Ingérence étrangère dans les données agronomiques françaises


Le monde de l’agriculture n’échappe pas au progrès numérique, bien au contraire. Nous pouvons lire dans les médias que nous sommes rentrés dans l’ère de « l’agriculture 4.0 ». Cette expression fait référence à l’industrie qui a connu une évolution similaire.

L'agriculture 4.0être 

On découpe généralement l’évolution du secteur industriel en quatre étapes :

  • l’industrie 1.0 vient des années 1880, période durant laquelle le secteur s’est transformé grâce aux machines à vapeur ;

  • l’industrie 2.0 correspond à l’introduction de l’électricité sur les chaînes de montage ;

  • l’industrie 3.0 est caractérisée par la montée en puissance de l’informatique et l’automatisation des processus sur les chaînes d’assemblage ;

  • l’industrie 4.0, quant à elle, regroupe les dernières mutations opérées grâce au digital, avec la possibilité d’interagir et de communiquer avec les différents matériels.


Nul besoin aujourd’hui d’imaginer des scénarios futuristes, la réalité rattrape la fiction. L’agriculture 4.0 permet de mieux comprendre une situation, d’anticiper et de capitaliser sur le comportement des cultures ou des animaux en fonction des saisons ou de la météo. Avec les nouveaux appareils connectés, les possibilités de collecter, stocker et traiter des données environnementales, agronomiques, industrielles et logistiques se multiplient. Positionnés à même la terre, sur pilotis, sur les bâtiments, sur les animaux d’élevage, sur les tracteurs ou encore sur des drones, les capteurs agricoles amassent aujourd’hui des milliers de données sur la température, l’humidité de l’air, le sol, mais aussi la santé des plantes, les animaux et sur la qualité des productions.

 

L’ensemble de ces informations fait gagner du temps à l’exploitant agricole et simplifie la prise de décisions en se basant sur des données objectives. L’agriculture 4.0 permet par exemple :

  • d’apporter des engrais de manière localisée, ou d’assurer un traitement géo-localisé des parcelles pour lutter contre les maladies avec, à la clé, une augmentation des rendements et une diminution du recours aux produits phytos, garantissant le retour sur investissement de l’opération ;

  • de déterminer le moment idéal pour la moisson en fonction de la météo, des cours des marchés agricoles et des caractéristiques de l’exploitation avec, comme résultat, une optimisation des prix de vente ;

  • de surveiller les animaux en élevage avec notamment, les détecteurs de chaleur. Chaque bête est gérée individuellement de manière automatique pour la distribution de la ration, mais aussi la production ou l’état sanitaire. Le troupeau est plus sain, plus productif et le travail devient moins pénible.



Le problème stratégique du stockage des données

Très souvent,  afin de pouvoir bénéficier de ces services, il faut accepter que les fabricants ou les revendeurs aient accès aux données personnelles et agronomiques. Ils peuvent voir en temps réel quelles sont les décisions que prennent les agriculteurs et quels facteurs influencent leurs choix. Les agriculteurs sont maintenant étrangement liés aux fabricants et aux distributeurs d’engrais ou de pesticides.  D’une manière générale, les données à caractère personnel sont assez bien gérées. Agriculteur ou non, la majeure partie des utilisateurs internet a l’habitude de devoir accepter « l’utilisation de services tiers » lors de la consultation du web. La mise en application du Règlement Général de la Protection des Données (RGPD) depuis le 25 mai 2018 a également joué un rôle important dans la sensibilisation et la protection des données à caractère personnel. Si le secteur agricole français semble être conscient de la protection des données personnelles, la question de la législation des équipements agricoles étrangers sur la collecte, le stockage et le traitement des données professionnelles est en droit de se poser.

Où sont stockées les données des entreprises françaises ? Qui peut les utiliser ? Autrement dit, qu’en est-il de la souveraineté numérique de l’agriculture françaises ? Qu’il s’agisse de l’utilisation en quasi-instantanée de volumes de récolte par les fabricants étrangers pour prendre position sur des marchés à terme ou de l’évaluation très précise de la valeur d’une exploitation pour une cotation ou un rachat, la portabilité, la confidentialité et finalement la propriété des données critiques donnent lieu à beaucoup de questions. On note enfin la présence de nouveaux acteurs qui n’ont rien à voir avec l’agriculture. Ce sont bien évidemment les GAFAM qui cherchent à contrôler les données de ces nouvelles plateformes.

Les nouvelles technologies du secteur agricole offrent une meilleure performance.  Au-delà de cet aspect, les données que ces nouveaux appareils génèrent, peuvent faire craindre une surveillance étrangère généralisée qui peut être considéré comme de l’ingérence légale. Prenons par exemple la société « The Climate Corporation ». C’est la filiale digitale dédiée aux outils numériques de Monsanto/Bayer. Cette dernière a lancé en 2018 en Europe un outil de centralisation et d’exploitation des données agricoles. Celui-ci surveille les parcelles de blé de Picardie,  les prairies de Normandie et collecte les données des machines et des capteurs agricoles. Avec ces données, et depuis leurs bureaux californiens, la société conseille aux agriculteurs, avec pertinence, d’utiliser un certain type de semence, d’engrais ou de produits phytosanitaires qui sont bien évidemment distribués par le groupe.

Pour aller plus loin, des accords ont notamment été signés avec Agco, CNH ou bien John Deere. Ce dernier est l’un des plus grands fabricants mondial de tracteurs modernes. Il indique ouvertement dans sa politique de confidentialité que : « Le siège social de Deere & Company est situé au États-Unis et ses filiales contrôlées sont réparties dans différents pays. Les informations personnelles et données machine sont accessibles par les États-Unis ou transférées aux États-Unis ou à nos filiales contrôlées » et que « les données sont conservées aussi longtemps que nous jugerons nécessaire de les utiliser ».

 

Data-Agri : le label éthique français

Prenant conscience de cette ingérence numérique étrangère et dans la continuité des états généraux de l’alimentation de décembre 2017 qui se sont conclus par de nombreux engagements de transformation dans le secteur agricole et alimentaire, plusieurs initiatives françaises ont vu le jour. En février 2018, l’association « reconnaissance numérique » a publié un livre blanc sur « la valeur des données en agriculture » en indiquant notamment l’enjeu crucial des données des filières agricoles. En avril 2018, les syndicats, Fédération Nationale des Syndicats d’Exploitants Agricoles (FNSEA)  et Jeunes Agriculteurs (JA) se sont associés pour mettre au point une charte Ethique sur l’utilisation des données agricoles. Cette charte  nommée « Data agri », est constituée de 4 axes (Lisibilité - Transparence - Maîtrise de l’usage – Sécurité)  et de 13 principes qui doivent se retrouver au sein des conditions générales d’utilisation de tout acteur intervenant auprès des exploitants agricoles.

Le label Data-agri engage les entreprises dans un processus vertueux de traitement des données agricoles. La procédure de labellisation est une procédure d’audit juridique vérifiant la compatibilité entre les contrats et la charte Data-agri. L’audit juridique est assuré par un tiers de confiance, indépendant de Data-agri (Grall & Associés).  En Février 2019, soit moins d’un an après sa publication, 4 entreprises françaises sont déjà labellisées :

  • AIRINOV qui cartographie les champs ;

  • Ekilibre, qui propose un outil d’aide à la gestion d’exploitation ;

  • GARI (par Groupama), qui offre une application pour gérer l’exploitation avec un ensemble de services connectés ;

  • LE CUBE, qui propose un outil d’optimisation au service de l’élevage.


 

Les nouvelles technologies et le big data

Numérisation, digitalisation, compétitivité, gain de temps, le big data est inévitable car il fait partie de l’évolution de l’agriculture. Cette prise de conscience a été portée par les syndicats agricoles. L’ingérence étrangère n’est plus à démontrer et la réflexion doit être rapidement menée par nos parlementaires en vue de réglementer afin de protéger les données agronomiques françaises. La sécurisation des données agricoles peut être considéré comme un enjeu majeur dans une nouvelle approche de la sécurité nationale.

 

 

Maxence Tettamanti