Le dessous des cartes informationnelles de l'entreprise « WEWORK »



 

Le 24 septembre 2019, Artie Minson et Sebastien Gunningham, nouveaux cogérants du géant du coworking qui succèdent au très contesté co-fondateur Adam Neumann, annoncent le report de l’introduction en bourse de la société WeWork (2ème plus grosse valorisation supposée de l’année 2019). De fait, le processus d’introduction en bourse à la SEC (organisme de contrôle des marchés financiers américains) a déclenché une véritable tornade médiatique. L’analyse du formulaire S-1 (obligeant les entreprises à expliciter l’utilisation prévue du produit du capital et son « business model ») a immédiatement provoqué un tollé. Nombre de critiques se sont concentrées sur l’importance du rôle d’Adam Neumann et le montage complexe lui permettant de garder le contrôle de la société. Plus rares ont été les analystes à émettre de sérieux doutes sur le modèle de l’entreprise : parmi eux, Scott Galloway (professeur de marketing) a fait le buzz sur son blog en écrivant un article à charge intitulé « WeWTF » [5]

 

Le « Business Model » WeWork

WeWork est une entreprise de mise à disposition de locaux et de services de Coworking. Elle est fondée en 2010 par Adam Neumann et Miguel Mc Kelvey. Son siège social est situé à New York. Le business du coworking est en plein essor, il répond aux besoins de trois catégories d’actifs : les freelances, les équipes projet de grands groupes, notamment dans le numérique, et les start-up en phase d’accélération. En rupture avec le système du bail commercial classique (le « 3-6-9 »), il fonctionne comme une prestation de service, sans engagement de durée ni dépôt de garantie. Le tout pour un loyer inférieur au coût d’un bail traditionnel, grâce à une utilisation optimale de l’espace. Fonctionnels, accueillants, design, ouverts 24 heures sur 24, ces lieux répondent aussi à l’aspiration au bien-être des salariés

En 2019, avec plus de 654 établissements répartis dans 115 villes dans le monde, WeWork emploie désormais près de 8000 employés et réalise plus de 2 milliards d’euros de chiffre d’affaires. Son fondateur et PDG Adam Neumann surfe sur une croissance exponentielle (le chiffre d’affaire fait plus que doubler chaque année) assurée à coup d’investissements ininterrompus… une véritable course à la taille qui forme le principal axe de la stratégie de l’entreprise, à l’image de Uber (leader des VTC) qui a conceptualisé ce concept du « winner takes all » (le gagnant rafle tout). [1]

 

Masayoshi Son – « l’addict de la Tech »

Le concept WeWork n’a rien pourtant rien d’innovant et surtout rien de « high tech », et pourtant… le co-fondateur et PDG Adam Neumann a résolument su convaincre de nombreux fonds de supporter la stratégie de croissance effrénée de l’entreprise. Dès 2012, Adam Neumann lève un peu plus de 6,85 millions de dollars. Puis en 2014, fort de plus de 150.000 m2 d’espaces à louer, l’entreprise lève 355 millions de dollars. Sa valorisation est alors estimée à 5 milliards de dollars pour un chiffre d’affaires d’à peine 150 millions de dollars… et ce n’est que le début de cette frénésie qui voit la banque japonaise SoftBank investir massivement dans WeWork à travers le fond appelé « Vision Fund ». Doté d’un budget de 100 milliards de dollars, le « Vision Fund » est le plus important fonds de placement dédié aux nouvelles technologies (biotechnologies, robotique, internet des objets et intelligence artificielle). Softbank a contribué à hauteur de 28 milliards de dollars à la constitution de ce fonds, accompagné de l’Arabie Saoudite (Public Investment Fund) pour 45 milliards et d’Abu Dhabi (Mubadala Development Company) pour 15 milliards, et de quelques investisseurs privés (dont Apple, Foxconn, Sharp…).

A ce jour, le fonds « Vision Fund » a injecté plus de 10 milliards de dollars dans la société WeWork… plutôt étonnant lorsque l’on sait que WeWork n’a rien d’une entreprise « Tech » ! (le mot « technology » apparait cependant 110 fois dans le document S-1 d’introduction en bourse) [2] Le concept du coworking développé par WeWork s’est principalement contenté de mettre à disposition des espaces de « cocooning » à des « millenials » connectés. Du point de vue de l’offre, aucune innovation disruptive ne différencie WeWork de ses concurrents… hormis peut-être un niveau de service plus élevé (sorte de formule « all inclusive » appelée « office management »). A contrario, du point de vue financier, l’analyse comparative avec son principal concurrent IGW est pour le moins instructive : IGW a été créée en 1989 par un homme d’affaires britannique. IGW gère 57 millions de m2 (contre 45 pour WeWork), réalise 2.8 milliards de dollars de chiffre d’affaires (contre 1.8) et génère un profit de 171 millions de dollars (contre une perte de 1.7 milliard pour WeWork) ! [3] Dans ce cas, comment expliquer qu’un fonds aussi puissant que « Vision Fund » ait pu investir dans une telle entreprise ?

Après 10 années d’existence, l’entreprise n’a jamais été rentable. Pire, elle dégage désormais une perte équivalente à 93% de son chiffre d’affaires ! La course à la taille critique, censée permettre au plus vite l’atteinte du point d’équilibre et la profitabilité, n’a jamais permis d’entrer dans un cycle vertueux... à l’image de Uber ou encore Tesla, l’attractivité de WeWork repose toujours sur l’hypothèse que l’entreprise deviendra leader de son marché et que la profitabilité sera alors maximale lorsque l’effet de levier aura été enclenché (le fameux concept « winner takes all »). Masayoshi Son – PDG et fondateur de Softbank, homme le plus riche du Japon, est l’homme clé de cette décision. Cette icône et « gourou de la Tech » qui reconnait investir « au feeling » des milliards de dollars a trouvé en Adam Neumann un étonnant partenaire de jeu. Celui-ci explique que lors de leur 1ère rencontre, Son lui a demandé « qui gagne la guerre, le plus intelligent ou le plus fou ? ». « Le plus fou » lui répondit Neumann, « Ok, mais tu n’es pas encore assez fou » lui rétorqua Son. Ainsi commença la partie de poker entre les deux hommes…

 

L’emballement « Post IPO »

Les fonds investisseurs ont pour principe de spéculer sur des valeurs « à potentiel ». Poussé à l’extrême, ce principe participe de l’effet de bulle souvent constaté lorsque trop de mises sont portées sur un secteur ou une activité, qui s’avère finalement beaucoup trop risqué. Toute crise est forcément précédée par une période d’embellie, voire d’aveuglement conduisant à encore plus de spéculation. Dans le cas de WeWork, le cocktail Son/Neumann a clairement participer à cet effet démultiplicateur.

La simple comparaison des fondamentaux de l’entreprise avec son principal concurrent IGW (qui a 20 années d’existence de plus) aurait dû permettre de freiner ou de modérer tout excès de confiance… IGW n’est engagé que sur 7 milliards de dollars de contrat de location quand WeWork atteint 34 milliards ! Pire, plus de 71% des contrats signés par WeWork sont supérieurs à 5 années alors IGW ne dépasse les 5 ans que dans 37% des cas. [4] La rentabilité de ce modèle résidant principalement dans l’écart entre les loyers « long termes » négociés et les loyers court termes proposés aux clients, qui plus est dans un contexte politico-économique particulièrement instable et impactant le marché immobilier, il est particulièrement choquant de constater que le PDG et l’investisseur SoftBank aient pu valoriser WeWork autour des 47 milliards de dollars alors même que le concurrent IGW (plus gros et plus profitable) n’était valorisé que 3.7 milliards de dollars !

 

Et plus dure sera la chute…

Au-delà des égos surdimensionnés des acteurs et de leur folie respective, un tel emballement ne doit sa logique qu’à la convergence d’intérêt entre un investisseur aveuglé par les profits colossaux offerts par quelques « licornes » de la Tech (Masayoshi Son a multiplié par 5500 sa mise de départ de 20M€ dans Alibaba !) et un fondateur mégalo (Neumann a déclaré vouloir atteindre une fortune de 1000 milliards de dollars). Mais la raison finit parfois par l’emporter…

Un article publié deux jours après communication du formulaire S-1, attaque très sérieusement le business plan de WeWork et met en évidence la surexposition de son PDG/fondateur (cité 164 fois dans le S-1 !) ainsi que quelques montages tordus (tels que la refacturation d’un droit pour utilisation de la marque « we » pour 6MUSD ou encore la facturation de loyers d’immeubles lui appartenant en propre).  Il tacle au passage les grandes institutions bancaires JP Morgan et Goldman Sachs qui en profitent pour enregistrer 122MUSD de « fees » dans cet IPO, et conclut que quiconque valoriserait plus de 10 milliards de dollars la société WeWork serait « totalement fou » !

 

L'affaire "WeWork" révèle les réalités de l'Ubérisation 

Panique générale chez SoftBank, loin de se concentrer sur la critique du business model, les analystes financiers de tous bords se ruent sur Neumann et ses frasques. Il faut dire que le personnage est haut en couleurs (ancien officier israélien, piètres expériences d’entrepreneur dans le passé, totalement mégalo et incorrigible fêtard – achat d’un jet privé facturé 60MUSD sur le compte de la société, nombreuses soirées alcoolisées au sein de l’entreprise et consommation de drogue…tout y passe). L’alibi est parfait pour l’investisseur SoftBank qui se retrouve pointé du doigt pour ses mauvais investissements et qui voit alors un moyen particulièrement efficace de détourner l’attention. Masayoshi Son sort de l’ombre et déclare froidement : « Récemment, j’ai dit aux fondateurs de bien apprécier leurs limites. Connaître vos limites aidera à libérer des possibilités illimitées » ! Cyniquement, le maître Son exécute froidement l’élève Neumann pour sauver la maison WeWork et surtout sauver la face (peut-être l’essentiel pour un dirigeant japonais). Il faut rassurer les marchés, Neumann est contraint à la démission 2 jours plus tard (septembre 2019), dans la foulée l’introduction en bourse est annulée... la partie de poker est terminée !

La réalité rattrape désormais l’entreprise : WeWork (réévaluée CCC+ par Fitch) fait face à de lourdes charges, il faut payer les loyers ! SoftBank - désormais aux manettes - doit remettre 5 milliards de dollars pour honorer les échéances court terme (au total 34 milliards de dollars de dettes). [6] Pour Adam Neumann, l’honneur est sauf… en concédant le contrôle de la société, il empoche la modique somme de 1.7 milliards de dollars ! [7] Pour les salariés, c’est la soupe à la grimace : plus de 2000 emplois (un quart des effectifs) seront supprimés en octobre. De quoi renforcer encore un peu plus la détestation de ce capitalisme « non productif ». Sur les 20 dernières années, la valorisation totale des sociétés non profitables cotées en bourse a dépassé celle des sociétés profitables sur les 3 dernières années, et l’écart ne fait désormais que se creuser ! [8] Voici l’autre facette de « l’Ubérisation ».

 

Raphael Bernardelli


 

Notes

[1]https://www.lemonde.fr/idees/article/2019/10/07/echec-de-l-introduction-en-bourse-de-wework-quand-le-gagnant-peut-tout-perdre_6014483_3232.html

[2]https://www.lemonde.fr/economie/article/2019/08/31/wework-entreprise-technologique-en-toc_5504864_3234.html

[3]https://www.forbes.com/sites/greatspeculations/2019/08/27/wework-is-the-most-ridiculous-ipo-of-2019/#5cfee8b21ad6

[4]https://www.vox.com/2019/5/24/18630126/wework-valuation-ipo-business-model-we-company

[5]https://www.profgalloway.com/wewtf

[6]https://www.challenges.fr/finance-et-marche/softbank-propose-a-wework-un-financement-lui-donnant-le-controle_680940

[7]https://www.wsj.com/articles/softbank-to-take-control-of-wework-11571746483?mod=e2tw

[8]https://www.bloomberg.com/graphics/2019-unprofitable-ipo-record-uber-wework-peloton/

https://www.vox.com/2019/3/21/18274843/unprofitable-tech-unicorn-ipo-stock-market-profit