Les manipulations de l’information : analyse d’un rapport attendu



 

« Fake news », « post-vérité », manipulations de l’information, ces termes ont envahis l’espace médiatique. Vote sur le BREXIT, élections présidentielles américaines ou française, à chaque fois des soupçons de manipulation de la part du Kremlin ont été évoquées. L’Institut de recherche stratégique de l’Ecole militaire (IRSEM) du ministère des armées et le Centre d’analyse, de prévision et de stratégie (CAPS) du ministère des affaires étrangères se sont auto saisis du sujet. Dans un rapport épais de 220 pages ils se proposent de faire un état de l’art sur les manipulations de l’information à des fins d’ingérence. Partant du constat que les manipulations de l’information sont aussi vielles que l’information elle-même, les auteurs constatent que l’ère du numérique et la diffusion instantanée des informations en décuplent les effets. Dès lors les manipulations deviennent un enjeu majeur pour nos démocraties en particulier dans le contexte de crise de confiance qu’elles traversent. Ce rapport prend le biais assumé de ne traiter que des ingérences c’est-à-dire des manipulations de l’information cumulant trois critères : une campagne coordonnée de diffusion de nouvelles fausses ou sciemment déformées, avec l’intention politique de nuire. Les ingérences étant d’origine étatique et ciblant les population d’un autre état. Le rapport prend soin de ne pas utiliser le terme de « fake news » tant l’expression est galvaudée et sa définition trop vague.

 

Manipulation de l’information : pourquoi et comment ?

Dans sa première partie le rapport s’attarde sur les causes individuelles et collectives qui permettent le développement des manipulations de l’information. Sur le plan individuel, elles s’appuient sur des causes liées à la nature humaine, sur des failles cognitives et sur une crise de la connaissance. Ainsi la paresse intellectuelle, le biais de confirmation[i], rendent les cibles plus sensibles à la manipulation.  De plus les fausses nouvelles ayant souvent un caractère surprenant et de nouveauté, elles retiennent plus l’attention de leurs cibles et se propagent plus vite que les vrais. Enfin la crise épistémologique contemporaine reposant sur la mauvaise interprétation, le détournement et la simplification vient renforcer les failles cognitives et la nature humaine et rend plus vulnérables aux manipulations. Sur le plan collectif, la crise de confiance dans les institutions et dans la presse ainsi que la révolution numérique expliquent la prolifération des fausses nouvelles. Le haut débit, les plateformes numériques et les réseaux sociaux jouant un rôle de premier plan en la matière. Les entités (acteurs non étatiques, ou états) qui manipulent utilisent ce terreau favorable pour mieux mener leurs guerres de l’information.

Dans la deuxième partie les auteurs analysent les méthodes de manipulations de l’information en s’attardant plus particulièrement sur les campagnes menées par le Kremlin. Les moyens des manipulation informationnelles sont multiformes (instances gouvernementales, ONG, groupes communautaires, relais religieux, arsenal médiatique : RT, Sputnik) et pratiquent une propagande « blanche » c’est-à-dire assumée.  A cela s’ajoute des moyens de propagande grise (sites conspirationnistes…) et de propagande noire, c’est-à-dire réfutable, avec des armées de bots et de trolls ou de hackers. La célèbre « usine à trolls » de Saint-Pétersbourg, l’Internet research institut (IRA) fait partie de ces moyens. Mais plus que les moyens mis en œuvre par le Kremlin ce sont les messages et leurs cibles qui sont intéressants à étudier. La Russie adapte parfaitement ses messages en fonction des cibles qu’elles cherchent à influencer. Les manipulations de l’information ne créent pas de nouveaux sujets, elles utilisent et amplifient des sujets existants et clivant (réfugiés, revendication LGBT, droit des minorités). Elles jouent sur les peurs pour semer le doute et la division. Une fois le message calibré et ciblé, il s’agit de le diffuser en utilisant la puissance des plateformes numériques (Twitter, Facebook, Google, YouTube) et d’en amplifier l’audience par des bots ou des trolls. La fuite massive de données (Leaks), la falsification de documents et l’ingérence électorale sont aussi présentées en exemple de manipulation de l’information ou de tentatives d’ingérence.

Si les démocraties occidentales sont les cibles privilégiées de la propagande russe ou chinoise, de nouveaux pays sont d’ores et déjà ciblés. En effet la résilience et le niveau d’éducation des sociétés occidentales les rendent de moins en moins perméables aux manipulations. Dès lors l’Amérique du sud et l’Afrique deviennent des cibles prioritaires soit pour s’immiscer dans les zones traditionnelles de l’influence américaine ou européennes soit pour les atteindre via les diasporas. Le niveau d’éducation à l’information et l’utilisation massive des réseaux sociaux en font un terrain particulièrement favorable. Selon l’étude, l’Afrique apparait comme un champ de bataille informationnel majeur pour les prochaines années. La campagne anti française en RDC en étant une illustration.

 

Quelles réponses les démocraties occidentales peuvent-elles apporter à ces atteintes ?

Dans cette partie, le rapport part d’une analyse des « Macron leaks » pour présenter les différents types de réponses qui peuvent être mis en œuvre. L’analyse de cette tentative d’ingérence entre les deux tours de l’élection présidentielle de 2017 quoique légèrement partiale décrypte les raisons de l’échec de la manœuvre. Certes le sort de l’élection n’a pas été changé, mais on ne peut pas dire que le contenu des « Macron leaks » était sans intérêt. Des éléments issus des documents diffusés sur le financement de la campagne du mouvement « En marche ! » ou sur l’affaire Benalla ont depuis été exploités. L’analyse des raisons de l’échec est cependant intéressante même si le soutien du candidat élu par les médias main Stream n’est pas évoquée. Quelle aurait été leur réaction si l’autre candidat du deuxième tour avait été visé par ces fuites massives de données ? La description des moyens mis en œuvre par les états ou les organisations internationales est très complète et montre surtout l’avance prise par les pays scandinaves et d’Europe de l’Est, il est vrai première cible des manipulations venant de Russie. Qu’en est-il de la France ? A part la participation de certains médias à des plateformes de « fact-checking » il faut reconnaitre que la réponse vient surtout de la société civile. Le rapport ne présente pas (à dessein ?) la réponse mise en œuvre par l’Etat. Tout au plus la ministre des armées a dans son discours évoqué le rôle du COMCYBER[ii] et du CIAE[iii].

 

 

Les défis futurs

Les manipulations de l’informations ont pu profiter de l’essor de l’internet pour avoir un impact sur le fonctionnement de nos démocraties. Elles continueront à suivre les évolutions de la technologie. Selon les auteurs, les futures tendances de la guerre de l’information pourraient être : la cinétisation, c’est-à-dire l’extension à la couche physique des réseaux d’information (câbles sous-marins et satellites), la personnalisation des attaques (attaque ciblées par SMS), la normalisation avec la multiplication de médias relayant les fausses nouvelles et la proxysation, c’est-à-dire le passage par des pays plus perméables à la manipulation pour atteindre des pays  occidentaux mieux protégées contre les attaques informationnelles. S’en suit une liste de 50 propositions pour mieux lutter contre les manipulations de l’information. Parmi des propositions aux états, à la société civile et aux acteurs privés on retiendra : la nécessité de définir clairement les termes. Car si le rapport propose une définition claire des manipulations de l’information en se basant sur le diagnostic « DIDI[iv] », il faut encore que celle-ci soit acceptée et utilisée par tous les acteurs. Le rapport recommande aussi la création d’une structure dédiée chargée de détecter et de contrer la menace. La formation et l’éducation aux médias des adultes et des enfants est aussi recommandés. A ce titre il est proposé d’introduire un module de formation dans les universités. Le « fact checking » et de l’intelligence artificielle doivent aussi être développés. Enfin le rapport recommande de renforcer le rôle des plateformes en repensant leur statut, leur relation avec leurs utilisateurs et les faires contribuer à un journalisme de qualité en les faisant financer des outils de vérification.

Au bilan ce rapport ne fera rien découvrir de nouveau aux spécialistes des guerres de l’information. Il aurait aussi mérité de s’attarder sur les manipulations que font aussi les pays occidentaux. Il a cependant le mérite de rassembler dans un document aux nombreuses références un état de l’art exhaustif sur les manipulations de l’information. En cela il constitue un travail de référence pour ceux qui commencent juste à s’intéresser au sujet.  Les propositions concrètes pour que la France rattrape enfin son retard sur ses partenaires est un apport significatif au débat sur les manipulations de l’information. La présence de madame Parly, ministre des armées, à la remise de ce rapport semble montrer la prise de conscience, bien que tardive, des pouvoirs publics des enjeux liés à cette forme de guerre informationnelle.

F. Longueteau


 

[i] Biais de confirmation : biais cognitif qui consiste à privilégier les informations confirmant ses idées préconçues ou ses hypothèses (sans considération pour la véracité de ces informations).

[ii] Commandement Cyber.

[iii] CIAE :  Centre Interarmées des Actions sur l’Environnement.

[iv] deception, intention, disruption, interference, grille de critères objectif destiné à distinguer les véritables manipulations de l’information des activités d’influence plus bénignes.