Les rapports de force biaisés dans la prolifération nucléaire

Si les cinq puissances nucléaires originelles (France, Royaume-Uni, Russie, Chine, Etats-Unis) sont connues par la majorité de la population, la connaissance du reste des pays disposant de l’arme nucléaire est relative et les circonstances de la prolifération nucléaire restent méconnues. Dans ce que l’on qualifie de « deuxième âge nucléaire », un rapport de force singulier se dessina entre le Pakistan et les pays détenteurs de la bombe nucléaire, qui furent à l’origine du Traité de non-prolifération (TNP) signé le 1er juillet 1968. Le Pakistan, ennemi historique de l’Inde, souhaitait à tout prix étendre sa force de frappe militaire pour concurrencer l’Inde dès lors qu’elle mise en œuvre son programme nucléaire, en témoigne la déclaration du président du Pakistan, Zulfiqar Ali Bhutto, en 1971 « Si l’Inde fabrique la bombe, nous sommes prêts à manger de l’herbe et des feuilles d’arbres, et même à connaître la famine, mais nous aurons aussi les nôtres » [1]. Dans le cadre de ce projet, Zulfiqar Ali Bhutto recruta un chercheur travaillant dans le secteur du nucléaire aux Pays-Bas, un certain Abdul Qadeer Khan.

 Le cas exemplaire du programme nucléaire pakistanais

En 1974, Abdul Qadeer Khan, ayant eu écho du projet nucléaire pakistanais, proposa ses services au président Bhutto. L’ingénieur pakistanais travaillait en effet dans une société néerlandaise spécialisée dans l’enrichissement de l’uranium par centrifugation, la FDO. C’est une société nouant des liens commerciaux avec le consortium européen URENCO. Dès lors qu’il reçut le feu vert d’Islamabad, le chercheur commença son activité d’espionnage au sein de son entreprise.  Il deviendra par ailleurs traducteur interprète pour l’URENCO au cours de sa carrière en Europe, un poste qui lui donnera un accès direct à des documents confidentiels, en particulier des plans de centrifugeuses G-2 [2]. Une fois rentré au Pakistan, les informations récupérées ainsi que son carnet d’adresse seront des atouts majeurs pour le développement nucléaire du Pakistan.

Le développement d’un programme nucléaire militaire à l’échelle nationale étant un processus très long, il nécessite la mobilisation de compétence dans bon nombre de matières, comme la chimie, physique, ou l’électronique. Reste la question du financement, un tel processus implique de mobiliser des sommes se comptant non pas en millions, mais en milliards de dollars, ainsi, sous prétexte d’une sorte de slogan qu’est la « Bombe islamique », Zulfiqar Ali Bhutto, conclu un accord de financement avec la Lybie de Khadafi évalué à environ deux-cents millions de dollars, l’Arabie Saoudite et l’Iran participeront eux aussi au financement du programme Pakistanais.

En 1976, la Chine signera un accord secret de coopération nucléaire avec Islamabad, le pays islamique trouvera dans ce partenariat une assistance technique pour la construction des installations, mais cela lui permettra aussi de bénéficier de matières nucléaires, ainsi que d’équipements. La Chine ira même jusqu’à fournir au Pakistan un plan complet d’arme nucléaire. Les intérêts chinois se trouvaient ici dans la possibilité de voir émerger un État faisant office de contrepoids face à l’Inde.

Abdul Qadeer Khan occupant au fur et à mesure une place « d’intouchable » au sein du programme nucléaire national, le développement de son réseau ne comportait aucune contrainte. Ainsi, il fut profitable pour certains pays de traiter avec le chercheur Pakistanais, et c’est ici que la dénomination du réseau Khan prend son sens. En 1984, l’Iran, bien qu’auparavant formellement opposé à l’idée d’une option nucléaire (non conforme à la religion musulmane), va changer d’avis sur ce point, ce qui est explicable par les trois ans de guerre mené face à l’Irak. Téhéran va alors orienter une approche de partage de technologie atomique avec Islamabad, Muhammad Zia-ul-Haq, président pakistanais de l’époque, y voyait un bénéfice financier avant tout, mais souhaitait rester mesuré dans la coopération avec l’Iran, qui restait un concurrent régional. Avec le soutien du chef de l’état-major Mirza Aslam Beg, Abdul Qadeer Khan va continuer les échanges avec Téhéran de façon officieuse.

L’implication de la Corée du Nord

La prolifération nucléaire ne va cependant pas s’arrêter qu’à l’axe Pakistan-Iran, le régime nord-coréen, désireux d’améliorer qualitativement son expertise nucléaire, va entretenir des rapports avec le réseau Khan.

Ainsi, Islamabad et Pyongyang opérèrent un transfert technologique bénéfique pour les deux partis, la Corée du Nord offrant sa technologie dans le domaine balistique, le Pakistan donnant son savoir sur l’enrichissement de l’uranium et les centrifugeuses. Kadhafi depuis longtemps obsédé par l’idée de faire de son pays une puissance nucléaire, sera amené à traiter avec Khan. En effet, bien que contribuant fortement au programme pakistanais, la Lybie voit son développement nucléaire être beaucoup trop fastidieux, le Colonel va donc désirer acheter tous les éléments nécessaires à la confection d’une arme nucléaire au Pakistan entre 1987 et 1995. Néanmoins, sous pression de l’Occident et avec en mémoire la fin de son Saddam Hussein en Irak, Kadhafi renoncera officiellement en 2003 au projet de bombe nucléaire tant désiré.

Le fait de cette déclaration peut aussi être expliqué par la découverte des agissements du réseau Khan par la communauté internationale, au début des années 2000. Les exportations liées au réseau, notamment en Corée du Nord, vont attiser la suspicion des Etats-Unis. Arrivé au poste de Président du Pakistan en octobre 1998, Pervez Musharraf fut preuve de patience et de prudence pour traiter le cas épineux du marché atomique fondé par Khan, mais sous la crainte d’un véritable scandale publique et diplomatique, il s’employa pour faire partir Khan à la retraite.

Les conséquences de l’alliance entre les États-Unis et le Pakistan

Le 29 Janvier 2002, durant le traditionnel discours sur l’Etat de l’Union, devant le Congrès américain, le président des Etats-Unis, George W. Bush, admet que la guerre contre le terrorisme n’en est qu’à ses débuts, c’est alors qu’il définit un « Axe du mal », regroupant ainsi trois Etats, la Corée du Nord, l’Irak et l’Iran. Car selon Bush : « En cherchant des armes de destruction massive, ces régimes qui peuvent fournir des armes aux terroristes […] présentent un danger croissant » [3], mais au vu de ces dires, qu’en est-il du Pakistan ? La déclaration de guerre à l’Irak s’étant faite sous prétexte de la possession d’armes de destructions massives de l’Irak, les États-Unis n’ont cependant pas mené d’enquête réellement poussée sur Khan, qui avait pourtant proposé ses services à Saddam Hussein. Les raisons se trouvent en réalité dans la relation ambigüe qui lie le Pakistan et les États-Unis depuis des années.

L’industrie nucléaire présentant un caractère hautement stratégique, il est difficile de se dire que les services de renseignements européens n’aient pas su anticiper les agissements d’Abdul Qadeer Khan. C’est seulement en 1975 que le Binnelandse Veilihgeidsdienst (BVD), service de contre-espionnage néerlandais, va émettre des premières suspicions concernant le chercheur pakistanais. Après que l’ambassade du Pakistan en Belgique eut utilisé des données confidentielles pour passer une commande de pièces métalliques à la société française Metalimphy, le BVD ouvra une enquête, et quelques mois plus tard, le service obtiendra assez de preuves pour pouvoir incriminer Abdul Qadeer Khan.

Dans le cadre du Traité de non-prolifération, les services néerlandais annonceront d’abord à la CIA leur volonté d’arrêter Khan, les Etats-Unis s’y opposeront. Officiellement, les Américains souhaitaient laisser Khan en poste dans l’objectif de pouvoir analyser son réseau et sa manière d’opérer. Ruud Lubbers, alors ministre de l’économie des Pays-Bas, exprimera la volonté de ne pas laisser de données confidentielles entre les mains du chercheur, le compromis fut d’offrir à Khan une promotion fictive censée l’éloigner des dossiers sensibles.

Il est en réalité très clair que le Pakistan représentait à l’époque le seul allié des États-Unis dans cette région du globe, Washington préféra donc ne pas compromettre ses relations diplomatiques avec le Pakistan pour garder la possibilité de contenir l’influence soviétique en Inde, et préserver une capacité d’opposition à la Chine communiste. Cette relation ambigüe perdurera, notamment lors de l’invasion soviétique en Afghanistan.

Les compromissions de firmes privées européennes

Sentant par la suite que ses activités d’espionnage s’avérèrent de plus en plus risquées, Khan, prétextant des vacances, décida de rentrer dans son pays natal avec sa famille, il y restera jusqu’alors, et sa démission sera effective le 1er mars 1976. Néanmoins, si les services de renseignements néerlandais avaient connaissance des agissements de Khan, la direction de la FDO, quant à elle, ne se doutait de rien, pour preuve, les anciens employeurs du Pakistanais gardèrent le contact avec lui, allant même jusqu’à lui vendre des instruments de mesure en 1977.

Installé au Pakistan et chargé de développer le programme nucléaire pakistanais, d’abord pour la PAEC, puis pour son propre laboratoire, le Khan Research Laboratory (KRL), Abdul Qadeer Khan n’allait pas se limiter aux documents qu’il avait pu ramener et étudier. Son réseau d’importation de matériel destiné au nucléaire va alors se mettre en place, et ses fournisseurs seront majoritairement des sociétés européennes (allemandes, suisses et hollandaises). Les échanges commerciaux seront alors réalisés majoritairement via des sociétés écrans faisant office d’intermédiaires entre l’Europe et le Pakistan [4]. Si les échanges étaient censés reposer sur le nucléaire civil, le flou administratif concernant les exportations fut une lacune importante du TNP. Ainsi, entre l’appât du gain pour les entreprises privées, et la sous-estimation du potentiel pakistanais par l’Occident, le pays islamique a pu développer et enrichir son programme nucléaire sans connaître de réelle menace, il en va de même pour la prolifération nucléaire instaurée par le réseau d’Abdul Qadeer Khan.

L’accès du Pakistan à l’arme nucléaire résulte d’une combinaison de facteurs contradictoires : des jeux d’alliance paradoxaux, une démarche offensive du Pakistan dans le domaine un renseignement, un « laisser aller » européen qui soulève beaucoup de questions sur les effets d’annonce des Etats les plus importants.

 

Aurélien Louvel

 

[1] Emmanuel Nal, « Doctrines nucléaires : spécificités du Pakistan et de la Corée du Nord » Revue n° 776 Janvier 2015 – p. 50-55

[2] Centrifugeuses pour l’extraction de l’uranium enrichi, mises au point par le consortium URENCO, les G-2 étant à l’époque les plus sophistiquées.

[3] Déclaration de George W. Bush à un discours sur l’Etat de l’Union, le 29 janvier 2002.

[4] Bruno Tertrais, Le marché noir de la bombe, enquête sur la prolifération nucléaire, Paris, édition Buchet/Castel, 2009.