La naissance d’une école de pensée sur la guerre économique : retour sur le centième séminaire de l’EGE

 


 

C’est dans une salle comble que s’est tenu, le 8 mars 2018 à l’auditorium de la Macif de Paris, le centième séminaire de recherche de l’École de Guerre Économique, consacré à la création d’une école de pensée sur le guerre économique. Cet évènement tout-à-fait remarquable a réuni pour la première fois sur un même plateau cinq personnalités reconnues de l’Intelligence économique : le directeur de l’EGE Christian Harbulot, Me Olivier de Maison Rouge, Nicolas Moinet, Éric Delbecque et Ali Laïdi, chargé d’animer les discussions du jour. En un peu plus d’une heure et demie, les invités ont pu poser les raisons d’être, les grands principes et les objectifs de cette école de pensée, puis répondre aux questions de l’assemblée.

Pour une présentation plus détaillé des intervenants, voir ici.

« Expression majeure des rapports de forces non militaires », « extension du domaine de la guerre à la sphère économique », etc. : c’est par des définitions variables mais complémentaires de la guerre économique que les invités ont débuté ce séminaire, certains insistant sur le couple agilité-paralysie, d’autres sur les aspects réglementaires et normatifs – méconnus mais bien réels.

 

De la nécessité d’une école de pensée sur la guerre économique

Interrogé sur l’intérêt fondamental de créer une telle école, Christian Harbulot rappelait que l’actualité ne cesse depuis plus de deux décennies de donner raison au concept de guerre économique, et du même coup de décrédibiliser les théoriciens d’un monde épuré de toute conflictualité et régulé par les lois naturelles du marché. Le temps est donc venu de s’affirmer, et de créer de la connaissance ainsi qu’une caisse de résonance pour des idées dont la pertinence ne peut plus être niée.

L’inertie intellectuelle qui frappe les diverses institutions à ce sujet n’est pas sans explication. En effet, la guerre économique agit comme un révélateur de l’économie et la démasque, en la replaçant dans la sphère politique, qu’elle n’a en fait jamais quittée. Cela remet profondément en cause le travail et les grilles de lectures classiques de nombreux universitaires, et crée une résistance compréhensible mais préjudiciable pour tous car elle empêche de rendre compte de la réalité.

Du côté de l’État, le constat n’est pas très différent. L’absence d’espace pour penser la guerre économique est autant le fait d’intérêts corporatistes antagonistes que de blocages psychologiques forts. L’accepter pleinement impliquerait de redéfinir tout le champ politique, et de le replacer sur un terrain qu’il a fui et qui constituait pourtant son domaine d’expression premier.

Il a bien existé des moments historiques qui auraient pu être l’occasion de redessiner un périmètre étatique pertinent et conforme à l’intérêt général, comme l’effondrement du bloc soviétique ou la crise financière de 2008. Mais ces opportunités n’ont su être saisies.

 

La paralysie du monde académique

Si le monde académique ne semble pas non plus vouloir se pencher sur le sujet – comme en atteste le nombre famélique de thèses consacrées –, cela ne tient pas uniquement à la peur d’une trop grande remise en cause. Tout d’abord, l’hyperspécialisation qui caractérise cet univers handicape l’exploration d’un thème large et transdisciplinaire. D’un point de vue méthodologique, la rareté des sources est une barrière importante. La guerre économique est par nature masquée, et les personnes compétentes pour en parler, qu’elles évoluent au sein d’une entreprise, de l’appareil d’Etat ou dans le renseignement, sont réticentes. Mettre en place une confiance réciproque est un véritable défi. D’autant que le recueil d’une information diffère de son traitement, et les habilitations nécessaires sur divers sujets complexifient encore la tâche. Enfin d’un point de vue fonctionnel, le système de validation par les paires couplée à la mise en avant des publications dans un nombre restreint de revues scientifiques – et majoritairement anglo-saxonnes – achève de dissuader les éventuels étudiants et chercheurs intéressés mais enfermés dans ce circuit. Et c’est sans aborder la frilosité des éditeurs, qui laisse parfois planer quelques doutes sur la réalité de la liberté d’expression en France.

 

Un besoin vital pour les entreprises

Malgré ces obstacles, les décideurs ont-ils été pus être atteints jusqu’à présent ? Les plus réceptifs sont ceux « au front ». Quelques entreprises, après un trop long abandon, ont réintégré avec succès la géopolitique dans leurs analyses, à l’image du groupe Michelin. C’est un message fort. Toutefois, il ne s’agit pas encore de la majorité. C’est pourtant une urgence à l’heure à de plus en plus de pays tournent le dos au mirage du doux commerce et de la libre concurrence dans un monde apaisé, et adoptent des postures offensives : la Chine, la Russie, l’Iran de manière évidente, mais également la Corée du Sud et d’autres, et surtout les États-Unis. À cet égard, un invité soulignait avec exaspération que l’élection et l’attitude de Donald Trump relèvent bien moins de la fantaisie qu’on cherche à le faire croire. La difficulté voire l’incapacité de la superpuissance à contenir la Chine est bien réelle, et les forces vives de l’économie américaine l’ont bien compris. Preuve, s’il en faut encore, de l’importance des affrontements économiques dans l’analyse politique et géopolitique.

Les entreprises doivent donc revoir leur approche et revenir à des analyses transversales et moins naïves. Les directeurs des différents départements des grands groupes actuels sont, indépendamment de leurs qualités dans des secteurs donnés, insuffisamment formés à l’intelligence économique et aux problématiques de guerre économique. Les processus doivent évoluer : les dichotomies classiques, entre information ouverte et fermée par exemple, ne tiennent plus ; les frontières se brouillent et il est nécessaire de gagner en agilité. Certaines émanations de la société civile se montrent très efficaces dans ce domaine.

 

L’importance méconnue du droit

Me de Maison Rouge est revenu sur l’aspect juridique – trop souvent ignoré – des rapports de puissance mondiaux. L’Europe continentale est historiquement dominée par le droit romano-germanique. Mais peu de gens se sont penchés sur son effacement progressif au profit du droit anglo-saxon de common law. Cette globalisation – c'est-à-dire l’extension d’un modèle unique à l’ensemble de la planète – du droit anglo-saxon est au cœur de la guerre économique en cours.

Ainsi, la lutte extraterritoriale contre la corruption lancée par les États-Unis depuis un certain déjà est tout sauf anodine. Hélas, la réponse française que constitue la loi Sapin II ressemble davantage à une soumission qu’à une riposte stratégique puisqu’elle reprend peu ou prou les standards américains. Pire, certains juristes arguent qu’ainsi, le non bis in idem s’appliquera et « protégera » les entreprises françaises : or cette règle qui veut qu’on ne puisse être jugé deux fois pour les mêmes faits n’est reconnue qu’en droit romano-germanique !

Si cette problématique parle sans doute moins aux entreprises de petites tailles et/ou opérant sur un marché délimité – au mieux européen –, il en est tout autre pour les groupes de dimension internationale et pour les États, concernés au premier plan par cette bataille des normes.

 

La réappropriation intellectuelle par la synergie et la subversion

De nombreuses disciplines sont susceptibles de contribuer avantageusement à l’étude de la guerre économique : la psychologie, la sociologie, le droit, etc. Mais il est nécessaire d’apprendre à travailler ensemble, comme savent le faire les Américains par exemple, grâce à diverses agences dédiées. Or la France ne dispose pas de telles agences, et ne montre pas la volonté d’en créer, au niveau étatique du moins. Et quand bien même d’heureuses initiatives se font jour, le modèle pyramidale et hiérarchique de l’administration les empêche d’aboutir. C’est donc à la société civile, et à une entité telle que cette école de pensée, de mener ce travail de mise en synergie.

L’objectif est bien de permettre une réappropriation intellectuelle au plus grand nombre. Mais la situation actuelle n’y est pas favorable. Dès lors il s’agira d’employer les moyens du « faible », qu’enseigne justement une étude approfondie de la guerre économique. Prendre à revers, déplacer les débats, créer la polémique ; en un mot : déranger. Tel doit être la manière de procéder afin de faire évoluer et accoucher les esprits, par la production et la diffusion d’analyses et de connaissances.

Déjà, on constate une prise de conscience des enjeux de notre temps par petits îlots. Il faut capitaliser dessus, et soutenir ces acteurs de la société civile car elle reste la première source de forces vives, à l’heure où l’État a déserté ces questions fondamentales. Les universitaires ont – malgré les obstacles exposés – une place à prendre, d’autant que leur parole reste plus libre que celle des fonctionnaires.

 

L’école de la « puissance partagée »

L’école de pensée de la guerre économique n’a pas vocation à se positionner sur l’échiquier politique, ni à être récupérée. Elle ne se caractérise ni par le cynisme d’une approche purement matérialiste, ni par la naïveté fatale que constituerait un « antimilitarisme économique ». Elle recherche des postures d’équilibre et de partage intelligent de la réalité économique mondiale.

Un écueil régulier consiste à associer guerre économique et bellicisme. Pourtant, il n’a jamais été question que d’une chose : rechercher la paix économique. Et si l’égalisation des potentiels est le seul moyen d’obtenir une paix économique pérenne, alors il est vital de se départir de toute naïveté et d’affûter ses perceptions et ses armes intellectuelles et cognitives. La France – et bien d’autres au-delà d’elle –, ne peut plus faire l’économie d’une telle réflexion si elle veut, face aux tentations d’uniformisation du monde, préserver son modèle de société et toute sa richesse.

 

Marvin Looz