accusé d’être, et les Américains célèbrent cette réhabilitation nutritionnelle en consommant davantage. Les Chinois ont découvert chez eux une appétence pour les viennoiseries et pâtisseries, qui nécessitent beaucoup de beurre pour leur confection. Tout ça à un impact sur la demande mondiale, sans négliger que le marché français a progressé de +5% pendant la même période. Tout le monde veut du beurre, le problème c’est qu’apparemment il n’y en aura pas pour tout le monde (au prix que souhaitent le payer la grande distribution française).

 

On n’a d’abord essayé de faire croire au public français que les raisons de la pénurie de beurre en France trouvaient leurs origines dans les mauvaises conditions climatiques de l’été 2016, qui ont réduit les matières premières pour la fabrication du beurre, conjuguer avec une hausse de la demande, française et mondiale. La combinaison de ces deux raisons explique qu’aujourd’hui qu’on pouvait dans le dernier trimestre de l’année 2017 des rayons vides en supermarché et jusqu’à 48% de rupture de stocks. Ce record fut atteint pendant la semaine du 23-30 octobre 2017. Par contre les éleveurs produisent du lait en quantité, et les transformateurs et grossistes vendent du produit à l’étranger, donc il y a bien du beurre quelque part, mais pas au rayon frais des supermarchés, ni chez les grossistes. Il y avait aussi une autre raison de la pénurie, qui remonte plus loin dans le temps : la fin des quotas européens sur le lait en 2015. Quand les quotas ont été levés une surproduction de lait avait suivi, entrainant une chute des prix du lait. Beaucoup d’éleveurs et producteurs ont préféré changer d’orientation et se détourner de la fabrication de lait vers d’autres alternatives plus stables et plus rentables. L’idée de la stabilité des prix est intéressante : c’est un argument que peuvent invoquer les grands enseignes de la distribution si on tente de remettre en cause la norme actuelle en France de négociations annuelles des prix entre fournisseurs et grande distribution. Les prix pour l’année sont fixés en février. En 2017 il y a eu en cours d’année, en raison de la flambée des prix du beurre sur les cours internationaux (+172%), une renégociation vers le haut de 20%. Mais les producteurs, toujours insatisfaits, vendent leurs produits ailleurs, à l’étranger, au meilleur offrant. La grande distribution est mécontente, refusent de payer plus cher, laisse se vider les stocks en magasin, et essaie de convaincre le public que le système de prix annuels assure pour le consommateur des prix stables en magasin, et qui ne subissent pas de fluctuations au gré des cours internationaux. Benoit Rouvier, économiste au Centre national interprofessionnel de l’économie laitière parle de « théâtralisation orchestrée par la grande distribution ». C’est une situation complètement irréaliste qui frustre à la fois les consommateurs et les industriels. C’est étonnant quand on compare avec les filières du bœuf ou du porc, où les prix peuvent être négociés presque quotidiennement par la grande distribution selon les cours du marché.

 

La communication mensongère des grandes surfaces

La grande distribution remet sur les épaules des producteurs et les industriels le blâme de la pénurie du beurre. Certains regroupements d’agriculteurs sont très fâchés et investissent des supermarchés avec des tractes qui expliquent que ceux sont les enseignes qui ne souhaitent pas payer le juste prix pour leurs produits. « Il n’y a pas de pénurie de beurre, mais une communication mensongère des grandes surfaces », ont déclaré les syndicats agricoles. Ils parlent « d’intox » de la part des distributeurs et d’un gouvernement qui ne réagi pas.

En effet, l’Etat n’intervient peu ou pas, ce qui étonne quand on considère que la défense des producteurs du secteur l’agro-alimentaire faisait partie des promesses de campagne électorale du Président de la République. Pour expliquer la situation actuelle Stéphane Travert, le ministre de l’agriculture, a évoqué au départ la fin des quotas de 2015 et la mauvaise saison de 2016 pour expliquer « la crise » du beurre. Puis il ravise son discours début novembre, invite les acteurs du secteur à dialoguer et à s’entendre pour ne pas priver le consommateur français de leur beurre. Les fêtes approchent et par peur de manque le stockage se fait par le biais des consommateurs, ce qui aggrave d’autant plus le manque de produit en rayons. Le ministre a évoqué cet effet de stockage qui exacerbait la pénurie en rayon, par contre ce n’est pas uniquement les consommateurs qui achètent plusieurs plaquettes à la fois, c’est aussi dû aux artisans et restaurateurs qui soient ne trouvent plus de beurre chez les grossistes, soient qui ont fait le calcul et ont trouvé que c’était plus économique de s’approvisionner en beurre au détail où les prix n’ont pas augmenté que de l’acheter en gros à un prix plus fort. D’autres victimes de la pénurie sont obligés d‘accepter un rationnement forcé, comme ce pâtissier du Cher qui a dû mettre en chômage technique 70% de ses équipes par manque de matière première.

C’est raisonnable que le consommateur veuille payer le moins cher possible ses courses en supermarché. Les enseignes refusent d’augmenter le prix du beurre pour fidéliser le client. Mais le client n’est peut-être pas prêt à subir des manques de produits parce que les enseignes font la guerre entre eux et refusent de laisser leurs fournisseurs augmenter les prix. Le consommateur n’est pas à un centime près pour ses achats, mais les grands groupes jouent à un jeu où des centimes au niveau de leurs clients leur vaut des sommes beaucoup plus importantes en parts de marché. Les enseignes ont tenté de faire porter une pénurie circonstancielle sur les épaules des producteurs, en faisant croire que le climat était le coupable, mais aussi les règles de l’Europe et la fin des quotas. Et puis c’était aussi le marché international. Les millions de Chinois qui consomment désormais beaucoup de croissants et ont fait exploser la demande.

 

La rigidité du système français en accusation

Mais les vraies raisons de cette crise sont peut-être la rigidité du système français qui avantage les distributeurs, et l’immobilité de l’Etat qui souhaite mettre fin à ce système, sans trop froisser les géants de la distribution. Cette situation rappelle celle de la crise du sucre en Amérique du Nord dans les années 1970, quand le marché a souffert une pénurie du sucre, provoquée par la décision du Congrès de laisser expirer les tarifs douaniers sur l’importation du sucre. Le résultat fut un effondrement des prix domestiques, et par conséquence une chute de la production, qui a par la suite provoqué une hausse du prix de 400%. Après quelques années le Congrès, sous la pression de la population, a réinstauré les taxes douanières sur les importations de sucre, et le marché c’est stabilisé.

Début décembre 2017 les plaquettes de beurre sont de retour dans les rayons et on n’entend plus beaucoup parler de cette « crise du beurre » dans les médias. Comme avait rassuré le ministre de l’agriculture, la situation c’est normalisé assez rapidement. Les stocks en partie étaient dépendants de la nature cyclique du produit même, l’hiver favorisant la production. L’ironie dans cette affaire est que le marché du beurre, libéré en 2015 avec la fin des quotas sur la production, est en France doublement prisonnier de la variation du cours international et des pratiques tarifaires. Les producteurs et les industriels se trouvent pris dans l’étau d’une bataille à la fois idéologique et financier. Or pour laisser vraiment libre le marché, le gouvernement français devrait peut-être intervenir avec plus de conviction pour éviter que certains intérêts ne puissent pas prendre en otage les consommateurs et les contrarier dans leur mode de vie.

 

Andréa Lafleur