Luttes d'influence autour de la rétrospective Léonard de Vinci au Musée du Louvre

 


 

 

La rétrospective « Leonard de Vinci », organisée par le Musée du Louvre à l’occasion des 500 ans de la mort du maître de la Renaissance, a fermé ses portes le 24 février 2020 après 104 jours d’ouverture, soit 4 mois. Avec 1 071 840 visiteurs comptabilisés lors de sa clôture, l’exposition a enregistré le record absolu de fréquentation du musée. Or, Le Louvre est déjà le musée d’art le plus visité au monde, totalisant autour de 10 millions d’entrées chaque année, contre 6 millions pour la Tate Modern ou le British Museum de Londres, 4 millions pour la National Gallery of Art de Washington et 2 millions pour la Galerie des Offices de Florence. Ce succès est à la hauteur de « la plus grande rétrospective Léonard de Vinci jamais organisée ». En effet, réunissant 162 œuvres au total, cette exposition présentait le corpus d’œuvres de Léonard de Vinci le plus important jamais rassemblé dans un même lieu : 9 peintures, près d’une centaine de dessins et une vingtaine de manuscrits. Organisée autour de la carrière de peintre de Léonard de Vinci, cette exposition avait pour ambition de démontrer qu’il plaçait la peinture au-dessus de toutes les autres disciplines et qu’il avait voué ses recherches scientifiques à l’amélioration de son art pictural. De nombreux prêts exceptionnels en provenance des plus prestigieuses institutions et collections privées internationales ont contribué à cette rétrospective. Qualifiée d’exposition  du siècle par les médias, elle ne s’est pourtant pas montée sans difficulté. Tensions diplomatiques, bataille juridique,  absence de pièces majeures, polémique autour de sa muséographie et de ses conditions de visite, cette exposition incarne-t-elle vraiment le succès qu’elle revendique ? Et quel a été son apport en termes de soft power ?

Une vaste opération d’influence à la française

Le fait de vouloir organiser l’exposition la plus ambitieuse de tous les temps, sur l'artiste le plus célèbre du monde, l’année du 500e anniversaire de sa mort, riche en commémorations, représentait une véritable gageure pour Le Louvre. Si le musée a relevé le défi, c’est qu’il conserve la plus importante collection au monde de peintures de Léonard de Vinci dans ses collections permanentes, à savoir 5 tableaux sur moins de 20 qui lui sont attribués par les experts. Figurent parmi ces 5 tableaux, le plus célèbre du monde, la Joconde, ainsi que la Vierge aux rochers, la Belle Ferronnière, le Saint Jean Baptiste et la Sainte Anne. 22 dessins complètent le corpus du Louvre auxquels s’ajoutent les carnets scientifiques de l’Institut de France. L’origine de cette collection provient du fait que Léonard de Vinci, venu en France en 1516 avec plusieurs de ses œuvres les plus importantes, a terminé sa vie à Amboise. François Ier rachètera alors ses tableaux pour la collection de la Couronne de France, qui donnera lieu à la création du musée du Louvre peu après la Révolution Française.

La culture comme vecteur d’influence à la française

L’ambition n’en restait pas moins colossale. Néanmoins, le musée du Louvre ne pouvait raisonnablement pas passer à côté d’une telle opération d’influence. En effet, à l’instar des Expositions Universelles ou des événements sportifs d’envergure, les grandes expositions artistiques participent activement du soft power d’un pays. Or, la France est souvent mieux définie à l’étranger par sa culture que par sa politique ou son économie. N’est-ce pas grâce à son rayonnement culturel que la France put regagner en puissance au sortir des dernières guerres ? « La culture est un vecteur essentiel de l’influence à la française », rappelle Bruno Foucher, ambassadeur de France au Liban et ex-président de l’Institut français de 2016 à 2017. Celui-ci conteste le concept de soft power théorisé par Joseph Nye, qui ne viserait « qu’à amener l’autre à penser comme vous, donc à le priver de son mode de pensée propre, alors que l’influence à la française, plus respectueuse de l’autre, tend à favoriser un mode de pensée différent. Elle est parfaitement compatible avec la pluralité de l’opinion, avec le respect de l’altérité, et s’inscrit dans l’héritage des Lumières, son humanité et son universalité. » De surcroît, selon Christian Harbulot, directeur de l'École de Guerre Economique, le soft power de Joseph Nye « n'englobe absolument pas les véritables stratégies d'influence, qui consiste à occuper le terrain pour obtenir des marchés de manière durable, créer des dépendances par rapport à des parties prenantes étrangères et gagner de l'argent grâce à ces dépendances. »

Un rapport de la Cour des Comptes, intitulé « La valorisation internationale de l’ingénierie et des marques culturelles », de mars 2019, confirme que les grands musées nationaux doivent contribuer de façon significative à la diplomatie d’influence et au rayonnement de la France dans le monde afin d’accroître leurs ressources. Pour ce faire, l’institution exhorte les musées nationaux à « entretenir leur réputation sur la scène culturelle mondiale, notamment en exploitant l’expertise scientifique et muséale de leurs agents dans la production de manifestation culturelles de grande ampleur ». Ces grands événements permettraient de développer les marques-musées dans un contexte de compétition croissante. L’un des objectifs serait d’attirer les visiteurs étrangers et les mécènes à l’heure où les subventions publiques diminuent. Il s’agirait également de gagner des appels d’offres pour le développement de structures à l’étranger, à l’instar du Louvre Abu Dhabi, cité en référence dans le rapport : « Projet en bien des points exceptionnel, Le Louvre Abu Dhabi représente sans conteste l’exemple jusqu’à ce jour le plus abouti de valorisation de l’ingénierie culturelle des musées français ».

Pour Jean-Luc Martinez, président-directeur du musée du Louvre, cette rétrospective s’inscrit pleinement dans cette démarche. Avec son palais de 400 000 m2, ses 700 000 œuvres, et ses 2500 agents, le musée représente le fleuron de la diplomatie culturelle française. Il s’est imposé au fil du temps comme une référence en matière muséale, apte à exporter un savoir-faire mondialement reconnu. Le Louvre est ainsi devenu l’une des marques les plus prestigieuses de France. « Le Louvre est avant tout un symbole patrimonial, culturel et artistique. C’est devenu une marque par la force des choses » explique Adel Ziane, le directeur des relations extérieures du musée. La rétrospective représente donc une occasion unique de démontrer ce savoir-faire « en termes de muséographie, scénographie, éclairage, médiation, catalogue scientifique … » et de positionner Le Louvre comme « le lieu de recherche et d’expertise mondial sur Léonard de Vinci. ». Elle a aussi pour objectif d’élargir le public du musée.

Le pari risqué de l'exposition Léonard de Vinci

Concevoir une telle rétrospective était donc un pari risqué pour les deux conservateurs en chef du Patrimoine, Vincent Delieuvin, du département des Peintures, et Louis Frank, du département des Arts graphiques du Louvre, nommés commissaires de l’exposition. Il leur faudra 10 années de travail préparatoire pour clarifier la biographie de Léonard de Vinci et mieux comprendre sa technique picturale. Durant ces 10 années, l’examen scientifique des tableaux du Louvre est réalisé. A cette occasion, 3 œuvres sont restaurées, dont la Belle Ferronnière en 2015 et le Saint Jean-Baptiste en 2016. Vincent Delieuvin coordonne aussi la campagne de restauration de la Sainte Anne dès 2010. Celle-ci fit polémique au sujet de la technique du sfumato, jugée très difficile à restaurer, et de parties inachevées mises au jour par la restauration. Quant à Louis Frank, il se concentre sur les documents d’archives, en particulier sur « La Vie de Léonard » de Giorgio Vasari dont il révise la traduction avec l’historienne de l’art Stefania Tullio Cataldo.

Il leur faut ensuite localiser et négocier les œuvres phares du maître qui ne sont pas en possession du Louvre. Cela nécessite énormément de diplomatie. En effet, rares sont les institutions favorables au prêt de leurs œuvres de Léonard, a fortiori lors d’une année de commémoration de sa mort. S’ils peuvent compter sur l’appui de l’International Council of Museums ( ICOM ) pour plaider en leur faveur, les deux commissaires doivent néanmoins réussir à convaincre leurs homologues d’une quarantaine de musées dans une dizaine de pays, de leur confier leur précieux patrimoine. « Les prêts ont été notre plus grand cauchemar », confie Vincent Delieuvin. A la veille du vernissage, ils ne savent toujours pas exactement ce qu’ils pourront présenter au public le lendemain. « Nous avons un plan A, un plan B et un plan C. » affirment-ils.

Des rebondissements diplomatiques avec l’Italie

Les plus grandes difficultés diplomatiques auxquelles doivent faire face MM. Delieuvin et Frank émanent de l’Italie, pays dans lequel l’exposition du Louvre cristallise beaucoup de susceptibilités. Certains Italiens ne comprennent pas pourquoi, alors que Léonard est Toscan et n’a passé que 3 ans en France, c’est au Louvre que revient l’honneur d’organiser la prestigieuse exposition de commémoration. L’accession au pouvoir de Matteo Salvini et de La Ligue au printemps 2018 ne facilite pas les choses. Ainsi, les négociations entre la France et l’Italie dans le cadre de cette rétrospective Léonard de Vinci dureront 5 ans.

Pourtant, en 2017, un premier accord de prêt est conclu entre le Musée du Louvre et Dario Franceschini, le ministre italien des Biens et des Activités Culturels. Cet accord prévoit le prêt de toutes les œuvres de Léonard de Vinci se trouvant en possession de l’Etat Italien, excepté  l’Adoration des Mages exposée au musée des Offices de Florence, jugée en trop mauvais état pour voyager, et la Cène, peinte a secco sur le mur du réfectoire de l’ancien couvent de l’église Santa Maria delle Grazie, à Milan, donc intransportable. En contrepartie, la France s’engage à prêter à l’Italie des tableaux de Raphaël en possession de l’Etat français pour une exposition aux Ecuries du Quirinal à Rome en 2020. Le Louvre accepte également de repousser la rétrospective en octobre, soit plusieurs mois après la date-anniversaire de la mort de Léonard de Vinci (2/05/1519). Cela permettrait aux Italiens de monter leurs propres célébrations en mai. Or, les conditions de cet accord seront à l’origine d’une brouille diplomatique entre la France et l’Italie. En effet, à la suite des élections générales de 2018, Matteo Salvini et la  coalition formée par le Mouvement 5 Etoiles (M5S) et la Ligue, arrivent au pouvoir. Les relations diplomatiques entre les deux pays vont alors traverser une profonde période de turbulences. Tout commence avec la crise de l’Aquarius, le navire humanitaire qui secourt 629 migrants le 8 juin 2018 en mer Méditerranée et que l’Italie refuse d’accueillir. Emmanuel Macron, Président de la République française, critique alors vertement l’attitude du gouvernement italien, déclenchant un premier incident diplomatique. En septembre 2018, Matteo Salvini accuse la France d’avoir semé le chaos en Libye, ancienne colonie italienne. Puis, début janvier 2019, en vue des élections européennes, le M5S apporte son soutien au mouvement des gilets jaunes français dans une lettre ouverte publiée le 7 janvier sur le blog du mouvement. Les tensions atteignent leur paroxysme début février 2019 lorsque Paris rappelle pour une semaine l’ambassadeur de France à Rome. Cet acte diplomatique  rarissime fait suite à des déclarations jugées outrancières et sans précédent de Luigi Di Maio et Matteo Salvini contre Emmanuel Macron, qu’ils accusent de « gouverner contre son peuple ».

La polémique franco-italienne

Durant toute cette période, Dario Franceschini est remplacé par Lucia Borgonzoni, du parti de la Ligue. Le 17 novembre 2018,  elle fustige l’accord de 2017, jugeant ses conditions exorbitantes et déséquilibrées pour l’Italie. Selon elle, ces prêts empêcheraient les Italiens de célébrer dignement le 500e anniversaire de la mort de Léonard de Vinci tandis que la contrepartie touchant aux œuvres de Raphaël serait insuffisante. « Léonard est italien, il est seulement mort en France » dénonce-t-elle. « Le prêt de ces tableaux placerait l’Italie en marge d’un événement culturel majeur. Nous devons rediscuter de tout. L’intérêt national ne peut pas être mis au second plan, les Français ne peuvent pas tout avoir ». Le 2 mai 2019, date-anniversaire de la mort de Léonard de Vinci, le président français Emmanuel Macron invitera le président italien Sergio Mattarella à lancer les célébrations au château du Clos Lucé à Amboise, afin de tenter d’apaiser le débat. Cependant, fin août 2019, la coalition éclate. Un nouveau gouvernement Conte réunissant les sociaux-démocrates et le M5S est formé.  L’ex-préfète de Milan, Luciana Lamborgese, sans étiquette politique, remplace Matteo Salvini à la tête du ministère de l’Intérieur et surtout, Dario Franceschini retrouve sa fonction de ministre des Biens et Activités Culturels. Le 24 septembre 2019, ce dernier signe avec Franck Riester, le ministre de la Culture français, un protocole d’échange, mettant fin à des mois de tensions. Cet accord prévoit le prêt de sept œuvres, en plus des treize que divers musées italiens ont déjà accepté de prêter au Louvre à l’issue de négociations entre musées.

A cet épisode s’ajoute alors une bataille juridique autour de « L’homme de Vitruve », le dessin le plus célèbre de Léonard de Vinci, conservé à la Galleria dell’Academia à Venise. L’association de défense du patrimoine Italia Nostra refuse que le célèbre dessin quitte l’Italie, estimant que sa sortie du territoire violerait le code des biens culturels italien. Le 8 octobre, soit 2 semaines avant le début de l’exposition, le tribunal administratif de Vénétie suspend la procédure de prêt du dessin, entrainant la suspension de l’ensemble de l’accord signé entre les deux pays. 8 jours plus tard, le tribunal tranche finalement en faveur du Louvre, estimant que ce prêt procède de « l’importance mondiale exceptionnelle de l’exposition, de l’aspiration du pays à maximiser le potentiel de son patrimoine » et de « la valeur de la coopération et des échanges entre États ». Le dessin ne sera cependant exposé que pour un temps limité, en raison de sa fragilité.

Le soutien américain à l'initiative du musée du Louvre

Si l’Italie a traîné des pieds pour participer à la rétrospective, d’autres pays comprennent l’opportunité de prendre part à un événement dont le prestige et l’immense retentissement médiatique sont assurés.  Ainsi, à l’heure du Brexit, le Royaume-Uni est le principal contributeur de l’exposition, à hauteur d’une quarantaine d’œuvres. En particulier, la Reine d’Angleterre, Elisabeth II, détentrice de 600 dessins de Léonard de Vinci dans la Royal Collection, accepte d’en prêter 24 au Louvre, en marge des commémorations propres au Royaume-Uni.  De même, le musée de l'Ermitage de Saint-Pétersbourg consent à ne pas rapatrier La Vierge à l'enfant dite Madone Benois après les 2 expositions italiennes auxquelles le tableau a participé. Ce détour par Le Louvre entraîne pourtant une absence de 4 mois supplémentaires. « Elle était déjà en Italie, alors nous l’avons laissée aller en France », explique Mikhaïl Piotrovsky, le directeur du musée.

Cependant, le pays qui participe le plus activement à l’événement reste les Etats-Unis. Parmi les 70 % de visiteurs étrangers du musée du Louvre, les Américains sont les mieux représentés avec 1,5 million de visiteurs chaque année. Cet engouement s’explique certainement par la fascination qu’exerce sur eux la Joconde, depuis son voyage aux Etats-Unis en 1963, lorsqu’André Malraux et Charles de Gaulle menèrent une magistrale opération de diplomatie culturelle destinée à asseoir la supériorité artistique de la France sur ce pays.

En matière de soft power, les Etats-Unis ne peuvent capitaliser que sur une culture de masse, dite « pop culture », aussi captivante soit-elle, fondée sur le cinéma hollywoodien, le hip-hop et le fast-food. Or, à l’heure où le soft power américain s’érode, le pays mesure l’importance d’avoir entretenu de longue date sa relation avec la France, dont la culture, qualifiée de « haute », est fondée sur l’élitisme et le luxe. Ainsi, les Etats-Unis soutiennent Le Louvre depuis de nombreuses années et participent à la rétrospective Léonard de Vinci de différentes manières. Par un prêt prestigieux tout d’abord, puisque Bill Gates, le  créateur de Microsoft, y  présente des feuillets de son précieux Codex Leicester, acquis 30,8 millions de dollars en 1994. Ensuite, lauréat de la bourse Focillon en 2015, Vincent Delieuvin passera plusieurs mois à la Yale University pour étudier les « œuvres léonardesques conservées dans les collections publiques des États-Unis ».

La force de frappe financière d'appui

Bank of America, très investie dans la conservation d’œuvres d’art et auprès du musée du Louvre, est, de loin, le principal mécène de l’exposition.  « Nous avons souhaité être le partenaire principal pour pouvoir parrainer un nouveau programme éducatif pilote : celui-ci permet d’accueillir pendant dix mardis huit cent cinquante jeunes défavorisés au Louvre. » commente Rena de Sisto, responsable mondiale des programmes Arts et Culture de cette banque présente à Paris depuis 65 ans. « Nous entretenons une relation de longue date avec le musée et cette rétrospective s'annonce comme mémorable ». A noter que BlackRock est l’un des principaux actionnaires de cette banque, au cœur d'une polémique début 2020 quant à sa potentielle influence vis-à-vis du gouvernement français, au sujet de la réforme des retraites.

Des déconvenues inévitables

La rétrospective est unanimement saluée comme une prouesse par la presse internationale, apte à mesurer le travail scientifique et les compétences diplomatiques hors-pair qu’elle a nécessités. Néanmoins, du côté du grand public, le bilan est plus mitigé. Du point de vue de sa muséographie tout d’abord, l’exposition est souvent jugée trop épurée et élitiste, manquant de supports pédagogiques – cartels détaillés ou matériel interactif – pour expliquer la démarche des commissaires d’exposition. La principale source d’information réside dans le livret distribué à l’entrée, lui-même assez succinct. Or, non seulement les stocks sont limités et tout le monde n’y a pas accès, mais en plus, la luminosité très tamisée de l’exposition empêche de le lire confortablement. Pour beaucoup, la déception provient aussi du fait que la personnalité de Léonard de Vinci, son caractère de génie universel, à la fois inventeur, ingénieur et scientifique, et son mode de vie ne sont pas évoqués. Malgré le nombre important de dessins présentés, très peu représentent les inventions de Léonard de Vinci. Seul un portrait en toute fin de parcours, attribué à son élève Francesco Melzi, matérialise la présence de l’homme dans cette exposition.

Autre écueil de taille, l’affluence et le parcours de visite, jugé trop resserré pour une rétrospective d’une telle ampleur, génèrent beaucoup d’insatisfaction. Il est difficile d’admirer les œuvres autrement qu’à travers les écrans de smartphones brandis au bout de perches à selfies. L’espace alloué à l’exposition est pourtant deux fois plus grand que celui de l’exposition Vermeer de 2017, un événement qui avait tourné au fiasco en raison de la mauvaise gestion de l’affluence. Par ailleurs, la rétrospective Léonard de Vinci n’est accessible que sur réservation d’un créneau précis en ligne, une première pour Le Louvre. Or cette pré-location obligatoire a engendré de nombreux bugs à son lancement au mois de juin, exaspérant les internautes. De plus, tous les créneaux sont complets dès la fin du mois de novembre, 220 000 billets ayant déjà été vendus avant même son ouverture.

Enfin, la dernière déception exprimée provient de l’absence de plusieurs tableaux-phares au sein d’une exposition conçue pour démontrer la place fondamentale qu’occupe la peinture dans l’œuvre de Léonard de Vinci. La Joconde tout d’abord, ne fait pas à proprement parler partie de l’exposition, excepté à travers une expérience de réalité virtuelle pour laquelle les places sont comptées. La star est en effet restée accrochée dans la salle des Etats récemment rénovée, pour des raisons de logistique : quelque 30 000 visiteurs viennent la contempler chaque jour, alors que la rétrospective ne peut en accueillir que 7 000. La soustraire au public le temps de l’exposition risquait de faire baisser la fréquentation du musée et d’affliger une double peine à ceux n’ayant pas obtenu de billet pour l’exposition. Autre manque notoire qui a défrayé les chroniques : le Salvator Mundi, le tableau le plus cher du monde, adjugé 450 millions de dollars en 2017 lors d’une vente chez Christie’s New York, a fait planer le mystère sur sa présence jusqu’au dernier moment. Il n’arrivera finalement jamais. Le comble pour un tableau qui aurait été acheté pour le compte du Louvre Abu Dhabi. Parmi les autres défections,  La Dame à l’Hermine est demeurée au Musée national de Cracovie, alors qu’elle avait été prêtée à la National Gallery de Londres en 2011.  Le Portrait de Ginevra de Benci était absent en raison d’une exposition parallèle sur Andrea del Verrocchio à la National Gallery of Art de Washington. La Vierge aux rochers de la National Gallery de Londres et la Madone à l’œillet de l’Alte Pinakothek de Munich étaient également absentes. Xavier Salmon, le directeur du département des arts graphiques du Louvre, ne cache pas sa déception : « Certaines œuvres nous ont été refusées. Elles étaient importantes pour l’exposition. Nous déplorons leur absence. » En effet, présenter une exposition-événement à partir d’un nombre restreint d’œuvres ne facilite pas la tâche des organisateurs. Comment remplir un large espace dédié à la carrière de peintre de l’artiste, destiné à une forte affluence, avec seulement 9 tableaux ? Les commissaires prennent alors le parti de plonger le public dans le processus de création de l’artiste. En guise de compensation, certains originaux sont remplacés par des dessins d’étude ou des copies d’excellente qualité, à l’instar de La Cène de Marco d'Oggiono, ou du Salvator Mundi de Ganay.  La scénographie, qualifiée de majestueuse n’est pas en reste. Cependant, le principal subterfuge sera de présenter des réflectographies infrarouges à taille réelle des tableaux manquants. Cette technique, qualifiée de révolutionnaire, permet de mettre au jour les dessins sous-jacents aux couches de peinture et de montrer les contours et les repentirs effectués par l’artiste. Là encore, le manque d’explications de la démarche au public semble préjudiciable à cette bonne idée de départ.  Il semble néanmoins que ce laconisme pédagogique ait été volontaire, participant de la stratégie de gestion du flux des visiteurs.

La fréquentation, principale jauge de succès d’une exposition

Cette question des conditions d’accueil du public s’est avérée déterminante dans la conception de l’exposition, pour des questions financières. En effet, depuis la nomination de Jean-Luc Martinez à sa tête en 2013, Le Louvre fait face à des critiques quant à sa gestion, et au sujet du Louvre Abu Dhabi. Or, le temps des expositions-événements largement bénéficiaires des années 80, est révolu. De nos jours, les coûts d’organisation ont explosé, notamment en ce qui concerne l’assurance, le transport, l’entretien et la sécurité des œuvres. C’est a fortiori le cas pour cette rétrospective Léonard de Vinci. « C'est l'exposition la plus chère que Le Louvre ait jamais produite. Elle ne sera pas pour nous une manne financière. A la fin de tout ça, je ne suis même pas sûr que ce soit rentable. Si on fait un petit bénéfice, on sera content », confie au Parisien Vincent Pomarède, administrateur général adjoint du musée. Si le coût total, non dévoilé, semble le plus important jamais investi dans une rétrospective, Le Louvre assure avoir néanmoins réussi à obtenir « un mécénat financier record », avec la participation de grands mécènes internationaux (Bank of America, Kinoshita Group) et  français (Bouygues Bâtiment Ile-de-France, Deloitte, Lusis, Axa). « La rétrospective sur Léonard de Vinci n'est pas faite pour rapporter de l'argent. Mais j'espère qu'elle restera dans les annales comme une exposition marquante » affirme Jean-Luc Martinez.

Côté ressources, le budget annuel du Louvre s’élève à 250 millions d’€ dont 40 % de subvention de l’Etat et 60 % de recettes propres. Celles-ci sont assurées par la billetterie (dont 70 % de visiteurs étrangers), par les ressources commerciales telles que les ventes de produits dérivés de la marque Le Louvre, et par le mécénat. De nouvelles recettes, comme les bénéfices liés au Louvre Abu Dhabi, sont en train d’émerger. C’est la raison pour laquelle le succès d’une exposition se mesure avant tout à l’aune de sa fréquentation par le public. En effet, c’est elle qui va dynamiser la billetterie et les ventes de produits dérivés tout en assurant le rayonnement de l’événement, source de nouvelles formes de recettes. Il était donc très important de permettre au plus grand nombre de découvrir l’exposition.

Pour cette rétrospective, Le Louvre visait officiellement 540.000 visiteurs, soit le niveau atteint par l’exposition Delacroix en 2018. Ils seront au total près d’1,1 million. Pour atteindre un tel chiffre, Le Louvre n’a pas ménagé ses efforts, tant en termes d’animations que de communication. La fréquentation a en effet été encouragée par la mise en place de 46 nocturnes supplémentaires (soit 175.000 visiteurs) ainsi que par l’organisation des Nuits Léonard de Vinci pour les 3 dernières dates de l’exposition, du 21 au 24 février. Cette initiative a engendré une ouverture continue du musée pendant 69 h d’affilée, une première dans l’histoire du musée. Ces nuits ont permis à 30 000 personnes supplémentaires de visiter l’exposition, gratuitement de surcroît. Au total, 386 000 personnes ont bénéficié  de la gratuité, soit 36 % des visiteurs, de quoi faire rayonner l’influence culturelle du Louvre encore longtemps auprès d’une diversité de publics.

Le soft power de Léonard

Jamais une exposition n’aura été si compliquée à mettre en place, mais les objectifs d’influence culturelle de la marque Le Louvre et, par capillarité, de la marque France, semblent atteints. Vincent Delieuvin ne figure-t-il pas dans le classement des 50 Français les plus influents du monde selon Vanity Fair ? Ce large succès, Le Louvre le doit aussi à … Léonard de Vinci, qui bénéficie d’une aura exceptionnelle depuis près de 500 ans. S’il fait encore aujourd’hui l’objet d’une telle fascination, c’est qu’en plus de son génie artistique et scientifique, son personnage ferait écho à de nombreux enjeux de la société civile du XXIe siècle : féminisme, LGBT, végétarisme, protection de la nature … Selon Fernand Braudel, cela prouverait que ce ne sont ni la puissance économique ni les succès militaires qui font rêver le monde, mais bien les révolutions culturelles.

A l’heure où Jean-Luc Martinez ambitionne d’exporter la marque-Louvre en Chine ou au Brésil, il était primordial de communiquer largement sur le succès de cette rétrospective Léonard de Vinci, malgré les déconvenues qu’elle a pu engendrer. : « Aujourd’hui, j’ai deux motifs de fierté : avoir réussi à réunir le plus grand nombre d’œuvres de Léonard et à accueillir des publics si nombreux et si différents. C’est l’excellence scientifique et la qualité de l’accueil du Louvre qui ont été ainsi plébiscitées » se félicite-t-il dans le communiqué de clôture de l’exposition. Pourtant, ce record de fréquentation interroge. Si la démocratisation des musées est une bonne chose, la massification ne fait pas que des heureux, et la relation du public aux œuvres d’art n’apparaît pas aussi qualitative que le déclare M. Martinez.
C’est finalement le Covid-19 et le vote d’un droit de retrait de la quasi-unanimité des salariés face à  l’épidémie, qui aura raison de la fréquentation du Louvre. Le musée sera obligé de fermer ses portes au public dès le 1er mars 2020, soit 5 jours après la fermeture de la rétrospective Léonard de Vinci. Encore une situation inédite à gérer pour Le Louvre.

Anne-Lucile Jamet