Comment les séries télévisées sont devenues un puissant outil d’affrontement informationnel à l’échelle mondiale


Sous l’effet des guerres mondiales et faute de capitaux, la production cinématographique européenne a cédé le terrain aux productions d’Hollywood qui a alors pris le relais. Le cinéma hollywoodien est devenu en quelques années un véritable outil de « Soft Power » tel que conceptualisé par Joseph Nye en 1990. Dans « Bound To Lead : The Changing Nature Of American Power[i]», il affirme que les États-Unis disposent d’un avantage comparatif nouveau et qu’ils seront amenés à étendre leur sphère d’influence sur le reste du monde, précisément par leur capacité à séduire et à persuader les autres états sans avoir à user de leur force ou de la menace. Ce « Soft Power » repose sur des ressources intangibles telles que l’image ou la réputation positive d’un état, son prestige (son économie et sa puissance militaire), ses capacités de communication, le degré d’ouverture de sa société, l’exemplarité de son comportement (en termes de politique intérieure et de relations internationales), l’attractivité de sa culture, de ses idées, l’avancement de sa recherche scientifique et technologique… Cette expression de « Soft Power » est désormais utilisée par d’autres pays comme synonyme de politique d’influence, y compris économique. Aujourd’hui le cinéma américain met en scène la puissance des États-Unis mais aussi ses échecs et ses craintes. Récemment le long-métrage « Zero Dark Thirty » de Kathryn Bigelow (première réalisatrice à avoir remporté l’Oscar du meilleur film pour « The Hurt Locker » en 2010) faisait le récit de la traque d’Oussama ben Laden lancée par les États-Unis au lendemain des attentats du 11 septembre 2001. Elle prit fin par l’élimination du chef d’Al-Qaïda sous le premier mandat de Barack Obama. La date de diffusion de ce film déclencha une polémique dans les milieux conservateurs américains : ils firent le parallèle entre la date de sortie du film (3 semaines avant les élections présidentielles) et la réélection de Barack Obama. Ce film aurait-t-il eu le pouvoir d’influencer les votes en faveur du candidat démocrate ? Les polémiques déclenchées par le cinéma dépassent régulièrement les frontières nord-américaines. En 2014, le film « the Interview » fut vivement critiqué par la Corée du Nord. A tel point que le dirigeant Kim Jong-Un demanda à l’ONU de sanctionner l’acteur principal (James Franco) ainsi que le scénariste et coréalisateur (Seth Rogen) du film. La Corée du Nord fit deux déclarations fracassantes :

  • Via son porte-parole : « Il y a ceci d'ironique dans l'intrigue, qui montre le désespoir du gouvernement des États-Unis et de la société américaine. L'assassinat d'un leader étranger renvoie à ce que les États-Unis ont fait en Afghanistan, Irak, Syrie et Ukraine. Et n'oublions pas qui a tué Kennedy : les Américains ».

  • Par communiqué de presse du régime nord-coréen lui-même « Ces cinéastes vulgaires, appâtés par quelques dollars jetés vers eux par des conspirateurs, ont sali la dignité et la conscience du cinéma en osant produire et réaliser un tel film. En conséquence, ils doivent être sévèrement punis. […] Pitoyables sont les États-Unis, cherchant désespérément à affaiblir l'autorité de notre République, pourtant plus puissante chaque jour, avec un film minable, alors qu'aucune pression ou menace n'a jamais fonctionné contre nous. »


 

Cet affrontement eut des conséquences économiques : afin de subtiliser des informations confidentielles autour du film, un groupe de hackers « Guardians of Peace » fut à l’origine d’une cyberattaque de Sony Pictures Entertainment. Peu après, ces mêmes hackers menacèrent d'attaquer les endroits où serait diffusé le film. Face à ces menaces, l'avant-première new-yorkaise du film ainsi que sa tournée de promotion furent annulées. Sony dut réagir face aux nombreuses annulations de la projection du film par les chaînes de cinéma : il décida de ne pas sortir le film en salle pour finalement l’autoriser dans quelques salles américaines pour Noël. Dans les quatre jours de sa sortie, The Interview a totalisé 15 millions de dollars de recettes dans les locations et achats en ligne, devenant un des films les plus rentables de Sony Pictures Entertainment sur ce marché :  « all's well that ends well. » pour Sony ! Aujourd’hui, force est de constater que le cinéma a néanmoins perdu l’exclusivité du « Soft Power » face à la montée en puissance de l’audience des séries télévisées.

 

La prise de conscience du pouvoir d’influence des séries télévisées

La légitimité des séries américaines n’était pourtant pas acquise lors du lancement massif des chaînes télévisées câblées aux États-Unis dans les années 1970. Elles étaient considérées avec mépris et condescendance par les élites (cf. la série Dallas). Aujourd’hui, elles ont acquis une certaine légitimité et font même l’objet de recherches scientifiques en géopolitique. Sur le marché des séries, les États-Unis sont le deuxième exportateur dans le monde : en avril 2015, la chaîne télévisée HBO a diffusé le 1er épisode de la 5ème saison de Game of Thrones simultanément dans 173 pays. Chaque année ce sont 150 nouvelles séries qui sont lancées outre-Atlantique. La plate-forme d’abonnement Netflix compte plus de 65 millions d’abonnés. Et la guerre fait rage sur ce marché compte tenu des sommes en jeu, en témoignent les dernières actualités en la matière. En 2016, Dominique Moïsi2 y consacre un essai intitulé « La géopolitique des séries ou le triomphe de la peur ». Selon lui, les séries ont atteint un niveau d’excellence au moment où le monde était confronté à l’hyperterrorisme des attentats du 11 septembre 2001. La géopolitique a envahi brutalement le réel de nos vies quotidiennes mais elle s’est surtout transformé « en source d’inspiration pour les acteurs du monde, dans un mouvement dialectique toujours plus redoutable ». Les séries TV sont devenues des « outils incontournables de compréhension des émotions du monde, de la politique intérieure à la géopolitique […] ». Je rajouterais également la compréhension des enjeux économiques sous-jacents. Les hommes politiques ont pris conscience du pouvoir de cet outil de diffusion de leurs messages à une large audience et n’hésitent pas y faire clairement référence. Lors de son discours en 2015 devant le Congrès des États-Unis, Benjamin Netanyahu fit référence de manière explicite à la série Game Of Thrones : « In this deadly « Game of Thrones », there's no place for America or for Israel. No peace for Christians, Jews, or Muslims who don't share the Islamist medieval creed.”

 

La géopolitique selon House of Cards et Game of Thrones : la fin justifie les moyens

« Democracy is so overrated » : la série House of Cards s’inspire d’une série télévisée britannique des années 1990 : même titre, même thème et surtout mêmes auteurs. Elle traite de la conquête et de l’exercice du pouvoir à la Maison Blanche. Le contexte international est présent (Chine, Moyen-Orient, Russie…) néanmoins les luttes internes sont mises en avant par les scénaristes. Les principaux messages que ces derniers diffusent au fil des épisodes est la perte de confiance généralisée à l’égard des élites avec une volonté de désacraliser la politique et les relations internationales. Le public français montre un grand intérêt pour cette série qui paraît impossible à réaliser en France. Pourtant la série américaine va créer la surprise en s’immisçant dans la vie politique française : en 2016, Franck Underwood (le personnage principal) attaque publiquement le gouvernement Valls en commentant via Twitter l’utilisation de l’article 49.3 pour faire adopter la loi El Khomri. Nous avons assisté à un dialogue entre un personnage fictif et le premier ministre français lui-même. Manuel Valls a répondu par un tweet à House of Cards en faisant référence à Winston Churchill qui avait observé, à son époque, que « la démocratie est la pire forme de gouvernement, à l’exception de toutes les autres ».

« Winter is coming » : la série Game of Thrones est inspirée des romans de l’Américain Georges R.R. Martin. Dans cet univers, la géopolitique est le sujet essentiel : Dominique Moïsi parle de « réflexion féroce » sur la crise de légitimité du politique et des politiques. La série est de loin celle qui a le plus fait l’objet de commentaires géopolitiques et politiques. En 2015, Time Magazine faisait le lien entre les jeux de pouvoir de la campagne pour l’élection présidentielle américaine et la série en publiant une photo de Bill Clinton aux côtés de George W. Bush sous le titre « Game of Thrones – TIME talks 2016 with the most surprising couple in politics ». Les personnalités politiques sont également entrées dans le jeu. En 2016, les créateurs de la série ont avoué avoir envoyé une copie des épisodes de la 5ème saison avant sa diffusion officielle à la demande du président Obama. La série Game Of Thrones serait-elle une synthèse accélérée de l’histoire des relations internationales comme l’écrit Dominique Moïsi ?

 

Les scénaristes « américains » présentent-ils une vision réaliste de la géopolitique actuelle ?

L’hégémonie du modèle d’exportation américain : les données du marché révèlent une domination nette de la production américaine au niveau mondial : les États-Unis produisent plus de 400 séries par an dont 159 sont exportées. A la différence de certains pays européens comme la France, lors de leur conception, nombreuses sont les séries américaines pensées pour l’exportation. Elles constituent ainsi un outil d’influence sur le reste du monde. Depuis le 11 septembre 2001, la grande majorité des intrigues sont devenues plus sombres et les personnages clés sont des antihéros. Elles véhiculent une culture de la peur : selon François Jost3, les personnages sont devenus des « nouveaux méchants » qui remettent en cause le « rêve américain » et revisitent l’histoire du capitalisme avec violence et désillusion.

Une Europe diviséec’est l’image que renvoie la série franco-suédo-norvégienne « Occupied ». Dans cette dystopie, en plein contexte de réchauffement climatique, le gouvernement norvégien prend la décision d’arrêter la production des énergies fossiles au profit de centrales au Thorium. Cette décision provoque une grave crise énergétique en Europe. La série brosse un portrait très négatif des relations internationales :

  • La Norvège ne peut que constater que ses choix en matière de politique énergétique ne lui appartiennent pas car les enjeux économiques dépassent sa souveraineté.

  • Un commissaire européen (de nationalité française) ordonne à la Norvège de reprendre la production et l’exportation d’hydrocarbures ou demande sera faite à la Russie d’intervenir militairement en Norvège pour rétablir la production.

  • Les États-Unis ont quitté l’OTAN et refusent toute intervention en faveur de la Norvège.


À la suite de la diffusion de cette fiction, la Russie a fortement réagi en dénonçant l’image véhiculée par la série. Elle a d’ailleurs pris la décision de créer ses propres programmes.

 

Existe-t-il une forme de résistance culturelle française à l’emprise des séries télévisées?

Pierre Ziemnak indique dans son livre « Exception Française – 60 ans de séries » que les quatre premières séries télévisées les plus regardées en France en 2015 sont d’origine américaine (The Mentalist, Forever, Esprits criminels et Person of Interest) alors qu’au Royaume-Uni, en Allemagne, en Espagne ou en Italie, les fictions « locales » sont en tête des audiences. Une étude BVA Orange, révèle que, contrairement à la tendance mondiale actuelle de présence croissante des séries télévisées, 59% des français privilégient les films de cinéma contre 44% pour les séries. Selon Dominique Moïsi, « on ne conçoit pas en France l’existence d’une série sur la conquête et l’exercice du pouvoir à l’Elysée qui aurait ne serait-ce qu’un dixième de la virulence, de la jouissance destructrice de House of Cards. De même que notre pays prend un temps particulièrement lent pour se confronter à son passé, de la guerre d’Algérie à la France de Vichy, il est d’une grande prudence dans la description et l’analyse des mécanismes du pouvoir ». Mais quelques productions françaises semblent se démarquer :

  • « Le Bureau des Légendes » : selon Dominique Moïsi, la série constitue un mécanisme subtil et efficace pour redorer le blason des services de renseignement français et de la politique étrangère de la France au Moyen-Orient. La France apparaît comme une puissance incontournable sur plusieurs dossiers, ce qui ne serait pas, toujours selon Dominique Moïsi, forcément fidèle à la réalité politique.

  • Ou plus récemment, la série « Jeux d’influence » dénonce l’usage des pesticides sur le territoire français tout en montrant les collusions entre hommes politiques, journalistes et lobbyistes industriels « où conflits d’intérêts et petits arrangements sont quotidiens ».


 

L’émergence de modèles alternatifs

Certains Etats prennent très au sérieux les messages portés par les séries TV. « House of Cards » est très populaire auprès des élites politiques chinoises : elle renforce les convictions des dirigeants chinois qu’au fond il n’y a rien de différent entre le système politique américain et le système chinois. Dans le n°33 du magazine Carto, la journaliste Francesca Fattori rappelait que le Liban, l'Iran et le Pakistan se sont plaints de l'image stéréotypée et réductrice de leur pays que renvoyait la série Homeland. Certains états ont décidé d’en faire un outil de communication d’influence : de nombreux pays cherchent à montrer une autre représentation géopolitique que celle qui a été véhiculée par le modèle américain. On parle beaucoup de l’hégémonie des séries américaines mais peu des productions turques : en 2015, la Turquie est pourtant le 1er exportateur de séries dans le monde. Elles constituent une attraction touristique et une source de revenus pour le pays. Le développement du tourisme télévisuel est un symptôme de l’importance des séries turques dans les pays du Moyen-Orient. Les années 2010 constituent l’âge d’or des séries turques dans une vaste zone géographique, de l’Amérique du Sud au Moyen-Orient, de l’Asie centrale aux Balkans. Nous pourrions aussi citer l’exemple des séries israéliennes, brésiliennes ou russes… « Miroirs de notre vision du monde » pour reprendre l’expression de Dominique Moïsi, les séries ne sont pas des produits mondialisés neutres, elles constituent des « clés de lecture » des enjeux géopolitiques et économiques actuels.

Karine Hare-Conan


 

Notes :

[1]  Bound to Lead: The Changing Nature of American Power, Joseph S. Nye jr, Basic Books, 1990

2 La géopolitique des séries ou Le triomphe de la peur, Dominique Moïsi, Stock, 2017

3 Les nouveaux méchants – Quand les séries américaines font bouger les lignes du Bien et du Mal, François Jost, Bayard, 2015

 

Bibliographie :

François Jost, Les nouveaux méchants – Quand les séries américaines font bouger les lignes du Bien et du Mal, Bayard, 2015

François Jost, De quoi les séries américaines sont-elles le symptôme ? CNRS, 2017

Dominique Moïsi, La géopolitique des séries ou Le triomphe de la peur, Stock, 2017

Joseph S. Nye jr, Bound to Lead: The Changing Nature of American Power, Basic Books, 1990

Martin Wincler, Petit éloge des séries télé, Folio, 2015

Pierre Ziemnak, Exception française – De Vidocq au Bureau des légendes : 60 ans de séries, Vendémiaire, 2017