Insurrection au sein d’une banque mutualiste française

La guerre fait rage au sein de la Confédération Nationale du Crédit Mutuel Français (CNCMF) depuis cinq ans.

Lors du conseil d’administration de 2015, la confédération proposa, parmi les résolutions, la modification de ses statuts d’association de loi 1901 pour passer à une société coopérative à capital variable. Cet évènement révélait la fracture qui opposait l’organe central, le CNCMF, au Crédit Mutuel Arkéa. Cet affrontement est censé symboliser la lutte contre la centralisation des pouvoirs décisionnels. Deux protagonistes s’affrontent :

  • Le CNCMF, un groupe bancaire mutualiste représentant 5 groupes régionaux et 19 fédérations.
  • Une de ses filiales, le groupe régional Arkéa regroupant lui-même le crédit mutuel de Bretagne, le Crédit mutuel du Sud-Ouest, le crédit mutuel du Massif central et une vingtaine de filiales spécialisées.

En devenant une société coopérative à capital variable, le CNCMF  change les règles du jeu. Jusqu’à l’annonce de cette réforme, les fédérations fonctionnaient en fonction d’une identité propre et avec une autonomie assez large. Dans le nouveau schéma proposé, le pouvoir décisionnel serait proportionnel au chiffre d’affaire. Dans ce nouveau dispositif, la fédération CM11-CIC (Crédit Mutuel Centre Est Europe et groupe bancaire CIC) serait majoritaire. La présence des agences bancaires CIC sur tout le territoire génère un autre point de discorde entre les mutualistes. Certains d’entre eux estiment que la prépondérance prise par l’alliance CM11-CIC est contraire aux statuts mutualistes qui interdisent toute forme de développement extérieur à l’activité d’origine de leur fédération.

 

Deux échiquiers de rapports de force

Le clivage qui oppose, encore à ce jour, les deux structures  mutualistes est de différente nature. Il s’agit d’abord d’un conflit autour de la personnalité des dirigeants issus de la la même école, l’ENA. D’un côté, Il y a Nicolas Thery président du CNCMF et du CM11-CIC, lillois, strauss-kahnien, ancien secrétaire confédéral chargé des affaires économiques à la CFDT. De l’autre côté, il y a Jean-Pierre Denis président du groupe Crédit Mutuel Arkéa et du Crédit Mutuel de Bretagne, quimpérois, chiraquien, ancien secrétaire général adjoint de l’Élysée sous Jacques Chirac, administrateur de Kering et Nexity.

Ensuite, l’identité des deux groupes est très différente. Le groupe breton se présente comme indépendantiste, agile et innovant. Jean-Pierre Denis s’est appuyé très fortement sur son bras droit le directeur général Ronan Le Moal, jusqu’au départ de celui-ci en février dernier. Il est celui qui propulse le groupe vers l’investissement auprès des start-ups et vers les nouvelles technologies. Dès sa nomination en 2008, il a mis en place avec son président la stratégie de la banque tournée vers l’innovation. La direction a bénéficié de nombreux appuis très variés. Rappelons à ce propos qu’il n’est pas si courant d’assister à une convergence de lutte où patrons et employés se retrouvent liés et unis pour une même cause.

Le point de départ de la polémique

Concrètement, pour Arkéa le projet fut perçu comme une « OPA agressive » générant la crainte d’une perte d’autonomie et du transfert de son siège social brestois vers Paris ou pire le grand Est. Pire parce que la transformation statutaire renforcerait le pouvoir du principal concurrent d’Arkéa : le CM11-CIC.

La direction d’Arkéa se lança dans une campagne tous azimuts de l’opinion publique ainsi que des pouvoirs politiques. Elle s’exprima dans les médias, et chercha des appuis auprès du tissu économique local et territorial, sans oublier les salariés du groupe. Les dirigeants d’Arkéa informèrent par communiqué qu’environ 4500 postes sur 10 000 étaient menacés. Un collectif de salariés se constitua sous la dénomination Vent Debout pour défendre les intérêts du groupe et de ses salariés.

La première offensive de Vent Debout a été d’organiser en janvier 2016, une manifestation à Brest, siège social de l’entreprise. 15 000 personnes défilèrent en portant les couleurs du groupe crédit mutuel Arkéa, coiffées de bonnets rouge et gris.  La réussite de cette action démontra qu’une partie des salariés d’Arkéa et le patronat économique local s’engageaient dans une lutte informationnelle commune contre le CNCMF.

Les différents niveaux d’affrontement

Cette polémique va se poursuivre à différents niveaux par  des actions judiciaires, par des opérations de lobbyistes et par des campagnes de communication directes ou indirectes. Les médias relaieront les messages à leur manière avec des titres accrocheurs : « Astérix contre l’invasion romaine », « David contre Goliath », « le rebelle breton contre le pouvoir centralisateur ». Les plus engagés dans cette lutte intestine vont prendre à partie les pouvoirs politiques, les syndicats et les organes régulateurs (le Trésor, la Banque Centrale Européenne, la Banque De France, l’Autorité Des Marchés Financiers, La Cour Européennes de Justice).

Cette « guerre de l’information par le contenu » a évolué en deux étapes :

Arkéa est au cœur du débat

  • Mai 2016 Arkéa dépose une demande formalisée d’indépendance auprès de sa confédération.
  • Octobre 2016, la banque de France et le trésor déboutent la demande d’Arkéa. En réponse, Arkéa fait voter les présidents de ses 331 caisses locales et obtient 96,4% des votes pour le projet d’indépendance.
  • En 2017, Arkéa est déboutée par les autorités régulatrices (Autorité de la concurrence, Conseil d’Etat, Cour de justice européenne).
  • En 2018, Arkéa change son logo et les ronds prennent la forme de la triskèle en rappel à l’identité bretonne.
  • En janvier 2018, les syndicats se réveillent et s’opposent au projet d’indépendance.
  • En avril 2018, le groupe Arkéa passe de nouveau à l’offensive avec l’obtention de 94% des votes des 2900 administrateurs (représentant 1,5 millions de sociétaires).
  • En mai 2018, s’est tenu à Paris une manifestation du collectif Vent debout  réunissant 6000 participants) en faveur de l’indépendance.

La contre-offensive du CNCMF

  • En août 2018, le CNCMF passe à la contre-offensive par la création de l’association Restons Mutualistes, présidée par Marylise Lebranchu, ancienne députée du Finistère et ancienne Ministre.
  • La Banque Centrale Européenne rappelle à l’ordre Arkéa et demande une négociation apaisée.
  • En juillet 2019, le Tribunal Administratif refuse à Arkéa de changer de nom.
  • En juin 2019,  la Banque Centrale Européenne met le dossier en pause.
  • En septembre 2019, il apparaît une dissension entre Arkéa et la Fédération du Massif Central.
  • En février 2019,  le directeur général du groupe Crédit Mutuel Arkéa, Ronan Le Moal, démissionne. Hélène Bernicot lui succède.
  • En octobre 2020, débute une reprise des négociations.

A la lecture de cette chronologie, il est notable que jusqu’en 2018, le groupe Arkéa semblait avoir gagné plusieurs batailles telles que celle de la motivation des troupes, de leur implication et de leur occupation de l’espace médiatique. Mis il n’avait toujours pas obtenu l’aval des autorités de régulation, ni celle de Bercy. La guerre n’était pas gagnée mais l’horizon semblait prometteur. Parallèlement, l’organe central, le  CNCMF, ne paraissait pas prendre au sérieux la volonté d’indépendance d’Arkéa. Ses dirigeants se cantonnaient à un mode défensif, répondant aux attaques, déboutant les demandes. Puis, à partir de 2018, le CNCMF change d’approche et devient plus offensif, plus incisif à la fois par voie de presse et auprès de Bercy. Le collectif Restons tous mutualiste est un nouvel élément de réponse. 

Les protagonistes et leurs appuis

Mais, l’exception bretonne est connue et reconnue depuis les bonnets rouges. Aussi, personne n’est surpris de l’intensité de l’engagement de la quasi-totalité des salariés du groupe Arkéa. Ils ne défendent pas seulement leur entreprise ni même leur emploi, mais avant tout la décentralisation et l’identité des territoires. Le collectif Vent Debout s’est engagé très activement, via les réseaux sociaux (#JeSoutiensArkéaYoutube@ventdebout). Il a été l’instigateur des deux rassemblements de Brest et de Paris. Il a permis à Arkéa d’occuper le devant de la scène médiatique et présent sur les réseaux sociaux. Les patrons bretons n’ont pas été en reste non plus. Ils ont très rapidement manifesté leur soutien par des actions concrètes. Pour rappel, dès la première manifestation organisée par Vent Debout, Armor lux leur a fabriqué des bonnets aux couleurs du groupe, rouge et gris. A l’initiative de 450 personnalités bretonnes dont le Club des Trente, la pétition « Avis de tempête sur la Bretagne ! Mobilisons-nous pour sauver Arkéa ! » est lancée sur la plateforme « change.org ». Ils ont récolté environ 50 000 signatures. Quant aux appuis politiques, ils sont venus surtout des députés bretons avec notamment l’envoi du courrier de quatre députés bretons, à Bruno Le Maire. Les orientations politiques des journaux plutôt de centre et de droite ont mené une ligne éditorialiste orientée en faveur de l’indépendance du groupe Arkéa. Parmi ceux-là, on retrouve le Ouest France pour une couverture locale, et la Tribune, Le Figaro pour la presse nationale.

Au CNCM, ses appuis se sont manifestés surtout à partir de 2018. Un collectif en faveur du groupe de l’Est Restons Tous Mutualiste présidé par Madame Marylise Lebranchu est créé en août 2018. Son logo n’est pas sans rappeler celui de la marque déposée « produit en Bretagne ». L’association lance à son tour une pétition contre la scission sur la plateforme « change.org ». Elle recueille environ 20 000 votes. Elle est présente sur les réseaux sociaux comme twitter et Facebook mais très peu active avec très peu d’abonnés (@restonsmutualistes#RestonsMut). Le site internet (https://restonsmutualistes.fr) est fluide avec une revue de presse abondante, un agenda de débats organisés et la rubrique témoignage des salariés. Les syndicats se sont alliés au groupe de l’Est. Leur action s’est limitée à intervenir dans la Presse essentiellement et aux assemblées. Les médias orientés politiquement plus à gauche comme Médiapart ont fait le choix très net pour le groupe mutualiste de l’Est.  Le journal Les Échos, à priori plus libéral, apparaît au travers des articles publiés sur le sujet plutôt en faveur de Monsieur Théry. Enfin, l’un des plus grands soutiens a été celui de Bercy. Le Ministre de l’Économie Michel Sapin a clairement, dès l’origine, signifié sa position contre la sécession des deux groupes.

Les stratégies de guerre informationnelle

La guerre informationnelle est clairement utilisée par le groupe Crédit Mutuel Arkéa. Tous les événements sont induits par les actions directes des dirigeants ou par leurs appuis. La communication dans les médias, les communiqués de presse, les manifestations, les réseaux sociaux sont très nettement investis par les sécessionnistes. De son côté, la presse relaye le projet, et de manière quasi consensuelle donne plutôt le sentiment que le divorce sera prononcé sous peu. En parallèle, la direction gère le judiciaire et rencontre les organes régulateurs (la Banque Centrale Européenne, La Banque De France, le Trésor, …) pour avancer sur le côté réglementaire de la mise place de la séparation. Elle a le soutien de ses administrateurs et le prouve par vote qu’elle rend publique. Jusqu’en 2018 on parle du projet et non des hommes qui le portent.

La spécificité d’Arkéa : la maîtrise d’information

Le groupe a beaucoup communiqué sur l’identité territoriale, la disruption bancaire, l’emploi, la décentralisation, la création de valeur humaine et économique. Cette stratégie de communication a rassemblé des appuis d’univers variés autour d’un projet commun. Par ailleurs, la banque crédit mutuel de Bretagne est très ancrée sur le territoire et très investie dans le développement des entreprises de proximité. Ainsi, le patronat local pourrait avoir beaucoup à perdre également si Arkéa venait à perdre la guerre.

La riposte de la confédération est à la hauteur du défi sécessionniste. A son tour, elle exploite tous les ressorts de la communication et déploie tous ses contre arguments. La presse charge, de plus en plus, l’équipe dirigeante d’Arkéa. Son président et son directeur général sont accusés publiquement de se verser des salaires exorbitants qui seraient par les statuts mutualistes jugés illégaux. Les attaques sont axées très régulièrement sur l’image des dirigeants d’Arkéa, et, peu sur la faisabilité financière et réglementaire de leur projet. La démission de Ronan Le Moal fait la une des journaux avec des titres dignes de la presse people comme « le bateau coule, les rats quittent le navire ». Il est sous-entendu que le directeur général aurait démissionné à cause de l’illégalité de son salaire.

L’usage offensif des rumeurs

Des rumeurs sont de plus en plus, répandues :

  • la recapitalisation de la filiale d’assurance Suravenir serait due à une mauvaise gestion et au coût de la fronde.
  • Bernard Le Bras, Président du directoire Suravenir, membre du Comex du Crédit Mutuel Arkéase serait mis en retraite anticipée.
  • Le président d’Arkéa se retirerait doucement et enfin que le projet serait en passe d’être définitivement enterré.

De façon, quasi, concomitante, le groupe Arkéa, sa direction, l’association font silence. Les rares interventions de la nouvelle directrice générale Madame Hélène Bernicot sont factuelles et portent exclusivement sur les chiffres et la collaboration active avec la Banque Centrale Européenne et l’autorité Des Marchés Financiers. Du côté de chez Arkéa, on ne commente pas les informations de la confédération, on n’infirme pas, on ne confirme pas les rumeurs. On leur oppose un silence quasi monacal.

Les enjeux présents et futurs

Comme les clivages, les enjeux sont multiples.

Enjeux économiques 

Du point de vue de l’organe central,  CNCMF,  l’enjeu économique porte sur la perte d’une de ses plus grosses fédérations en termes de résultat net, de sociétaires et de clients. A ce constat négatif,  Arkéa rétorque que son développement économique risque de régresser s’il perd son autonomie décisionnelle sur la stratégie d’investissement et de financement.

Enjeux Sociétaux 

L’enjeu sociétal, du point de vue du collectif Vent Debout, se situe clairement sur le risque de licenciement massif à cause de doublon de postes avec le CIC. A l’opposé, pour l’association Restons mutualiste et des syndicats, le risque est de mettre en danger le groupe et de facto ses salariés s’il se sépare de la maison-mère. La solidité financière de la mutualité est mise en avant comme argument pour la protection sociale.

Enjeux politiques 

L’enjeu politique pour Monsieur Thery, hormis celui d’assoir son autorité, est avant tout de ne pas créer de précédent afin d’éviter tout risque de contagion sur les autres fédérations. Celui de Bercy est de ne pas faire germer la même idée chez les autres groupes mutualistes français. L’intérêt pour les politiques de proximité, notamment les députés bretons, est de défendre le principe de décentralisation, cher au territoire breton et à leur électorat.

 

 

Claire Maritée

 

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