le transport aérien français face à la guerre de l'information sur le climat

 


 

Venu de Suède, la honte de prendre l’avion, plus connu sous le terme suédois de « flygskam » émerge à la fin 2018 grâce à un compte Instagram anonyme. Ce qui s’apparente initialement à une dynamique isolée de quelques influenceurs s’est propagé progressivement en un mouvement global européen de prise de conscience citoyenne et politique. Le 26 juin 2019, le Haut conseil pour le climat publie son rapport, et note que « les objectifs que la France s’est fixés pour réduire ses émissions de gaz à effet de serre sont ambitieux, mais loin d’être réalisés ». Dans un climat de dénonciation par les Gilets jaunes de l’absence de taxation du kérosène en Europe, et dans une dynamique de prise de conscience de l’impact environnemental de l’aérien, le gouvernement français annonce le 9 juillet 2019 l’instauration d’une écotaxe sur tous les vols au départ de la France.

En 2019, le transport aérien représenterait environ 5% des émissions mondiales de CO2. Même si cette proportion semble raisonnable au regard de l’activité : plus de 4,3 milliards de passagers transportés l’an passé selon l’Organisation de l’aviation civile internationale (OACI), c’est sa croissance qui inquiète du point de vue climatique : 3,5 % par an selon l’association du transport aérien international (IATA), qui prévoit une multiplication par deux d’ici 2037.

 

Regards croisés : France et Suède

La France présente des spécificités en matière d’aéronautique. En effet, l’industrie aérospatiale civile et de défense française représente près de 350 0000 emplois, 12% des exportations nationales, et 55,7 milliards d’euros de vente à l’étranger en 2018. Le pays dispose de la plus grande densité d’aérodromes dans le monde, avec 489 terrains en métropole et outre-mer, et s’impose comme la seconde nation en nombre de pilotes privés (40 000 licenciés) derrière les États-Unis. Outre l’histoire, qui dit parfois que « c’est à la France que le monde doit ses ailes », force est de constater que la France agit comme un leader en matière d’aéronautique. De fait, comment la France a-t-elle pu instaurer une écotaxe qui va à l’encontre des intérêts de l’une de ses principales industries ?

Selon un rapport de l’agence de protection environnementale suédoise, le secteur aéronautique de Suède émettrait 1,1 tonne de CO2 par habitant et par an, soit cinq fois la moyenne mondiale, établie à 0,2 tonnes. L’origine d’un tel déséquilibre est à trouver dans les habitudes pratiques et culturelles du Royaume nordique, qui affiche l’un des réseaux ferroviaires le moins dense d’Europe. 13 388 kilomètres (dont 7 900 électrifiés), contre 29 273 km (dont 15 000 kilomètres électrifiés) pour la France. Un réseau deux fois plus petit, pour une superficie un tiers plus faible (450 000 kilomètres carrés pour la Suède, contre 650 000 pour la France métropolitaine). Par ailleurs, le réseau Suédois, privatisé en 2001, est critiqué pour ses retards et son coût. Ainsi, en 2014, 70% des Suédois se prononcent pour sa nationalisation. Les Suédois voyagent ainsi cinq fois plus que la moyenne mondiale, surtout plus loin, comme lors des périodes hivernales où il est d’usage de partir en vacances là où le jour est davantage présent. Néanmoins il serait faux de dire que les Suédois ne prennent pas le train, ils prennent seulement plus l’avion que la moyenne européenne. En effet, on compte 1,9 passagers par habitant en moyenne chaque année en Europe, 2,2 en France et 3,6 en Suède.

 

L’offensive informationnelle du Flygskam

La popularisation et le relai du Flygskam suédois prend son origine sur un compte Instagram qui dénonce les influenceurs (personnes capables d’influencer le comportement d’une autre personne ou d’un groupe d’individus depuis les réseaux sociaux) faisant la promotion du voyage lointain, et donc indirectement de l’avion. Ce profil nommé « Aningsloainfluencers », littéralement « influenceurs sans intelligence » compte aujourd’hui 58 200 abonnés. Il affiche 12 abonnements : Gretha Thunberg ; Climate Reality ; ainsi que d’autres profils suédois tournés sur l’apologie du transport ferroviaire ou sur les questions climatiques. Rapidement, ce compte va utiliser sa popularité pour tenter de faire honte à ceux qui prennent l’avion. Les hashtags #flygskam ; #StayOnGround se popularisent en 2019. Alors que la honte de prendre l’avion gagne du terrain, le transport ferroviaire sort gagnant. Rapidement, s’opposera au « flygskam » le « Train Brag » ou « fierté de prendre le train ».

S’agit-il d’une tendance ? Au regard des ambitions de la Suède, qui souhaite officiellement être le premier pays neutre en carbone en 2040, il n’est pas certain que cette dynamique soit éphémère. L’opérateur Swedavia AB, qui administre dix aéroports dans le pays, a fait état en février 2019 d’une baisse inédite en dix ans de son trafic passager. Un recul par rapport à l’an passé de 6% sur les vols intérieurs et de 2% pour les vols internationaux. Force est de constater que la dynamique a traversé les frontières : en mars 2019, le parlement néerlandais, porté par la proposition du parti écologiste GroenLinks, étudie la suppression de la ligne aérienne Amsterdam-Bruxelles, qui relie les deux capitales distantes de 200 kilomètres en moins d’une heure. Puis, le mercredi 9 juillet 2019, le gouvernement français annonce l’instauration d’une écotaxe sur les billets d’avion au départ de la métropole. La taxe qui sera applicable dès 2020 sur tous les vols au départ de la France, sera de 1,50 euros en classe économique et 9 euros en classe affaires pour les vols intérieurs et intra-européens. Pour les vols extra-européens, elle sera de 3 euros en classe économique et de 18 euros pour la classe affaires. Dans un souci de cohérence à l’égard de l’accès aux territoires isolés, cette taxe ne s’appliquera pas pour la Corse et les Outre-Mer.

Il ne s’agit pas ici de dire que le flygskam est à l’origine d’une telle taxe, mais qu’il l’a favorisée. En effet, le mouvement des Gilets jaunes, qui trouve son origine sur la hausse des prix du carburant, a passablement dénoncé l’injustice qui existe en matière de taxation sur les carburants. Le kérosène étant exempté de taxe. Ainsi, le pavillon aérien français s’est retrouvé pris dans une contestation sociale à l’égard des injustices qui existent en matière de transport, couplé à une dynamique de dénonciation de l’impact environnemental de l’avion, sur quoi s’ajoute une impulsion politique française visant à porter haut et fort les engagements environnementaux pris par le pays. En effet, il s’agit ici de récolter environ 187 millions d’euros par an et investir cette somme sur « les transports durables ». Un revenu modeste au regard du coût d’une rame de train à grande vitesse Alstom, 30 millions d’euros

 

Le pavillon aérien français dans la bataille informationnelle 

S’engage alors une bataille informationnelle pour le pavillon aérien français. Alors que le flygskam a fait reculer le trafic aérien suédois, la compagnie nationale, déjà en proie à des difficultés économiques, dénonce une « taxe incompréhensible ». Considérant cette taxation injuste, Laurent Magnin, patron de la disparue XL Airways se livre le 9 juillet à un exercice de défense des intérêts du pavillon aérien français sur BFM TV, et se pourfend de représenter une industrie de la liberté. « On vient d’être condamnés. On se bat. C’est un outil de liberté (ndlr : le transport aérien) fondamental pour les gens (…) C’est une liberté. Et dans ce pays elle est massacrée (…) On est moins con quand on voyage (…) Ce soir tous les concurrents européens boivent du champagne ». La stratégie présente consiste à se porter en victime et non pas en contributeur de la taxe. La véhémence des propos de Laurent Magnin a surpris de nombreux observateurs. Le 4 octobre, XL Airways est placé en liquidation judiciaire. L’inquiétude était donc véritable.

Sur le plan politique, le pavillon aérien français invoque régulièrement ses engagements pris en 2009 à Séoul au sein de l’IATA : diminuer les émissions de carbone par deux d’ici à 2050 par rapport à 2005. Ce défi semble compliqué au regard de la trajectoire que prend la croissance du transport aérien. Selon les estimations, on compterait 16 milliards de passagers transportés annuellement contre 2 milliards en 2005… Longtemps invoqué, cet argument disparaît peu à peu de la stratégie de défense des compagnies aériennes. L’horizon 2050 semble trop lointain, et l’engagement peu réaliste. Il s’agit désormais d’afficher une stratégie de défense plus proche du consommateur et plus instantanée.

Air France dévoile le 30 septembre 2019 son plan « Horizon 2030 ». Certains engagements de ce plan seront appliqués dès le 1er janvier 2020, date exacte de la mise en application de l’écotaxe. Ainsi, la compagnie nationale française entend compenser 100% de ses émissions de CO2 sur ses vols domestiques. Il s’agira de financer des projets de plantation d’arbres dans le monde. En donnant au client une visibilité directe de ses engagements (chaque passager peut donner de l’argent lors de l’achat de son billet pour financer la plantation d’un arbre par exemple), Air France entend préserver son capital environnemental auprès de l’opinion public. Plus encore, selon diverses observations, à bord de nombreux vols Air France, les commandants de bord prennent la parole pour démontrer par de brefs calculs à leurs passagers qu’il n’est pas plus polluant de prendre l’avion que d’emprunter la voiture. Cela relève-t-il d’une stratégie d’entreprise, ou d’une prise de parole spontanée de la part de passionnés de l’aviation que sont les pilotes ? Il n’en demeure pas moins que chaque occasion est bonne à saisir pour tenter de sauvegarder l’image du transport aérien. Et dans cette bataille, les symboles sont importants. Le 5 juin dernier, pour la journée mondiale de l’environnement, Air France a annoncé officiellement sa décision de supprimer tout le plastique à usage unique à bord de ses vols avant la fin 2019.

Longtemps épargné par les discours et politiques environnementales, le transport aérien paie lui aussi sa part dans le questionnement des sociétés occidentales en matière de durabilité environnementale. D’abord calqué sur les spécificités suédoises, le flygskam a trouvé une résonnance auprès de pays moins tournés vers un usage intensif du transport aérien. Tandis que le flygskam aurait déjà provoqué une baisse du trafic aérien en Suède, il ne faudrait pas généraliser cette dynamique. En effet, le 25 juillet 2019, date même du record de température en France, et dans nombreux pays européens, le site Flightradar24, qui recense les vols commerciaux, a enregistré le record de 230 408 vols en 24 heures dans le monde. Deux records, un antagonisme.

 

Vincent Aquilina


 

Sources

  • Sources primaires


Air France Corporate, « Air France Horizon 2030 », https://corporate.airfrance.com/fr/dossier-de-presse/air-france-horizon-2030, publié le 1er octobre 2019.

Air France Corporate, « Air France s’engage à supprimer 2010 millions d’articles en plastique à usage unique d’ici fin 2019 », https://corporate.airfrance.com/fr/actualite/air-france-sengage-supprimer-210-millions-darticles-en-plastique-usage-unique-dici-fin, publié le 5 juin 2019.

Air France-KLM Group, « Rapport développement durable 2018 », https://csrreport2018.airfranceklm.com/fr/

Eurostat, « Statistiques sur le transport de passagers », https://ec.europa.eu/eurostat/statistics-explained/index.php?title=Passenger_transport_statistics/fr, publié en mai 2018, mis à jour en octobre 2019.

La Chaine Météo, « Canicule : le jour le plus chaud ce jeudi 25 juillet 2019 » https://actualite.lachainemeteo.com/actualite-meteo/2019-07-26/canicule-le-jour-le-plus-chaud-ce-jeudi-25-juillet-2019-51724

 

  • Sources secondaires


BFM TV, « Été record pour la SNCF : 26 millions de voyageurs en deux mois » https://www.bfmtv.com/economie/les-francais-privilegient-plus-que-jamais-le-train-a-l-avion-1756415.html, publié le 28 août 2019.

Le Monde, « Quelles sont les véritables émissions de CO2 du trafic aérien ? » https://www.lemonde.fr/climat/article/2015/06/18/l-aviation-civile-en-roue-libre-sur-les-emissions-de-gaz-a-effet-de-serre_4657266_1652612.html, publié le 15 juin 2015.

Ouest France, « Flygskam : en Suède, la honte de prendre l’avion porte désormais un nom… » https://www.ouest-france.fr/environnement/climat/flygskam-en-suede-la-honte-de-prendre-l-avion-porte-desormais-un-nom-6303900, publié le 10 avril 2019.

Retard Vol, « Quels pays européens polluent le plus en avion ? », https://blog.retardvol.fr/quels-pays-europeens-polluent-le-plus-en-avion/, publié le 30 juillet 2019.

The Local, « Swede’s flight habits carry heavy climate burden », https://www.thelocal.se/20181207/swedes-flight-habits-carry-heavy-climate-burden, publié le 7 décembre 2018.

 

  • Réseaux sociaux liés au flygskam


https://www.facebook.com/groups/tagsemester/

https://www.instagram.com/aningslosainfluencers/?hl=en

https://twitter.com/hashtag/flygskam?src=hash