De la survie des sociétés démocratiques


 

La définition donnée par les dictionnaires sur la survie se résume à une formule assez lapidaire : Etat de celui qui survit à un autre, à un événement, à un péril.La plus grande partie de l’histoire de l’humanité est liée à la problématique de la survie. Le progrès humain et les révolutions industrielles ont laissé penser que nous étions sortis de ce dilemme depuis au moins deux siècles. L’évolution du contexte humain en ce début de XXIè siècle est en train de démentir cet espoir.

 

Trois défis majeurs

L’humanité se heurte aujourd’hui à trois défis majeurs qui relancent avec force la problématique de la survie.

Le premier défi est le réchauffement climatique. Ce défi de long terme commence à produire ses effets. Au-delà des différentes polémiques sur ce sujet sensible, la montée des températures a des conséquences multiples qui affectent certaines populations particulièrement exposées aux catastrophes naturelles à répétition. La montée des eaux océaniques et les menaces qui portent sur des terres inondables aboutissent à des questions de survie et à terme à des déplacements possibles de populations.

Le second défi est un défi de moyen/long terme. Il s’agit de la baisse progressive des ressources terrestres accessibles, à la suite de l’exploitation qu’en fait l’homme depuis le développement de l’industrie, de l’économie de marché et de la société de consommation qui en découle. Il a longtemps été repoussé aux calendes grecques dans le débat public car il pose clairement la question du mode de développement et des pistes qui doivent être privilégiées pour éviter le pire.

Le troisième défi est court/moyen terme, il porte sur les phénomènes migratoires. Si les raisons sont multiples pour expliquer l’origine et la cause de ces flux, la proportion de ceux qui sont liés à l’attirance de la société de consommation des pays développés, ne cesse de croître. Le problème touche plus particulièrement des démocraties aux frontières relativement ouvertes et aux législations faiblement coercitives.

 

La redécouverte du principe de survie

Les menaces liées à ces défis mettent en cause les certitudes passées sur le développement de l’humanité. Nous pensions que la dynamique engendrée par le progrès technique nous avait libéré de la contrainte ancestrale d’assurer la survie quotidienne. En réalité, une partie de l’humanité vit toujours dans cette situation. Le cas de l’Afghanistan est assez exemplaire. La configuration géographique et la réalité climatique d’une partie de ce pays ont en quelque sorte « préservé » une forme quasi immuable de culture de la survie. Les troupes occidentales qui ont séjourné dans ce pays ont dû intégrer cette spécificité locale dans leur mode d’approche des populations. Les traditions d’accueil comme les pratiques de violence découlaient des habitudes prises au cours des siècles pour s’habituer à la dureté de la vie dans ces zones arides montagneuses et peu propices à l’agriculture.

L’Afghanistan n’est pas la seule zone géographique à générer les conditions d’une situation de survie. Des populations d’Afrique, d’Asie et d’Amérique Latine vivent de manière assez récurrente des situations de survie. Les pénuries alimentaires, les populations touchées par des catastrophes naturelles, les guerres civiles sont des facteurs conjoncturels qui aboutissent à des périodes plus ou moins longues de famine et de vie précaire.

Depuis plusieurs décennies, le monde occidental n’est pas épargné par cette triste réalité. La montée du chômage depuis les périodes de crise qui se sont succédé à partir des années 70, a abouti à une montée en puissance de la pauvreté dans plusieurs pays occidentaux. Les Etats-Unis[1] sont touchés par le phénomène dans une proportion non négligeable de la population. Plusieurs dizaines de millions de personnes vivent de manière précaire, et on compte parmi elles de nombreux sans abris. L’Europe est aussi concernée. Si des pays comme la France limitent l’extension des problèmes de survie par une politique d’aide sociale, la problématique de la survie s’élargit à des couches de population plus larges. Les retraités qui ont le moins de ressources et certaines minorités de classes moyennes en voie de déclin sont exposées à ce risque.

La survie est une notion qui est encore très mal étudiée dans le monde académique. Il est vrai qu’elle soulève des questions morales quelque peu déroutantes pour les démocraties qui fonctionnent sur le principe du respect de la loi. En octobre 1972, les rescapés d’une catastrophe aérienne dans la Cordillère des Andes ont dû recourir au cannibalisme pour se maintenir en vie. Ils n’ont pas été inquiétés judiciairement pour cet acte après que les secours aient enfin réussi à les localiser. Sauver sa vie par tous les moyens ouvre la voie à ce qui pourrait être interprété comme un retour à la barbarie. Longtemps refoulée dans l’inconscient collectif en raison de l’impossibilité de son encadrement moral, la survie est vécue dans les sociétés développées contemporaines comme une situation qui ne doit pas arriver. La très grande majorité des populations des sociétés de consommation ne s’estime pas concernée par une telle éventualité.

 

Des affrontements cognitifs sur la survie des peuples

Les différents maux qui se sont abattus ces dernières années sur le monde dit civilisé ont mis à l’épreuve la résistance des institutions. C’est notamment le cas avec les attentats terroristes commis par des islamistes. Les populations ont su faire face au traumatisme provoqué par des actes de violence aveugle. Ce sentiment de solidité n’est pas aussi palpable lorsqu’on analyse la réaction de la population aux menaces qui pèsent directement sur leur quotidien et la finalité de leur existence. Le débat sur la question des migrants suscite non seulement des polémiques de plus en plus virulentes, mais il est aussi devenu un instrument de division des sociétés civiles. Contrairement au risque terroriste, l’affaiblissement de la position sociale, le chômage récurrent transgénérationnel et la tendance à l’appauvrissement sont des éléments d’évaluation qui minent beaucoup plus le moral des individus dans les sociétés de consommation. Les principes fondateurs des démocraties ne sont pas des remparts aussi solides qu’on l’imagine en cas d’effondrement du cadre de vie des citoyens de la cité. Un exemple actuel est là pour le démontrer. La dialectique humanitaire sur les migrants se confronte à l’évidence des limites de l’acceptable symbolisée par l’incapacité d’accueil en cas de démultiplication anarchique des flux. On peut résumer ce risque à une formule lapidaire : l’Europe ne peut pas héberger l’Afrique.

La confrontation cognitive entre les pro-migrants et les anti-migrants a longtemps été à l’avantage des défenseurs des principes démocratiques. Mais les actes de censure ou d’autocensure qui se sont manifestés dans un certain nombre de pays européens touchés par la violence « venue d’ailleurs », ont fragilisé la position moralisatrice des pro-migrants. Les défilés organisés à Chemnitz à la fin de l’été 2018 ont révélé la dimension du problème. Le récapitulatif des portraits de personnes poignardées par des personnes d’origine étrangère a levé un voile sur la manière dont ce type d’information pouvait être dilué dans la rubrique « fait divers » dans les médias. Le déni de réalité est considéré par une partie non négligeable des opinions publiques comme une méthode de gouvernance du monde politique traditionnel. Il n’est pas efficace en termes de communication à partir du moment où les faits masqués se répètent et s’accumulent. La tentative de diabolisation des démarches de sensibilisation sur ces faits est un jeu dangereux. Elle crédibilise le discours des groupes extrémistes qui cherchent à renforcer leur légitimité en apportant des preuves visuelles et statistiques sur l’ampleur du déni. Le combat cognitif qui en résulte fait basculer le sentiment de survie d’un peuple du côté des anti-migrants. Entre les deux guerres le parti social-démocrate et le parti communiste allemand avaient commis la même erreur en ne prenant pas en compte la problématique de la « survie du peuple allemand » menacé par les réparations imposées par le traité de Versailles.

 

Une prise en compte réaliste de la résilience

La problématique de la survie est implicitement considérée comme un langage d’échec dans la matrice de représentation de la réussite dans les démocraties marchandes. Les crises économiques successives qui réduisent les marges de manœuvre consuméristes de fractions importantes de la population engendrent de nouvelles interrogations sur l’amélioration des conditions de vie. A ce sentiment de doute collectif s’ajoutent les autres doutes sur la capacité à maintenir une dynamique de développement pertinente à un niveau mondial. Il est clair que la question de la réduction des ressources terrestres ainsi que l’évolution contrariante du climat contribuent à assombrir davantage la vision du futur que se font les « citoyens du monde », quelles que soient leurs croyances ou leur tendance politique.

La consolidation du cadre de vie des sociétés démocratiques dépend désormais de l’aptitude des gouvernements à dépasser leur vision à court terme. Nous ne sommes qu’au début de ce processus. L’anticipation n’étant pas la qualité première des personnes qui accèdent à des fonctions de responsabilité, il est à craindre que la prise de conscience se fera par le biais de démonstrations par l’absurde. La montée en puissance du refus migratoire en Europe en est déjà une illustration particulièrement démonstrative.

Il existe pourtant des possibilités de ne pas se laisser enfermer dans le piège des affrontements cognitifs. La résilience[2] des sociétés démocratiques implique une prise en compte graduée des défis qui en menacent l’existence. A l’heure où la prospective cesse d’être enseignée à l’université, il convient de se pencher sérieusement sur les méthodes à employer pour ne pas se retrouver en situation de survie. Il s’agit d’une remise en cause de notre modèle de pensée aussi radical que celui vécu par la Chine après la mort de Mao.

 

Christian Harbulot


 

[1] La banque mondiale estimait à la fin de l’année 2017 que 3,2 millions de personnes étaient dans une situation d’extrême pauvreté aux États-Unis, c’est-à-dire avec 1,90 dollars par jour pour vivre.

[2] Après 21 ans d’existence, l’Ecole de Guerre Economique a décidé de lancer en 2018 un nouveau programme, intitulé SEGOR. Il vise à former les futurs décideurs à une approche nouvelle de la stratégie, du mode de gouvernance et de la capacité de résilience des organisations