Conflit gréco-turc : une guerre énergétique complexe

Sans aucun doute, la dernière décennie est marquée par une grande promotion médiatique autour du gaz naturel en Méditerranée orientale. Aujourd’hui la région attire de plus en plus l’attention en raison de l’intensification des tensions entre la Turquie et la Grèce sur leurs revendications croisées de territoires maritimes. Le diffèrent entre la Turquie et la Grèce a presque atteint son point d’ébullition en août, les deux pays ont évité de justesse un affrontement naval. Les tensions récentes entre les deux pays ne peuvent être décrites simplement comme un nouvel épisode de relations turco-grecques fluctuantes. C’est un conflit multidimensionnel avec de vastes implications régionales. Le récent conflit militaire entre la Grèce et la Turquie à propos des potentielles gisement de gaz situés dans les eaux contestées est lié à un conflit historique et politique complexe entre les deux nations, si proches géographiquement, mais aussi éloignées culturellement et politiquement. Les superpuissances ont des enjeux et des alliances liés aux deux pays, mondialisant ainsi le conflit. En outre, tous les pays concernés ont besoin de la collaboration de la Grèce et de la Turquie dans des domaines variés tels que la crise des réfugiés.

Quelques points de compréhension du rapport de force

Le pic de tension de cette année entre Athènes et Ankara ne s’est pas produit dans le vide, malgré son accélération et son intensité. Ils sont symptomatiques de la nature changeante de la géopolitique, de la géoéconomie et des conséquences de Covid-19. Les frictions reflètent un rééquilibrage stratégique de la Turquie. Le conflit en méditerranée orientale résulte principalement d’un différend entre la Turquie et la Grèce. Trois volets de ce rapport de force forment un mélange explosif en Méditerranée orientale :

  • Premièrement, le conflit découle du fait qu’il n’y a pas de frontières maritimes convenues entre la Turquie et la Grèce. Les deux pays contestent leurs revendications mutuelles sur les territoires maritimes et se disputent ainsi leurs droits respectifs de recherche de ressources énergétiques sous-marines en Méditerranée orientale et en mer Égée.
  • L’exploration par des entreprises internationales s’est intensifiée à partir de 2011 avec des découvertes majeures.
  • Un troisième élément, la politique de la Turquie au Moyen-Orient, a contribué à attirer d’autres puissances dans les escarmouches maritimes.

Le fossé entre la Turquie et ses voisins de la Méditerranée orientale concerne principalement Chypre. Alors que la République de Chypre est internationalement reconnue comme un État souverain, la République turque de Chypre du Nord n’est reconnue que par Ankara depuis sa création en 1974.La Turquie a émis des objections de longue date aux licences d’exploration offertes par Chypre à des sociétés énergétiques internationales, dont ENI (Italie) et Total (France). Ces licences se concentrent pour la plupart au sud et au sud-ouest de l’île. Ces zones sont incluses dans la zone économique exclusive revendiquée par Chypre mais qui, selon Ankara, violent son plateau continental ainsi que les eaux territoriales appartenant à la RTCN.

Le droit international présente actuellement peu de recours pour résoudre les revendications maritimes. La Convention des Nations Unies de 1982 sur le droit de la mer établit que les nations côtières ont droit à une zone économique exclusive de 200 milles où elles peuvent revendiquer des droits de pêche, d’exploitation minière et de forage. Mais les distances plus courtes en Méditerranée orientale obligent les États à s’installer sur une ligne de partage négocié. La position de la Turquie ajoute une complexité supplémentaire à une énigme juridique déjà vertigineuse. La Turquie n’est pas signataire de la convention des Nations Unies et défend une interprétation différente des droits maritimes, faisant valoir que les eaux adjacentes à l’administration chypriote grecque restent une partie intégrante du plateau continental de la Turquie.

Le jeu stratégique des parties prenantes

L’accord du 27 novembre 2019 signé entre le président turc Recep Tayyip Erdogan et le Premier ministre libyen Fayez al-Sarraj a défini une frontière maritime entre les deux signataires. L’accord était le signal le plus important des ambitions de la Turquie. Le texte délimite une ligne de 35 kilomètres qui formera une frontière maritime de la côte sud-ouest de la Turquie au nord de la Libye, et traverse les zones revendiquées par la Grèce et Chypre. Il fait pencher l’équilibre des pouvoirs en Méditerranée orientale en faveur de la Turquie. Cela perturbe le tracé envisagé du gazoduc East Med de 1 900 kilomètres qui acheminerait le gaz en provenance d’Israël à travers Chypre et la Grèce vers le sud de l’Europe. La Grèce a appelé le Conseil de sécurité de l’ONU et l’OTAN à condamner l’accord maritime de la Turquie et a expulsé l’ambassadeur de Libye en Grèce à cause de cela. En apparence, comme contre-mesure aux tactiques de la Turquie, Israël, Chypre et la Grèce se sont réunis pour faire avancer le pipeline East Med.

Il faut dire qu’Ankara a l’ambition d’être un hub énergétique pour l’Europe. L’Etat turc tient à la fois à assurer aux Chypriotes turcs une part des revenus futurs du gaz et à défaire la Turquie de sa dépendance vis-à-vis des approvisionnements en gaz russe. Erdogan a envoyé ses propres navires de forage dans les eaux contestées au nord-est et à l’ouest de Chypre, ainsi qu’au sud de Kastellórizo.

La Turquie craint d’être coupée de la majeure partie de la mer Égée et donc des principales routes maritimes si la Grèce étend unilatéralement ses eaux territoriales et crée de nouvelles zones de juridiction maritime. Erdoğan a réagi en adoptant une ligne plus affirmée avec une rhétorique plus agressive. Le gouvernement turc affirme que tant que les pourparlers sur les différends maritimes resteront en suspens et que la Grèce et la République de Chypre continueront de prospecter ou de forer, Ankara le fera aussi. Pour leur part, les responsables grecs affirment que la nouvelle politique de la Turquie est ce qui a relancé le différend et a tâché les relations d’Ankara avec ses voisins. Les Grecs s’inquiètent de plus en plus de la sécurité de centaines d’îles qui sont beaucoup plus proches de la Turquie.

Que ça soit la Turquie ou la Grèce, les deux pays utilisent la question migratoire pour faire pression. En effet la situation aux frontières gréco-turques reste tendue et très instable ; le statu quo actuel dans la région a toutes les caractéristiques d’une bataille hybride. Les autorités officielles et les forces de sécurité turques poussent les migrants à entrer dans le pays voisin, souvent même en les aidant par des moyens illégitimes. En attendant, la presse et les réseaux sociaux sont pleinement utilisés pour façonner l’opinion publique en faveur des parties concernées. La guerre de l’information et les tactiques PSYOPS jouent un rôle vital dans ce conflit unique. De plus Ankara utilise aussi sa position stratégique avec le détroit du Bosphore et menace de fermer la base américaine Incirlik afin de servir ses intérêts.

On se retrouve donc face à un conflit complexe avec différents acteurs impliqués. De plus les deux protagonistes majeurs mènent d’importantes compagnes médiatiques afin de défendre leurs intérêts économiques. Ce sont les droits souverains sur les routes d’approvisionnement énergétiques lucratives de la Méditerranée orientale vers les marchés européens qui sont en jeu.

Le néo impérialisme ottoman à la merci des réalités économiques 

Pour revenir à une analyse historique, si on se penche sur la carte de la présence militaire et économique turque à l’extérieur du pays, il n’est pas difficile de remarquer qu’Ankara met constamment en œuvre le serment des derniers députés du parlement de l’Empire ottoman. En effet le 12 février 1920, le parlement de l’Empire ottoman publie l’une de ses dernières décisions, qui s’appelle Mîsâkıı Millî – Pacte national. Le document vieux de 100 ans peut parfaitement expliquer la stratégie actuelle de la Turquie.

La Turquie a mené une politique agressive et expansionniste dans sa région au cours de la dernière décennie. Cette approche du gouvernement Turque est imprégné de néo-ottomanisme et de panislamisme. On retrouve dans cette approche les ramifications d’une école beaucoup plus ancienne de la pensée impérialiste ottomane. La montée en flèche des manœuvres belliqueuses du gouvernement turc peut être attribuée à la tentative de coup d’État de 2016, qui a donné au gouvernement Erdogan la carte blanche intérieure qu’il recherchait depuis longtemps.

La stratégie du gouvernement pour créer une impression de réussite de la politique étrangère au pays, et ainsi détruire la plupart des partis d’opposition, passe par un discours qui met l’accent sur l’intérêt national. Ce terme vague mais extrêmement utile a eu un effet paralysant sur les différentes factions de l’opposition dans le pays, car elles sont incapables de formuler un contre-récit sans paraître antipatriotique. Très souvent, l’analyse de la politique étrangère moderne de la Turquie en tant que politique néo-ottomane se termine par l’affirmation qu’Erdogan et son parti sont animés par la nostalgie de la restauration de l’influence d’Ankara dans les anciennes régions de l’Empire ottoman.

Si on reprend l’exemple de la Libye, l’un des objectifs de la Turquie en Libye : c’est de contrôler pleinement le marché du pays et d’établir la dépendance économique à l’égard de la Turquie. Il faut ajouter que la Turquie a signé deux mémorandums avec le GNL, l’un sur le soutien militaire et l’autre sur la démarcation en mer. Selon l’accord sur la démarcation des frontières maritimes, le GNL a soutenu les revendications de la Turquie sur une partie des eaux de la Grèce et de Chypre. En outre, Ankara a l’intention d’exploiter d’éventuelles réserves nettes et de gaz sur la côte libyenne avec la Libye. En effet, en échange d’un soutien militaire, Ankara a imposé un traité à Tripoli visant à prendre le contrôle d’une partie importante de la richesse pétrolière et gazière du pays et a contraint le chef du GNL Fayez Sarraj à soutenir ses revendications territoriales aux pays voisins. Il s’agit d’un exemple classique de politique impérialiste turc.

De ce fait la Turquie de Recep Tayyip Erdoğan s’est engagée au cours des deux dernières années dans une série remarquable d’interventions étrangères géopolitiques actives de la Syrie à la Libye en passant par Chypre et plus récemment aux côtés de l’Azerbaïdjan. Certains ont appelé cela la stratégie du « Nouvel Empire ottoman » d’Erdogan. Pourtant, une lire en chute libre et une économie nationale en effondrement menacent de mettre un terme imprévu à ses grandes ambitions géopolitiques. À ce jour, en 2020, la lire a baissé de 34% par rapport au dollar américain et de 70% au cours des cinq dernières années. Alors que certains pensent que cela stimulerait les exportations de marchandises turques, ce qu’il fait, c’est exposer l’ensemble du système bancaire et de l’économie turcs à une explosion colossale de la dette. On peut noter aussi qu’à ce stade, les interventions étrangères hyperactives de la Turquie d’Erdogan n’ont rencontré que peu de sanctions ou d’opposition sérieuses de la part de l’UE. Une raison évidente est la forte exposition des banques de l’UE aux prêts turcs. Les banques espagnoles, françaises, britanniques et allemandes ont investi plus de cent milliards de dollars en Turquie. L’Espagne est la plus exposée avec 62 milliards de dollars, suivie de la France avec 29 milliards de dollars. Cela signifie que l’UE marche sur des coquilles d’œufs, non désireuse de verser plus d’argent en Turquie mais hésitante à précipiter un effondrement dû aux sanctions économiques.

La sécurité énergétique de la Turquie : affirmation de puissance d’Erdogan

La Méditerranée orientale est devenue un point chaud pour l’industrie du gaz naturel. Les découvertes ont suscité un intérêt croissant parmi plusieurs sociétés pétrolières internationales et pays. Tout cela a commencé avec Noble Energy (dont le siège est au Texas) annonçant la découverte du champ de Tamar au large des côtes israéliennes en 2009, d’une capacité estimée à 280 milliards de mètres cubes. En l’espace de deux ans, Noble Energy a annoncé deux découvertes supplémentaires : le champ Léviathan, également au large d’Israël, en 2010 et le champ Aphrodite, dans les eaux chypriotes, en 2011. Cela a renforcé les ambitions régionales de faire de la Méditerranée orientale une région exportatrice de gaz. Ces ambitions reposaient également sur deux évaluations réalisées par l’US Geological Survey (USGS) en 2010, qui estimait la présence de près de 9800 milliards de mètres cube de gaz techniquement récupérable non découvert et de plus de 3,4 milliards de barils de ressources pétrolières dans la région. Cependant, le véritable changement de donne (pour les ambitions énergétiques régionales) s’est produit en 2015 lorsque l’italien Eni a annoncé la découverte du gisement de gaz géant de Zohr au large des côtes égyptiennes. Avec ses 850 milliards de mètres cubes de ressources moyennes brutes estimées, le champ offshore égyptien est le plus grand jamais découvert en mer Méditerranée. Il faut ajouter que ces champs ont une autre caractéristique : la proximité géographique. Ainsi une alliance régionale a vu le jour avec un projet de pipeline excluant la Turquie de la dynamique énergétique. La présence de gaz naturel est devenue un axe de coopération et de rivalité dans la région. On peut dire que le gaz est la principale motivation des manœuvres d’Erdogan. En effet la situation géopolitique unique de la Turquie découle du fait qu’elle est pauvre en réserves d’hydrocarbures alors que son voisinage dispose de ressources abondantes. Il est donc impératif pour Ankara de maintenir des liens énergétiques stables avec les pays ou régions riches en énergie à proximité. Conformément à la demande intérieure toujours croissante de la Turquie, les efforts axés sur la sécurité énergétique sont devenus partie intégrante de la politique étrangère du pays au cours des deux dernières décennies. La poursuite des hydrocarbures, en particulier du gaz naturel, est devenue un objectif géopolitique et géo-économique clé pour le pays.

La feuille de route d’Erdogan

Les motivations des politiques turques liées au gaz naturel peuvent être décrites par trois aspects

  • Étant un pays dépendant des importations, l’objectif principal de la Turquie est de garantir son accès aux approvisionnements en gaz naturel pour répondre à sa demande intérieure.
  • Il vise à diversifier sa structure d’approvisionnement existante et à contrebalancer le rôle dominant de la Russie dans son portefeuille énergétique.
  • La Turquie vise à renforcer / accroître son intégration dans l’architecture régionale de la sécurité énergétique en faisant progresser son rôle de pays de transit énergétique et de plaque tournante potentielle pour l’approvisionnement vers l’Europe.

Pour le moment, la région de la Méditerranée orientale ne fournit pas de gaz à la Turquie, à l’exception d’accords sur le marché au comptant avec l’Égypte. Cependant, il apparaît comme un point critique de l’agenda de la politique étrangère turque, car la région est considérée par Ankara non seulement à travers le prisme de la sécurité énergétique, mais aussi à travers le prisme de son conflit prolongé avec Chypre et dans le contexte plus large de la concurrence régionale de puissance en Méditerranée orientale.

Conformément à ce qui précède, au moins six facteurs clés peuvent être identifiés expliquant l’implication accrue de la Turquie en Méditerranée orientale :

  • Chercher des des réserves de gaz potentielles dans ses eaux qui pourraient apporter des avantages économiques au pays.
  • Rappeler aux acteurs régionaux dans tous les forums possibles que la Turquie ne veut pas être exclue de l’élaboration d’un nouvel agenda énergétique régional et est prête à protéger ses intérêts.
  • Envoyer un signal aux acteurs régionaux que la Turquie pourrait servir de pays de transit énergétique pour un itinéraire réaliste de transport du gaz de la région vers l’Europe, ce qui pourrait améliorer le rôle de la Turquie en tant que centre énergétique et démontrer qu’Ankara peut saper des projets rivaux tels que l’EastMed pipeline.
  • Répondre aux revendications de la ZEE turque et faire pression sur le gouvernement chypriote pour qu’il partage les revenus attendus du gaz avec la RTCN.
  • Engager d’autres pays de la région à soutenir les objectifs de la Turquie, comme on le voit dans le cas de l’accord sur la frontière maritime avec le gouvernement d’accord national basé à Tripoli en Libye, pour s’assurer que la Turquie promeut sa position tout en empêchant d’autres de gagner de l’influence, entre autres objectifs.
  • Démontrer ses capacités de puissance militaire en Méditerranée orientale.

La crise gréco-turque est susceptible d’affecter le changement de l’équilibre des pouvoirs dans la région de la Méditerranée orientale. Il est possible qu’avec le temps, les États-Unis déplacent leur base militaire d’Incirlik vers l’une des installations militaires en Grèce. Athènes souhaite moderniser et renforcer l’armée et la marine pour contenir Ankara. La Grèce, Chypre, la France mais aussi des acteurs régionaux tels que l’Égypte et Israël ne sont pas d’accord avec le mémorandum libyo-turc. Il est possible de conjuguer les efforts de ces pays dans le domaine militaro-politique afin de contenir l’activité turque en Méditerranée orientale. En analysant les différents de ce rapport de force, force est de constater qu’Erdogan parait en position de force. Mais il ressort aussi d’une telle analyse qu’Ankara n’a pas les capacités suffisantes pour faire aboutir ses ambitions impérialistes. Cependant on peut dire qu’il y a un air de néomercantilisme derrière l’approche néo-impériale de la Turquie.

 

Yassine Fakid