Guerres informationnelles autour de l’épandage des pesticides


En France, l’épandage des pesticides oppose régulièrement une partie du monde agricole à des représentants de la société civile réticents à l’usage de produits phytosanitaires. L’encadrement de l’épandage à proximité des habitations, proposé par le Gouvernement pour combler une carence juridique en la matière, a déclenché une guerre informationnelle entre détracteurs du modèle productiviste agricole, défenseurs du monde paysan et une partie de la classe politique française.

 

L’épandage des pesticides à proximité des zones d’habitation, source de discorde

L’épandage agricole consiste à appliquer des produits phytosanitaires sur des surfaces cultivées afin de les protéger contre des organismes nuisibles. La réglementation de l’épandage constitue un point d’achoppement récurrent, notamment entre agriculteurs soucieux de sécuriser le rendement de leurs cultures et riverains arguant de l’impact sanitaire et écologique de ces produits. L’usage des pesticides fait  l’objet d’une réglementation précise. L’arrêté du 4 mai 2017, relatif à la mise sur la mise sur le marché et à l’utilisation des produits phytopharmaceutiques et de leurs adjuvants, considère ainsi de nombreux paramètres (vitesse du vent, délais entre l’application et la récolte) et encadre l’épandage lorsqu’il a lieu à proximité de lieux et de publics considérés comme sensibles : points d’eau pour la première catégorie, enfants, personnes âgées, handicapées ou atteintes de pathologies graves pour la seconde. En dépit de ces précautions, aucune disposition législative ne prévoit la protection des riverains des zones agricoles traitées.

Pour pallier cette lacune juridique, le Gouvernement a annoncé en septembre vouloir redéfinir l’encadrement de l’épandage agricole via un projet de décret et d’arrêté. Cette initiative fait suite à la décision du Conseil d’État, quelques mois plus tôt, d’annuler en partie l’arrêté du 4 mai 2017 au motif que ce dernier ne protégeait pas suffisamment la santé publique et l’environnement. Dès le mois de janvier, le Gouvernement a sollicité l’appui technique de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) dont les préconisations ont été publiées en juin. Un rapport inter-inspections en date du mois de mars a complété ce corpus technique. Les recommandations du Gouvernement, basées sur les conclusions de l’Anses et soumises à consultation publique, préconisent la mise en place de distances minimales entre zones d’épandage et habitations selon le type de culture, les substances et le matériel de pulvérisation utilisés. Le dispositif proposé par le Gouvernement doit rentrer en vigueur le 1er janvier 2020.

 

Des propositions gouvernementales jugées insuffisantes

Si la société civile a ravivé pour partie le débat sur l’épandage – le Conseil d’État précise avoir examiné la question suite à une demande de deux associations de protection de l’environnement – les propositions du Gouvernement ont provoqué le mécontentement des élus locaux et de citoyens pour qui les distances préconisées entre les zones de culture et les habitations sont largement insuffisantes. Le Gouvernement envisage ainsi de réduire ces distances jusqu’à 3 mètres dans certains contextes spécifiques. Cette opposition marque le point de départ d’une guerre informationnelle entre le gouvernement, les élus locaux rejoints par des membres de la société civile, et une partie du monde agricole défendant l’usage des pesticides.

 

La révolte des maires aux propositions gouvernementales

Les premières réactions aux projets gouvernementaux ont été le fait de maires prenant des arrêtés pour accroître la distance minimale entre zones d’épandage et zones d’habitation. Dès le mois de mai, Daniel Cueff a été le premier à interdire dans le village de Langouët l’usage des pesticides à moins de 150 mètres des habitations – et à 100 mètres dans certains cas spécifiques – rejoint par d’autres maires et par le département du Val-de-Marne. D’abord individuelles, ces initiatives se sont structurées collectivement. Ainsi, le « collectif des maires anti-pesticides de synthèse et glyphosate » a réussi à collecter les signatures d’une « centaine de communes », tout en élargissant le champ de ses revendications à une « suppression de ces produits [pesticides de synthèse et glyphosate] sur l’ensemble du territoire ».

Devenue figure de proue de la résistance des maires, Daniel CUEFF – dont l’arrêté a été suspendu par le tribunal administratif de Rennes – a interpellé Emmanuel MACRON qui a répondu au média Konbini, visant essentiellement un public jeune, potentiellement représentatif des viviers de recrutement des mouvements anti-pesticides. À la question de savoir s’il trouvait « normal » la suspension de l’arrêté de Daniel CUEFF, Emmanuel MACRON fait primer la légalité au détriment du bien-fondé de la cause : s’il soutient le maire « dans ses intentions », le président sera « toujours derrière les préfets qui font respecter les lois ». Par cette contre-offensive, Emmanuel MACRON désamorce la charge émotionnelle du débat sur les pesticides, pour le replacer sur le terrain légal.

 

Le soutien de la société civile

L’opposition des maires a bénéficié du soutien de la société civile. Dans un entretien accordé à France culture, Daniel Cueff détaille le rôle joué par l’association « Agir pour l’environnement », qui a rassemblé près de 47 000 messages de soutien à l’attention du maire de Langouët. « Agir pour l’environnement » est également à l’origine d’une pétition ayant recueilli 118 000 suffrages. L’étude est étayée par un sondage IFOP commandé par l’association, selon lequel 96% des interrogés sont favorables à l’interdiction des pesticides à moins de 150 mètres des bâtiments servant d’habitation ou de lieu de travail. Multipliant les fronts d’action, l’association « France nature environnement » a diffusé sa propre pétition. Si cette dernière a récolté un nombre relativement faible de signatures (environ 18 000), le texte renvoie à l’« appel des coquelicots » adressé quelques mois plus tôt par « France nature environnement » pour la sortie des pesticides, ayant recueilli près de 940 000 signatures. « France nature environnement » associe ainsi la lutte contre l’épandage à proximité des habitations à une cause plus large et fédératrice.

La publication, le 3 septembre, d’une tribune dans Le Monde par un collectif de représentations d’écologistes, a permis de donner à la cause un surcroît de visibilité médiatique, tout en relayant les initiatives des associations écologistes – le sondage IFOP commandé par « Agir pour l’environnement », notamment, y est repris. Le texte s’oppose au blocage de l’arrêté pris par Daniel Cueff, et développe deux idées : l’urgence de la situation, et l’inscription d’une problématique locale dans une cause collective. La présence parmi les signataires de Nicolas HULOT, symbole de l’échec de la politique environnementale du gouvernement, constitue un signal fort à l’adresse des « maires courage », encouragés quelques jours plus tôt par des collectifs écologistes dans une « lettre aux maires » publiée par Libération.

 

La remise en cause de l’Anses, une caution scientifique aux anti-pesticides

La polémique sur les pesticides a été alimentée par la sortie le 11 septembre d’un essai du journaliste Fabrice Nicolino, l’un des initiateurs de l’appel des coquelicots. Dans Le crime est presque parfait, Fabrice NICOLINO s’alarme de l’emploi massif d’une nouvelle génération de pesticides, les SDHI (inhibiteurs de la succinate désydrogénase) dont la dangerosité pour l’homme a été pointée par un collectif de chercheurs français. Le journaliste met en évidence un « conflit d’intérêts majeur » entre l’Anses et l’industrie des pesticides, tout en dénonçant le travail scientifique de l’Agence dont l’avis technique a été sollicité par le gouvernement. Face à l’audience importante dont a bénéficié Fabrice NICOLINO, l’Anses a décidé de répondre aux accusations dont elle fait l’objet. Dans un entretien accordé au Point, le directeur général délégué du pôle sciences pour l’expertise de l’Anses, Gérard LASFARGUES, invoque l’absence d’éléments scientifiques probants permettant de retirer les SDHI du marché.

L’association AMLP (Alerte des médecins sur les pesticides), collectif de médecins engagés contre l’usage des pesticides ayant pris part à l’appel des coquelicots, s’est également attaqué à l’Anses. Dans un appel doublé d’un communiqué début septembre, l’AMLP fait le constat d’un nombre anormalement élevé de pathologies pouvant être causées par l’usage des pesticides. L’AMLP pointe un danger tant pour les riverains que pour les agriculteurs, premiers exposés à ces substances, et dénonce, notamment par la voix de son président Pierre-Michel PÉRINAUD, le projet de décret du Gouvernement : inefficaces d’un point de vue pratique, les mesures proposées seraient aussi formulées en termes simplistes. La fixation de distances incompressibles, sans transition – l’option de zones tampons est soulevée par Pierre-Michel PERINAUD – est de nature à cliver l’opinion publique, et à exacerber les divisions « entre le monde agricole et les défenseurs de l’environnement et de la santé publique ».

 

La dénonciation de l’« agribashing » par le monde agricole

Face au risque de normes uniques en matière d’usage des pesticides, le monde paysan revendique une approche au cas par cas. Cette stratégie est d’autant plus essentielle que le monde agricole est lui-même divisé face à la question des pesticides. Dans un communiqué de presse publié le 10 septembre, la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA) a contesté l’application de « réglementations arbitraires et descendantes » mettant à mal le dialogue de terrain entre élus, citoyens, acteurs agricoles et associations. Cet argument avait déjà été développé la veille par la présidente de la FNSEA Christiane LAMBERT, lors d’une conférence de presse à Romillé, à quelques kilomètres de Langouët. Donnant le change à Daniel CUEFF, la présidente de la FNSEA a déclaré : « Avec les chartes au cas par cas, on est capables de revenir à trois mètres, voire moins si on est capables de montrer que le riverain est protégé ». La nécessité d'un compromis a également été reprise par le syndicat Jeunes agriculteurs (JA), qui affirme vouloir privilégier « des solutions locales, comme les chartes conclues directement entre utilisateurs et riverains ». Le syndicat appelle au dialogue, rejetant « des actes réglementaires mal adaptés et dangereux pour les agriculteurs ». La FNSEA, enfin, a adopé une posture plus offensive, accusant le gouvernement de miner les liens entre le monde agricole et l'opinion publique : « Liguer les gens les uns contre les autres est détestable », dénonce la fédération.

De même que les opposants aux pesticides ont su inclure le problème de l’épandage dans un débat englobant et consensuel – la défense de l’environnement – le monde agricole s’est uni autour d’un combat plus large : la lutte contre l'agribashing, ou la dénonciation systématique du monde agricole. À l'appel de la FNSEA et des JA, des « feux de la colère » ont été allumés chaque soir par des agriculteurs à compter du 23 septembre. Premier prétexte à ces mouvements, l'instauration de zones de non-traitement est vite apparue comme le symptôme d'un malaise paysan plus profond. Accords de libre échange (CETA, Mercosur), stigmatisation du monde agricole... Sur l'ensemble du territoire, des rassemblements sont organisés autour d'un mot d'ordre : « sauve ton paysan », décliné sur Twitter et devenant le réceptacle des soutiens au monde agricole.

L’union du monde agricole est présentée comme d’autant plus nécessaire que la filière professionnelle serait menacée de déclin. Dans un entretien accordé à Europe 1 début septembre, Christiane LAMBERT quantifie la perte que représenterait l'imposition de distances de sécurité jugées trop importantes. Alors que les techniques d'épandage seraient suffisamment précises pour éviter une dispersion des agents phytosanitaires, une augmentation des distances de sécurité priverait les agriculteurs de « 15% à 20% de la surface agricole française », soit une perte de « plus de 80 millions d’euros » pour l’agriculture française. Au-delà du débat technique et économique, Christiane LAMBERT pointe l’impact social d’une telle mesure. La perspective d’une perte de revenus « catastrophique » pour les agriculteurs pourrait faire déborder un « chaudron » social déjà « en ébullition ». Avertissant de « réactions des agriculteurs », la présidente de la FNSEA présage des « feux de la colère » à venir, et accompagnera ces mouvements de nombreux commentaires et encouragements, notamment via son compte Twitter.

 

La défense du patrimoine agricole comme riposte informationnelle

Le monde agricole, enfin, a lancé des opérations de séduction auprès de l'opinion publique. Dans une tribune publiée par Figaro, une association d'agriculteurs soulève le paradoxe des liens entre monde agricole et opinion publique : bien qu’attachés au travail des agriculteurs, les Français s'opposent à l'usage des pesticides. Pourtant, ces deux réalités sont indissociables selon l'article, qui démonte l'image écocide attachée à l'agriculture pour en faire une pratique curative : « on ne peut (...) pas dissocier l’agriculture du soin que les agriculteurs apportent aux plantes ». L'auteur fait le constat d'une agriculture raisonnée, lucide, et pour laquelle il n'existe pas d'alternative : « recourir aux pesticides est parfois nécessaire », titre le Figaro. Dans cette logique d'ouverture, l'auteur invite les lecteurs sceptiques à visiter les exploitations agricoles : « Tout ceci, nous sommes enfin prêts à vous le montrer. ( ...) Nous faisons la démarche de la transparence, de la sincérité, faites l’effort de la curiosité et de la bienveillance et nous y gagnerons tous. » La publication de cet article a été accompagné d’initiatives de valorisation du patrimoine agricole, telles que les « journées du patrimoine sol » organisées par l'Association pour la promotion d'une agriculture durable (APAD), association nationale souhaitant développer « une troisième voie agricole basée sur la protection des sols ».

 

 Question passionnelle pour l’opinion française, l’épandage des pesticides ne saurait se réduire à un simple débat technique. Pour les défenseurs de l’environnement, cette problématique est indissociable de la protection des populations, et plus généralement de leur écosystème. Au sein du monde agricole, les limites posées à l’usage des pesticides sont perçues comme une vexation supplémentaire, devant être analysée à la lumière des difficultés de la filière paysanne. De part et d’autre, l’association de questions annexes, porteuses d’une charge émotionnelle forte, a permis de donner à la polémique une gravité particulière. La défense des insectes est étroitement associée à celle des pesticides, tandis que la dénonciation de l’agribashing permet de fédérer des ressentiments variés, qui contre les accords commerciaux, qui contre la stigmatisation d’un monde paysan asphyxié par un modèle agricole productiviste. Le retour avec succès de la thématique du suicide des agriculteurs, traitée au cinéma ou par la photographie, est un exemple de la résonance que peut trouver auprès de l’opinion publique la multiplication de fronts d’attaque autour d’un thème initial. La polémique autour de l’épandage des pesticides constitue bien en ce sens un exemple de guerre informationnelle où un sujet d’opposition précis donne lieu à un encerclement cognitif, c’est-à-dire au déploiement d’un arsenal rhétorique, stratégique et informationnel dans une variété de champs – économique, social, politique. La publication, le 24 octobre, d’un reportage d’Envoyé spécial centré sur « le face-à-face tendu entre les pro et les anti-pesticides », illustre quant à elle le déplacement de l’attention médiatique d’un débat technique vers les interactions houleuses que cette polémique suscite.

 

Alexandre Merancienne