Les enjeux de la réglementation ITAR dans le blocage de la vente des missiles SCALP à l’Égypte



 

 

En février 2018, les négociations entre le gouvernement français et le gouvernement égyptien sur la vente de 12 nouveaux avions Rafale équipés de missiles de croisière SCALP, développés par le missilier MBDA, subissent un coup d’arrêt brutal. Le gouvernement américain fait savoir à ses homologues qu’il décide de bloquer[1] la transaction ; invoquant la réglementation ITAR, International Traffic in Arms Regulations, en raison de la présence d’un composant américain au sein du missile SCALP, une puce électronique. Cette offensive américaine vis-à-vis de l’entreprise MBDA, dans le cadre d’une coopération stratégique bilatérale entre la France et l’Égypte, met en évidence les enjeux des rapports de forces dans le domaine de l’exportation d’armes. On distingue à la fois le caractère extraterritorial du droit américain, exprimant une domination politique et commerciale du marché des exportations d’armes ; mais aussi le développement de la stratégie de résilience de l’industrie française de l’armement, pilotée par le ministère des Armées, pour faire face à la réglementation ITAR.

 

Face à l’expression de l’extraterritorialité du droit américain

L’interférence américaine, dans la négociation du contrat entre la France et l’Égypte, s’inscrit dans des contextes multi-scalaires concomitants ; le contexte du partenariat industriel entre Dassault Aviation et MBDA (société codétenue par Airbus, BAE Systems et Leonardo), liés par l’exigence égyptienne de l’équipement des 12 avions Rafale de missiles de croisière à longue portée ; le contexte régional et politique du partenariat stratégique entre la France et l’Égypte dans la modernisation de son armée de l’air ; et le contexte mondiale de leadership américain dans l’exportation d’avions de combats.

Si l’interdiction américaine ne cible pas directement les Rafale de Dassault Aviation, mais les missiles de son partenaire MBDA ; les deux entreprises se caractérisent par une dépendance commune à des composants américains, dans la conception de leurs produits. Dassault Aviation a dû négocier un an, afin de recevoir du département d’Etat des États-Unis l’autorisation[2] nécessaire à l’exportation vers l’Égypte de pièces américaines ; c’est-à-dire deux systèmes extérieurs embarqués sur les Rafale, couvrant la reconnaissance et la désignation des cibles. De leur côté, les missiles SCALP développés par le leader européen dans la conception de systèmes de missiles MBDA, intègrent deux composantes électroniques américaines dans le système infrarouge qui guide le missile vers sa cible. Ces systèmes font l’objet d’une interdiction à l’exportation par la Direction américaine du contrôle des exports de défense (DDTC). Cette décision américaine, qui touche à la marge le montage industriel de la vente des Rafale à l’Égypte, provoque cependant un blocage total des négociations franco-égyptiennes. En effet, l’Égypte conditionne l’acquisition de nouveaux Rafale à leur équipement en missile de croisière à longue portée. Aussi, cette offensive américaine intervient après le déblocage[3] des négociations franco-égyptiennes en novembre 2017, alors retardées dans leur volet financier par le ministère de l’Économie et des finances, pour des questions de facilités de paiement.

La négociation franco-égyptienne s’inscrit également dans le contexte régional du Moyen-Orient, où la France a effectué une percée en matière d’exportation d’armes aéronautiques. Cette vente de nouveaux Rafale à l’Égypte s’inscrit dans la suite du partenariat stratégique signé entre la France et l’Égypte en 2015, qui portait notamment sur le renouvellement de l’armée de l’air égyptienne, par l’acquisition de 24 Rafale et un satellite de télécoms militaire. L’interdiction américaine, infligée aux missiles SCALP, est officieusement justifiée par la protection des intérêts d’Israël comme le rapporte La Tribune[4] – le gouvernement américain s’étant engagé à maintenir un avantage militaire israélien par rapport à ses adversaires potentiels. Au niveau de la géopolitique régionale, ce partenariat commercial franco-égyptien intervient dans une zone sensible de la sphère d’influence des États-Unis – l’Égypte recevant annuellement une aide militaire du gouvernement américain de 1,3 milliards de dollars. Aussi, à l’échelle régionale, en 2018, s’effectue simultanément la négociation[5] entre la France et le Qatar, pour la vente de 12 nouveaux Rafale ; option prévue lors de l’acquisition de 24 Rafale en mai 2015.

Si la vente de Rafale en Égypte et au Qatar ne représente pas directement une menace commerciale pour les États-Unis, tant leur position mondiale à l’exportation des avions de combats (F-35 de Lockheed Martin) est dominante ; ces transactions récentes des Rafale peuvent être interprétées comme une remise en cause du leadership américain dans le secteur. Ces contrats pouvant être revendiqué par la France comme « un multiplicateur de puissance et un outil de souveraineté nationale »[6], selon Jérôme de Lespinois, spécialiste de la stratégie aérienne à l’Irsem, l’interdiction d’exportation des missiles SCALP permet aux États-Unis de contrer les effets politiques des succès commerciaux du Rafale à l’exportation.

 

La volonté de domination américaine

L’interdiction à l’exportation en Égypte du missile SCALP de MBDA, sur la base de la réglementation ITAR, constitue l’émanation d’une stratégie américaine qui vise à décourager les futurs partenaires des entreprises françaises de l’armement. Non seulement, elle souligne la dépendance des entreprises françaises face aux composants américains, mais aussi elle souligne leur dépendance face à la réglementation, à la politique étrangère et commerciale du gouvernement des États-Unis, émanant d’administrations américaines successives.

Au sein du département d’Etat, la Direction du contrôle des exports de défense (DDTC) est chargée[7]  d’étudier les dossiers d’exportation d’armes soumis à l’International Traffic in Arms Régulations, ITAR. Cette réglementation, évolutive, vise à protéger les intérêts des États-Unis en matière de sécurité nationale et de politique étrangère. Toute entreprise voulant exporter un système d’arme et dont l’un des composants est américain, doit se soumettre à l’étude du gouvernement américain. Cette étude permet notamment à l’administration américaine de récolter des données techniques, incluant les informations nécessaires à la conception, au développement, à la production, à la maintenance et à l’exploitation de ces systèmes d’armes. Pour l’administration américaine, il s’agit donc d’un outil stratégique d’accès à l’information de la concurrence. En cas d’infraction supposée ou d’exportation non autorisée, le DDTC peut mener des enquêtes et engager des poursuites pénales ou civiles. Sous le prétexte d’une régulation visant à prévenir les fraudes, cette procédure prouve son efficacité[8] à arbitrer le droit du commerce international avec comme seul prisme l’intérêt américain ; elle constitue une émanation de l’extraterritorialité du droit américain.

Cependant, si le levier est réglementaire, la seule marge de négociation se situe sur le plan politique. En 2014, le précédant s’était réglé lors de la visite du président François Hollande à la Maison-Blanche, avec son homologue Barack Obama. L’administration Obama avait consenti à lever[9] l’interdiction qu’elle avait appliquée, via la règlementation ITAR, à la vente aux Émirats arabes unis de deux satellites de reconnaissance optique, Falcon Eye, développés par Airbus Defense and Space et Thales. En 2018, l’administration Trump réitère la procédure dans le dossier de la vente des missiles SCALP à l’Égypte ; cependant, la situation politique ne semble pas propice à une solution bilatérale négociée. En avril 2018, le dossier SCALP est abordé par le président Emmanuel Macron aux États-Unis, avec son homologue Donald Trump, à l’initiative de la partie française, sans aboutir à un accord. La multiplication de l’application de sanctions, sur la base de la réglementation ITAR, tend à caractériser la procédure comme pilier de la guerre économique de l’administration de Donald Trump – la DDTC venant de prévenir MBDA, à l’été 2018, qu’elle comptait interdire la vente de missiles Meteor au Qatar, pour équiper les nouveaux Rafale. Sous l’administration Trump, la procédure d’interdiction à l’exportation, via la réglementation ITAR, se caractérise également par l’impasse politique qu’elle engendre. Ainsi, le 2 octobre 2018, en visite à Paris, le secrétaire à la Défense des États-Unis, James Mattis, interrogé en conférence de presse[10], déclare que si la position finale des États-Unis n’est pas définitive, les négociations entamées en avril entre le gouvernement français et le gouvernement américain sont toujours en cours.

 

L’industrie de défense française entre dépendance et résilience

En France, la dépendance vis-à-vis de la réglementation et de la technologie américaine, mise en exergue par ces évènements, marque un processus de recomposition progressive de la stratégie d’exportation des systèmes d’armes, de la part du ministère des Armées et des entreprises de l’industrie de l’armement. Pourtant, l’analyse de la dépendance vis-à-vis des américains n’est pas nouvelle ; en 2011, devant la commission de la Défense nationale et des forces armées de l’Assemblée nationale, le PDG de MBDA, Antoine Bouvier reconnaissait[11] que « [la] dépendance à l’égard des composants soumis aux règles ITAR (International Traffic in Arms Regulations) est un point critique. […] Si les composants sont moins visibles que les équipements, ils sont aussi essentiels pour l’autonomie stratégique. »

Auditionnée par la même commission en juillet 2018, la ministre des Armées, Florence Parly, reconnait l’impossibilité de parvenir « à lever l’opposition des États-Unis à la vente de missiles SCALP »[12] et que la solution passe par « le fabricant de ces missiles  […]  MBDA, [qu’il] fasse des investissements en matière de recherche et de technologie pour être en mesure de fabriquer un composant analogue qui échapperait au dispositif ITAR. » Cette solution de contournement de la norme ITAR, par la fabrication de nouveaux composants non-américains, est acceptée[13] par le nouveau ministre de la Défense égyptien, Mohamed Ahmed Zaki, en juillet 2018. Cependant, elle induit des dédommagements pour le retard de livraison, estimé à une année – l’armée de l’air égyptienne négociant[14] l’obtention de la moitié des missiles SCALP gratuitement. Cette solution, de contournement de la norme ITAR, nécessite également un investissement de la part de MBDA. En août 2018, MBDA et Soitec annoncent la reprise[15] de Dolphin Integration, PME basée à Grenoble, spécialisée dans les circuits intégrés, ayant été sélectionnée par l’Agence européenne de défense, dans le cadre d’un programme permettant aux entreprises européennes de l’armement d’accéder à des technologies de contournement d’ITAR. Client du fournisseur depuis 2004, MBDA souhaite, avec cette acquisition, renforcer la base industrielle de Dolphin Integration dédiée à l’armement français, en matière de circuits intégrés.

Si le contournement de la norme ITAR dans la transaction des missiles SCALP à l’Égypte semble se dessiner, à l’Assemblée nationale, la ministre Florence Parly parle également d’une « approche plus systématique, en lien avec les industriels et avec Bercy, afin d’analyser [le] niveau de dépendance à la législation américaine. »[16] Cependant, l’identification des équipements-clefs susceptibles de faire l’objet d’une interdiction à l’exportation est rendu difficile par les régulières révisions et augmentations de la réglementation ITAR, en fonction des facteurs géopolitiques et technologiques, et en fonction des administrations américaines successives. Il s’agit donc de définir les degrés de sensibilité des produits destinés à l’exportation et d’anticiper l’évolution de la réglementation ITAR. Ainsi, le programme d’armement MICA Nouvelle génération (MICA NG) présenté au Comité ministériel d’investissement en juillet 2018, loue « ses capacités […] et sa résilience aux normes ITAR [qui] dotent le MICA NG d’un fort potentiel export »[17].

Le ministère des Armées semble écarter l’option d’une indépendance totale vis-à-vis des composants américains dans la fabrication de nouveaux systèmes d’armes ; en conséquence, il apparait que, dans son approche du rapport de force dans le domaine de la vente des missiles à l’exportation, la position politique et industrielle française tend à mobiliser le concept de résilience ; c’est-à-dire développer un système économique destiné à l’exportation, reposant sur la capacité de la Base industrielle de technologie et de défense, BITD, à couvrir tout le spectre des technologies critiques, afin d’anticiper, absorber les effets de la réglementation américaine ITAR.

Ainsi, si la position des États-Unis dans le domaine de l’exportation de systèmes d’armes reste ultra-dominante, notamment par la capacité de son gouvernement à imposer les normes commerciales ; l’absence de solutions politiques, face aux blocages américains, favorise l’élaboration d’une stratégie de résilience concertée, de la part des acteurs de l’industrie de défense française.

 

Jérémie Saint-Jalm


 

 

[1] Cabirol, Michel, « Rafale en Egypte : les Etats-Unis bloquent » in La Tribune, 16/02/2018

[2] Lavrilleux Ariane, et Poncet, Guerric, « Pourquoi Trump veut briser le Rafale » in Le Point, 09/08/2018

[3] Cabirol, Michel, « Douze nouveaux Rafale à l’Egypte : Bercy ne bloque plus les négociations » in La Tribune, 16/11/2017

[4] Cabirol, Michel, « Réglementation ITAR : Etats-Unis, cet ami qui ne veut pas que du bien à la France » in La Tribune, 23/04/2018

[5] Cabirol, Michel, « Le Qatar paie son acompte pour les 12 Rafale supplémentaires » in La Tribune, 27/03/2018

[6] Lavrilleux Ariane, et Poncet, Guerric, « Pourquoi Trump veut briser le Rafale » in Le Point, 09/08/2018

[7] US Department of State, Directorate of Defense Trade Controls, « DTTC overview : who we are, what we do, and why », 04/2018

[8] Guyader, Hervé, « Vente de Rafale bloquée : la France subit (encore une fois) la loi américaine » in Les Echos, 23/02/2018

[9] Cabirol, Michel, « Réglementation ITAR : Etats-Unis, cet ami qui ne veut pas que du bien à la France » » in La Tribune, 23/04/2018

[10] US Department of Defense, transcript of « Joint Press Conference with Secretary Mattis and Minister Parly in Paris, France », 02/10/2018

[11] Assemblée Nationale, Commission de la défense nationale et des forces armées, compte rendu n°39, audition de M. Antoine Bouvier, président-directeur général de MBDA, 18/05/2011

[12] Assemblée Nationale, Commission de la défense nationale et des forces armées, compte rendu n°70, audition de Mme Florence Parly, ministre des Armées, sur le rapport au Parlement sur les exportations d’armement de la France, 04/07/2018

[13] Cabirol, Michel, « Armement : l’Egypte et la France à nouveau sur la même longueur d’onde » in La Tribune, 09/07/2018

[14] Lavrilleux Ariane, et Poncet, Guerric, « Pourquoi Trump veut briser le Rafale » in Le Point, 09/08/2018

[15] Communiqué conjoint de MBDA et Soitec, « Soitec et MBDA reprennent les actifs de Dolphin Integration », Bernin (Grenoble) et Le Plessis-Robinson, 21/08/2018

[16] Assemblée Nationale, Commission de la défense nationale et des forces armées, compte rendu n°70, audition de Mme Florence Parly, ministre des Armées, sur le rapport au Parlement sur les exportations d’armement de la France, 04/07/2018

[17] Ministère des Armées, Communiqué de presse : « Renouvellement des missiles d’interception, de combat et d’autodéfence (MICA) », 25/07/2018