La confrontation dans le domaine naval entre l’Europe et la Chine



 

Après des mois de négociations durant lesquels les relations politiques entre Rome et Paris furent tendues, Fincantieri a signé le rachat de 50% du capital des chantiers STX de Saint-Nazaire en février 2018. Avec cette opération financière de 59,7 millions d’euros, le groupe public de construction navale italienne s’est félicité de cette étape majeure dans la constitution d’un « géant naval européen ». En 2014, Fincantieri s’alliait déjà avec le chantier chinois China State Shipbuilding Corporation (CSSC) dans le but de créer une joint-venture destinée à la conception et à la construction de navires de croisières. Fortement incitée par l’un de ses plus gros clients et numéro un mondial du secteur, le croisiériste américain Carnival, l’entreprise italienne a saisi l’occasion de multiplier son activité dans une région stratégique alors que le marché de la croisière maritime sera en pleine croissance dans les prochaines années (Sur 15 ans, la croissance globale du secteur est de 77% en nombre de passagers, qui n’avaient été que 12 millions à prendre la mer en 2003 et sont estimés à plus de 25 millions de passagers en 2019). Toutefois, cette coopération avec la Chine, sous-couverte d’un win-win économique fréquemment évoqué dans ce type d’alliance, semble fortement inquiéter les autres acteurs européens des chantiers navals mais aussi les salariés de STX et les autorités françaises. En effet, alors qu’un accord dans le domaine militaire est envisagé entre Fincantieri et Naval Group, l’armateur italien pourrait s’avérer être un parfait cheval de Troie pour des Chinois toujours plus ingérents.

 

Une alliance dangereuse pilotée par des Américains opportunistes

La présence du croisiériste américain Carnival dans l’accord avec le chinois CSSC n’est pas une surprise. Principal client de Fincantieri depuis des années tant dans le domaine civil (Carnival Cruise Line, Costa, P&O, Holland America) que dans le domaine militaire (programme Littoral Combat Ship de la classe Freedom pour l’US Navy), les Etats-Unis voient dès 2014 leur part dans l’activité des chantiers italiens décroitre de façon considérable (seul 9 bateaux sur les 26 commandes passées sont destinés au leader américain). En effet, ayant réussi à élargir leur portefeuille de clients, les italiens semblaient s’éloigner de leur client traditionnel. L’opération américaine de 2015 allait dès lors permettre de réaliser un coup double en sollicitant les autorités chinoises et en rapprochant l’armateur italien du constructeur chinois CSSC. En effet, cette alliance portant sur la délocalisation d’une partie de la production de Fincantieri en Chine, permettra d’assurer les livraisons des paquebots de croisières pour le leader Carnival qui voit à travers le marché chinois l’opportunité accroître son chiffre d’affaire annuel. De plus, sur une vision à plus ou moins long terme, les Américains pourraient bénéficier de paquebots d’excellente qualité à moindre coût si la Chine se mettait à produire de façon autonome ces géants de la mer, faisant sortir ainsi l’italien Fincantieri d’une position concurrentielle quasi-monopolistique.

 

Une coopération sino-italienne risquée à moyen et long terme

Encore absente du marché du paquebot géant il y a 10 ans, la Chine a considérablement rattrapé son retard en exploitant d’abord le marché de la croisière par le biais de paquebot de seconde main vendu par Carnival, puis en recherchant des alliances de circonstances avec des armateurs détenant les savoir-faire technologiques indispensables à la réalisation de ces navires civils. Initialement pensé comme un accord industriel de construction de bateaux de croisière pour un marché mondial en plein expansion dans lequel Fincantieri garderait le leadership industriel, les chinois sembleraient passer plus rapidement que prévu à l’étape supérieure du pillage technologique. Dès 2018, un nouvel accord entre CSSC et le groupe italien prévoit d’étendre leur collaboration à d’autres secteurs comme celui de l’offshore, des ferries, des yachts et autres navires spéciaux. Les 2 groupes envisagent même d’étendre la portée de leur partenariat dans d’autres domaines comme celui de la recherche et le développement ou de l’ingénierie marine inhérente au développement de navires pour l’industrie pétrolière et gazière. Inquiète face à cette ingérence de plus en plus prégnante des chinois dans le groupe Italien, la construction navale européenne – principalement le groupe franco-italien STX Saint-Nazaire et l’armateur allemand Meyer Werft – s’insurge de voir Fincantieri subir sous leurs yeux le pillage technologique que CSSC pratique malgré les garde-fous annoncés par les pouvoirs publiques d’Italie. Une fois le savoir-faire italien assimilé, le groupe industriel naval chinois aura une « arme de concurrence massive » qui pourrait mettre à mal les groupes navals européens, y compris Fincantieri.

 

L’extension au domaine militaire : l’ombre chinoise aux portes du leader français NAVAL GROUP

Désireux de concurrencer les leaders mondiaux de la construction navale militaire alors que le marché mondial de la marine militaire dans la prochaine décennie va croître de 3 à 5% par an, Fincantieri et Naval Group (ex-DCNS) ont annoncé leur volonté commune de créer un « Airbus des mers ». Ce projet, nom de code : Poseïdon, marquerait un tournant politique dans la mesure où la défense européenne pourrait enfin s’amorcer et donner l’impulsion à d’autres coopérations militaires. Ce fut déjà le cas en 2015 lorsque le groupe KNDS naquit de la joint-venture entre Nexter Defense Systems et Krauss-Maffei Wegmann dans le domaine terrestre. Cependant, le partenariat entre Fincantieri et le CSSC représentent une vraie vulnérabilité pour le groupe français qui pourrait voir les chinois s’approcher dangereusement de leurs zones d’intérêts afin d’y piller un savoir-faire recherché tant dans la construction de navires de guerres que dans la maîtrise de la propulsion nucléaire qui équipe les sous-marins français mais aussi le porte-avions Charles de Gaulle. Or, en acquérant 50% de STX l’été dernier, le constructeur italien laisse déjà planer le risque de voir les chinois s’intéresser précisément aux cales de Saint-Nazaire qui cohabitent avec Naval Group dans le cadre d’accords passés jadis, les cales de l’Atlantique étant les seules à pouvoir accueillir la production et l’assemblage des bâtiments de guerre français. De plus, l’alliance signée le 23 octobre entre les 2 leaders européens pourraient permettre aux chinois de s’ingérer dans la recherche et le développement du groupe français et y soustraire des informations sensibles classifiées, d’autant que les groupes Thales et MBDA travaillent en étroite collaboration avec l’industriel naval français. Les dommages pourraient être considérables et mettre à mal les fleurons français de l’armement.

 

Conclusion 

Contrairement aux déclarations faites au début du mois d’octobre sur les difficultés rencontrées entre Naval Group et Fincantieri et le risque de voir l’abandon du projet Poseidon, l’annonce du 23 octobre sur la création d’une joint-venture entre les deux armateurs européens laisse un peu plus planer l’ombre de la Chine sur l’industrie naval Française. De plus, cette alliance pourrait provoquer l’émergence de nouveaux rapports de forces économiques en Europe. Avec le rapprochement amorcé entre Fincantieri et Leonardo (ex Finmeccanica) dans le projet de création d’une coentreprise portant le nom de Orizzonte Sistemi Navali (détenue à 51 % par Fincantieri et à 49 % par Leonardo), le leader Thalès pourrait voir d’un mauvais œil la récente joint-venture entre Naval Group et Fincantieri, l’obligeant à une mise en concurrence directe avec le leader italien de l’électronique de défense Leonardo qui le mettrait une nouvelle fois à l’écart des partenariat stratégiques européen qu’exercent les industriels de la défense.

 

François Vaillant


 

Sources :

  • Patrick Desmedt, « La Chine s'attaque aux paquebots de croisière avec Fincantieri », 06/07/2016, L’usine nouvelle.

  • Vincent Groizeleau, « Fincantieri : Géant européen et spectre chinois », 20/12/2016, site Mer et Marine.

  • Sans, « STX : Fincantieri signe le rachat de 50 % du capital du chantier naval français », 03/02/2018, Le Parisien.

  • Matthieu Pechberty, « Bataille navale : l'Europe prise au piège », 05/07/2018, L’Express-L’Expansion.

  • Vincent Groizeleau, « Fincantieri va étendre sa coopération avec la Chine à tous les secteurs maritimes civils », 29/08/2018, site Mer et Marine.

  • Sans, « Fincantieri. Nouvel accord avec le conglomérat chinois CSSC », 30/08/2018, Le Télégramme.

  • Olivier Cognasse, « Les partenariats de Fincantieri en Chine inquiètent les salariés des Chantiers de l'Atlantique », 30/08/2018, L’usine nouvelle.

  • Anne Bauer, « Le projet Fincantieri-Naval Group se complique », 10/10/2018, Les Echos.

  • Hassan Meddah, « L'alliance Fincantieri-Leonardo menace de couler l'Airbus du Naval », 12/10/2018, L’usine nouvelle.

  • Benoit Tessier, « L’alliance entre Fincantieri et Naval Group (ex-DNCS) est lancée », 24/10/2018, Capital