La recherche de la liberté stratégique

 



 

Dans le cadre de la compétition géopolitique et économique mondiale à laquelle se livrent les puissances, l’Union européenne se doit dorénavant de disposer de son autonomie stratégique pour exister au sein d’un espace devenu multipolaire et en dépit des soubresauts de la diplomatie américaine.

C’est peu dire que l’élection de Donald Trump à la présidence des Etats-Unis a eu un impact non négligeable sur l’évolution des relations internationales.

Tout au long de sa vie professionnelle, Donald TRUMP a montré qu’il savait largement user des rapports de force pour mieux mener les négociations à son avantage et enfermer son interlocuteur dans un esprit de sujétion voire de crainte. Depuis son accession à la Maison Blanche, il n’a pas renié ses manières brutales qui ont fait sa réussite commerciale. La méthode surprend encore quelques commentateurs, elle est pourtant de plus en plus prévisible. En tout état de cause c’est la raison pour laquelle Donald Trump privilégie les relations bilatérales, et les entretiens face to face, davantage que les concertations de groupe.

Portant haut et fort son credo « America first », constituant une tactique de satisfaction de son électorat se traduisant par un patriotisme économique affirmé, ce retour à une forme d’isolationnisme de circonstance demeure cependant relatif dans le basculement actuel des pôles.

Il faut d’ailleurs relever que Donald TRUMP, qui croit davantage au rapport de force économique franc et viril, a ouvert le front d’une guerre commerciale qui ressemble aux luttes économiques livrées à coups d’embargos et de droits de douanes comme cela se pratiquait avant l’érection de l’OMC, avec une certaine franchise qui avait depuis lors disparu. En d’autres termes, bien qu’étant passée d’un effacement de l’impérialisme de domination à un nationalisme tactique - que Joseph NYE veut croire comme étant une parenthèse de l’histoire des USA - la préservation de ses intérêts économiques et stratégiques demeure plus que jamais au cœur des préoccupations de Washington face à l’émergence de la Chine.

Il appartient dès lors à l’Europe de trouver une troisième voie dans ce nouveau concert des nations.

 

La guerre commerciale pour protéger le pré-carré américain

Usant de procédés éculés en matière douanière, les Etats-Unis légitiment l’instauration de nouvelles taxes sur les importations d’acier et d’aluminium, à hauteur respective de 25% et 10%, par la nécessité de réduire son déficit commercial et de protéger les emplois américains. Par ce biais, Donald Trump tente de contraindre ses alliés à ses propres règles d’importation commerciale destinées à préserver le « made in USA ». Par exemple, celui-ci compte sur l’imputation de 12,6 milliards de dollars de pertes potentielles à l’égard du Canada afin d’obtenir gain de cause dans la renégociation de l’accord de libre-échange Alena (ou « NAFTA »). Par ailleurs, les Etats-Unis ciblent l’Europe et plus particulièrement l’Allemagne en les menaçant également d’imposer de nouvelles taxes douanières sur les importations de leurs véhicules afin de les forcer à s’écarter géopolitiquement de la Russie et par-delà d’abandonner le projet de gazoduc Nord Stream II.

En effet, les Américains craignent tout à la fois un accroissement de la dépendance européenne à l’énergie russe ainsi qu’une privation de débouché pour les producteurs américains de gaz liquéfié.

 

Le retrait de l’accord nucléaire iranien pour la stabilisation du Moyen-Orient et le contrôle de la production pétrolière

Les Etats-Unis légitiment la dénonciation de cet accord par une nécessité de rétablir un contrôle plus efficace sur la militarisation du programme nucléaire iranien et plus largement, faire œuvre de stabilisation au Moyen-Orient par le biais de l’isolement en limitant la capacité d’ingérence iranienne dans la région et notamment en Syrie. En outre, ce retrait américain du Joint Comprehensive Plan of Action (JCPoA) a pour vertu secondaire de satisfaire aux intérêts Saoudiens, allié avec lequel les Etats-Unis entretiennent des relations diplomatiques étroites.

En premier lieu, contrairement à une croyance commune, l’enrichissement de l’uranium est insuffisant en l’état pour permettre à l’Iran de posséder la bombe nucléaire. En outre, force est de constater qu’un embargo n’a jamais fait changer un régime. Au contraire, celui-ci risque plus fortement de se durcir par le biais d’une augmentation de ses moyens de contrôle de la population qui aspirait à davantage de libertés. De surcroît, le corps des Gardiens de la révolution islamique aura la possibilité de continuer à s’enrichir grâce à la maîtrise des flux de trafics de contournement de l’embargo.

Enfin, et surtout, la dénonciation américaine de cet accord va engendrer des répercussions économiques désastreuses pour les entreprises européennes et en particulier françaises tel que PSA, Renault, Total et Airbus. En effet, ces quatre sociétés ont engagé des investissements importants et voient leurs pertes potentielles s’élever respectivement à hauteur de 300 millions d’euros, 660 millions d’euros, 4,8 milliards de dollars et 10 milliards de dollars. C’est dans le cadre de cette suzeraineté économique qui a antérieurement prévalu que la Société Générale a encore été amenée à solder avec le Department of justice (DoJ) un litige à hauteur de 1,3 milliards de dollars. En la matière, l’imperium juridique américain prévaut sur nos fleurons industriels.

 

Le contournement du RGPD par le Cloud Act

Les Etats-Unis légitiment l’insertion du Clarifying Lawful Overseas Use of Data Act (« Cloud Act ») au sein du projet de loi de finances pour l’année 2018 par la nécessité de rapprocher le temps de l’investigation criminelle de celui de la criminalité, quitte à outrepasser les règles de coopération judiciaire internationale. Par ce biais, les autorités de poursuites américaines s’arrogent le droit de s’accaparer les données hébergées par des fournisseurs de services de communication électroniques américains partout dans le Monde et de fixer eux-mêmes les conditions auxquelles devront répondre les Etats tiers afin que le fournisseur de services américain ayant reçu la demande de divulgation de données accepte de déposer une requête en annulation ou modification au profit du pays étranger insatisfait.

Le non-dit constitue à employer les effets du Cloud Act afin d’annihiler, deux mois avant son entrée en vigueur, les dispositions de l’article 48 du RGPD relatif aux transferts ou divulgations non autorisés par le droit de l’Union et de collecter secrètement les données à caractère personnel des utilisateurs européens ainsi que les savoir-faire et informations commerciales non divulgués (secrets d'affaires) des entreprises européennes.

 

Le lien de causalité entre le système anglo-saxon daudit financier et les conséquences néfastes sur la sécurité des entreprises européennes

Lorsqu’en 2014 il s’est avéré que 28 des 51 audits pratiqués par KPMG comportaient des défauts, soit près de deux fois plus que ses concurrents, ce grand cabinet d’audit américain a pris conscience de son impérieux besoin de changer de stratégie. Le big four ne se souviennent que trop du précédent ayant affecté Andersen à la suite du scandale Enron.

Par conséquent, KPMG a décidé de recruter plusieurs membres du Public Company Accounting Oversight Board (PCAOB) - l’organe de contrôle des audits des sociétés cotées au NYSE - dans le dessein de connaître à l’avance lequel des engagements serait inspecté. De surcroît, KPMG a conclu un contrat avec la firme secrète d’analyse de données Palantir, société membre de la communauté du renseignement électronique américain, de manière à affiner l’analyse de prédiction des audits potentiellement sujettes à inspection. C’est dans ce cadre que depuis janvier 2018, le DoJ mène une instruction visant à sanctionner les faits de collusion et de fraude électronique entre KPMG et le PCAOB.

KPMG aurait ainsi usé de documents confidentiels émanant du PCAOB afin de procéder aux audits de BBVA et Banco Santander. Il convient de rappeler que ces sociétés furent incapables de déceler les prémisses de la crise des subprimes au travers l’analyse des comptes gangrénés des établissements bancaires américains. En outre, le Big Four s’expose à un conflit d’intérêt avec la direction générale de la fiscalité et des douanes (DG TAXUD). En effet, entre 2014 et 2018, le Big Four a bénéficié de 25 millions d’euros de contrat afin d’effectuer des études destinées à conseiller la Commission européenne sur des mesures fiscales et douanières contre lesquelles ces derniers font du lobbying. En d’autres termes, les cabinets d’audit facilitant l’évitement fiscal au profit des sociétés américaines, sont rémunérés par l’UE dans le but d’établir des études censées lutter contre ce même évitement fiscal.

Si les rapports USA-UE sont revenus à ces luttes commerciales, pour sa part la Chine se livre désormais à une véritable guerre économique, revendiquant son statut de puissance économique alternative :

 


  • Ainsi, Pékin interdit désormais le transfert de données scientifique vers l’étranger; cela vaut aussi pour les centres de R&D d’entreprises internationales installés au sein de l’empire du milieu ;

  • Dans le cadre de l’expansion de la nouvelle Route de la soie, la Chine a conclu divers accords internationaux avec les pays « traverses» par cet itinéraire commercial, créant de nouveaux modes de règlements des litiges à l’instar de ce que les USA avaient tenté avec le TAFTA.


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S’étant assuré d’un pouvoir inscrit dans la durée et non plus limité dans le temps, Xi JINPING a dernièrement rappelé la primauté du politique sur l’économie, qui n’a cessé d’être dirigée. Il a appelé ses compatriotes à avoir « le courage de livrer jusqu’à la fin des batailles sanglantes contre leurs ennemis » (discours du 20 mars 2018). Les Etats-Unis semblent découvrir, bien naïvement, à moins que ce ne soit feint, que la Chine a dupé l’OMC, à laquelle elle avait été contrainte d’adhérer – à moins que ce ne fut une ruse – en 2001. Quelques que soient les raisons profondes de cette surprise, cette attitude est irrecevable dans un tel contexte.

 

 

A la conquête de la liberté stratégique

Une fois passés en revue ces derniers leviers destinés à affirmer l’autorité sur la scène politique et commerciale, il convient d’apprécier les actions nécessaires pour se positionner sur le nouvel échiquier qui se dessine. Que faire ? comme le disait Vladimir Ilitch Oulianov, plus connu sous le nom de Lénine.

Il est patent que la Chine est actuellement en train de devenir la première puissance mondiale. Elle contrôle actuellement plus de 30% des bons du trésor américain et est en mesure de mettre en difficulté l’économie étasunienne quand elle le désire. L’usage de la doctrine de Monroe par les Etats-Unis n’est pas en mesure de freiner la montée inexorable de la Chine, de sorte à ce que l’imposition du yuan comme monnaie de référence devienne une hypothèse probable à moyen terme. En outre, l’agressivité américaine n’est pas en mesure d’entraver davantage le déplacement du cœur de l’économie mondiale vers l’Asie. Sur ce point, le basculement géopolitique auquel le Monde assiste est extrêmement révélateur. La conclusion récente d’un accord de libre-échange historique entre l’Union Européenne et le Japon ainsi que la volonté affirmée de l’Iran d’intégrer l’Organisation de coopération de Shanghai constituent les prémisses d’une remise en cause du Nouvel Ordre Mondial instauré depuis 1991.

Par conséquent, dans ce contexte de guerre économique et de montée en puissance de la Chine, l’Europe a le devoir de se doter d’une autonomie stratégique de manière subsister en pesant sur l’économie. Seule une prise en compte du rôle majeur de la défense de ses intérêts économiques et stratégiques au sein de la compétition mondiale exacerbée à laquelle elle fait face quotidiennement pourra permettre à l’euro d’exister en tant que monnaie complémentaire au yuan. Pour ce faire, il convient dès à présent de forger une solidarité entre les états membres de l’Union européenne et d’affirmer son autodétermination stratégique sur les dossiers où elle est traitée par ses alliés en qualité d’ennemie lorsqu’elle se refuse à agir rigoureusement selon des intérêts qui ne sont pas les siens.

S’agissant de l’échelon français, avec toute la lucidité nécessaire, il faut revenir à une politique publique industrielle guidée par des impératifs de sécurité économique, découplée avec les ancrages américains (agences de notation, banques, monnaie, cabinets de conseil, etc) qui se sont désormais révélés contreproductifs, facteurs d’affaiblissement, sinon radicalement destructeurs.

Sur cette base, il faut trouver la volonté politique de créer et animer un Conseil de sécurité nationale (et pas seulement intérieure compte tenu des projections internationales des entreprises françaises), amené, en matière économique, à :

 


  • élaborer et proposer, en lien avec le SGDSN, les services de renseignement et les autres ministères concernés, la politique publique en matière de sécurité économique et de promotion des intérêts commerciaux, technique, industriels et scientifiques de la Nation.

  • définir et mettre en œuvre, auprès de chaque ministère concerné, des politiques publiques ayant une influence directe sur les intérêts mentionnés ci-dessus, notamment dans les domaines suivants  :


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  1. La protection et la promotion du patrimoine matériel et immatériel de l’économie française, notamment dans le cadre des opérations internationales menées par les acteurs économiques.

  2. Les standards de conformité s’appliquant aux entreprises en matière de relations financières avec l’étranger, de lutte contre les fraudes aux entreprises et contre la corruption et de responsabilité sociale et environnementale.

  3. La défense de la souveraineté numérique.

  4. Les stratégies conduites en matière de normalisation.


  5.  


 

Ce Conseil aurait aussi pour mission

 

 


  • d'identifier les secteurs, les technologies et les entreprises relevant des intérêts économiques, industriels et scientifiques de la Nation et de centraliser les informations stratégiques les concernant et en contrôler les investissements au capital (CIF);

  • de concourir à l’élaboration de la position du Gouvernement en matière d’investissements étrangers;

  • d'informer les autorités de l’État sur les personnes, entreprises et organismes présentant un intérêt ou représentant une menace pour les intérêts commerciaux, technique, industriels et scientifiques de la Nation;

  • de veiller à l’application des dispositions de la loi du 26 juillet 1968 dite de blocage concernant la communication à des tribunaux, administrations et juridictions extra-européennes.

  • d'anticiper les risques et faire œuvre de prospective concernant les nouvelles rivalités économiques mondiales, les ingérences et autres formes d’extraterritorialité relevant d’emprises commerciales, juridiques, fiscales, financières, bancaires, technologiques, etc;

  • d'accompagner les entreprises en matière de protection des secrets industriels et commerciaux (secret des affaires, IRR, secret de la défense nationale);

  • Et de définir une doctrine d’intervention financière et d’investissement auprès des entreprises relevant des intérêts commerciaux, technique, industriels et scientifiques de la Nation avec le repositionnement souverain et stratégique de la BPI.


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Olivier de MAISON ROUGE, avocat et Adrien GUYOT, juriste

Cabinet Lex-Squared


 

 

Pour info :   la fiche de poste du CISSE qui est parue le 1er aout 2018.