Les limites « impérialistes » des GAFA

L’année 2020 restera vraisemblablement dans les mémoires comme le catalyseur d’un changement massif dans le paysage du commerce électronique et l’accélérateur de la transition numérique. Au niveau international, Amazon fait figure d’un des grands gagnants de la crise sanitaire. À l’heure d’une économie mondiale paralysée, et d’une crise sanitaire sans précédent, les plus grandes sociétés américaines de la haute technologie ont publié leurs résultats du 3ème trimestre 2020, affichant une ascension économique que rien ne semble plus pouvoir arrêter. Au troisième trimestre 2020, le chiffre d’affaires d’Amazon a augmenté de 37% et atteint 96 milliards de dollars. Son bénéfice net a triplé en dépassant les 6 milliards de dollars. Autre chiffre, la firme annonce avoir créé 400.000 emplois depuis le début de l’année 2020.

Avec plus de 800 000 employés à travers le monde, dont 100 000 en France, Amazon absorbe 50% du commerce en ligne aux Etats-Unis, 22% de ventes en ligne en France. Une prise de pouvoir à la faveur d’un confinement digitalisé, la pandémie a dopé le marché du e-commerce. Une santé insolente qui vient renforcer les inquiétudes et la défiance à l’égard de ces géants devenus trop puissants sur fond de crise sanitaire, amplificateur de changements structurants.

Guerre économique, bataille du droit, Amazon est-il réellement l’un des grands vainqueurs de la pandémie ou assistons-nous à un effet de collusion accéléré à l’échelle nationale mais aussi européenne et internationale face à une réalité des GAFA désormais pointés comme économiquement et politiquement toxiques ?

Crise sanitaire et encerclement numérique

Misant sur l´achat compulsif et le besoin immédiat, Amazon a bâti le plus grand supermarché de l´histoire de l´humanité en rendant l’instant et le désir à portée de clic avec la meilleure expérience client possible. Aux Etats-Unis, plus de 60% des recherches produits commencent sur le site Amazon et non plus sur Google. En Allemagne, 1/3 des ménages possède un compte Amazon Prime. Aux Etats-Unis, ce nombre dépasse 50% de la population en positionnant la firme au rang de 2ème employeur américain. Contraints de baisser le rideau face au confinement, les entreprises « physiques » dénoncent une concurrence verrouillée face notamment aux plateformes numériques. Cette crise accélère la bascule dans le monde numérique. La digitalisation n’est plus une option mais une question de survie, l’incitation au « click and collect » est l’arme de défense massive.

Début octobre 2020, Seule une TPE-PME sur trois possède son propre site Internet en France, contre plus de deux sur trois en Allemagne. Or, sans site dédié, pas de « click & collect », seule solution pour les commerces dits « non-essentiels » de maintenir une activité en confinement. En quelques jours, les demandes pour la mise en place affluent chez les opérateurs.

Sur le front de la guerre culturelle, les libraires français dénoncent un déséquilibre commercial et culturel. La crise sanitaire bouleverse, définit l’essentiel du non-essentiel. Les organisateurs de prix littéraires tentent aussi de peser dans la balance pour maintenir les librairies ouvertes : le prestigieux prix Goncourt est “remis à une date indéterminée puisque le 10 novembre les librairies ne seront pas ouvertes”, annonce Françoise Rossinot, déléguée générale de l’Académie Goncourt : “Pour les académiciens, il n’est pas question de remettre (ce prix) pour qu’il bénéficie à d’autres plateformes de vente ». L’exception culturelle n’a pas gagné la bataille de la communication, mise dans le coma du non-essentiel. A la fascination du début du XXIème siècle, la place est désormais à la consternation voire au découragement face à la croissance « fossoyeuse » de ces acteurs économiques.

Amazon – De la fascination à la consternation

En à peine 20 ans, Google, Apple, Facebook et Amazon sont devenues les quatre entreprises les plus puissantes au monde. Connues sous l’acronyme «GAFA», elles ont considérablement changé la face du monde avec des services révolutionnaires et désormais indispensables au quotidien de milliards de consommateurs à travers la planète. Le COVID-19 a creusé davantage le fossé numérique sur le marché des PME les obligeant à accélérer leur transformation. Parallèlement, leur pouvoir est tel, que ces mêmes GAFA sont aujourd’hui accusés d’écraser toute concurrence et de mettre en danger la démocratie elle-même.

Amazon France s’en défend en répondant aux nombreuses critiques émanant des pouvoirs publics, de la distribution et du monde académique. Le géant du commerce en ligne n’effectuerait pas de concurrence déloyale et contribuerait à l’activité économique française : « La crise met un coup de projecteur sur l’utilité de la technologie comme vecteur de connexions sociales et de circulation de l’information, alors qu’on peinait auparavant à attirer l’attention sur ces aspects positifs », selon son directeur général Frédéric Duval.

Les militants écologistes se mobilisent pour dénoncer la surconsommation et ses effets sur le climat, tentant de bloquer le Black Friday. Geoffroy Roux de Bezieux, président du MEDEF, affiche quant à lui son inquiétude craignant que la firme ne sorte grande vainqueur de la pandémie. Même constat outre-Atlantique. “Amazon has never been more powerful, but the consequences of its power have never been more visible” selon Stacy Mitchell, codirectrice de l’Institute for Local Self-Reliance. La guerre est déclarée pour Amazon.

Position ultradominante et cartellisation du système commercial

Dans un rapport antitrust Investigation of competition in digital markets rendu public le 6 octobre 2020, les parlementaires américains dénoncent le monopole et la position ultra dominante des GAFA : « the Subcommittee examined the dominance of Amazon, Apple, Facebook, and Google, and their business practices to determine how their power affects our economy and our democracy ». Leur pouvoir est tel aujourd’hui que ces firmes sont accusées d’écraser toute concurrence et de mettre en danger la démocratie elle-même.

A l’heure de l’élection présidentielle aux États-Unis, les GAFA sont dans le viseur de Washington, inquiet de l’influence de ces plateformes sur le débat public. Inquiétude préalablement révélée en 2019 par un rapport de la Commission sur le numérique de la Chambre des communes britanniques. Pendant plus d’une année, cette commission a enquêté sur le phénomène des « fake news » et son impact sur les scrutins au Royaume-Uni, dont le référendum sur le Brexit en juin 2016. « Les entreprises comme Facebook ne devraient pas être autorisées à se comporter comme des « gangsters numériques » dans le monde en ligne, en se considérant au-dessus des lois », soulignait le rapport de la Commission.

Mise en garde de la Commission Européenne dans un communiqué de presse du 10 novembre 2020. La Commission souligne une position ultradominante et reproche à Amazon une stratégie de verrouillage de la concurrence par un traitement préférentiel de ses offres. Même analyse pour Joëlle Toledano, Professeure Emérite d’Economie et auteure de GAFA, reprenons le pouvoir !, qui met en avant un système commercial cartellisé par des effets de réseaux. Les acteurs de l’innovation du début du siècle sont devenus les « empêcheurs de l’innovation ».

Face à des acteurs monopolistiques et incontrôlables, les pouvoirs publics s’interrogent. Comment éviter qu’Amazon ne détruise pas l’ensemble du système commercial par des tarifs difficiles à concurrencer ? Comment interdire des pratiques et des abus de position dominante faisant perdre au progrès sa diversité et son innovation ?

Effet de collision à l’échelle internationale

Les GAFA au-dessous des lois ou création de leur propre droit ? Assiste-t-on à la mise en place de modèles de régulations privés définis par une stratégie de verrouillage, un droit privatisé qui rentrerait aujourd’hui en collision avec le droit national et le droit européen ? La crise sanitaire vient amplifier les changements structurants à l’œuvre avant l’épidémie. Par effet d’accélération, elle révèle l’ampleur de l’emprise des GAFA et l’augmentation des inégalités liées à la concentration des revenus.

Le rapport antitrust du Parlement américain multiplie les recommandations et appelle à un durcissement des lois anticoncurrentielles dans l’économie numérique et à un renforcement des moyens de contrôle. Autre piste envisagée,  celle d’un démantèlement des géants de la technologie ou d’une « séparation structurelle ». Le rapport se veut offensif et dénonce une situation de monopole numérique issu d’« acquisitions meurtrières » qui renvoient à « l’époque des barons du pétrole et des magnats des chemins de fer ».

Illusion d’un démantèlement ? Faisabilité dans sa mise œuvre? Selon Elizabeth Warren, candidate démocrate à l’investiture pour l’élection présidentielle américaine en mars 2020, les sociétés issues du démantèlement pourraient valoir plus de 2000 milliards de dollars chacune, soit près la moitié de leurs valeurs boursières réunies. Affaire à suivre…

Autre approche, l’Europe s’appuie quant à elle sur le fondement d’état de droit comme outil de régulation. Comment réguler ou faire évoluer le droit de la concurrence afin de faire rentrer les GAFA dans le droit ? Le Digital Services Act est en préparation. Un programme nécessaire et ambitieux défendu par Thierry Breton, Commissaire Européen en charge du marché intérieur et du numérique. L’objectif du projet de Loi est de donner à l’Union Européenne de nouvelles armes législatives pour légiférer sur les contenus illégaux diffusés sur les plateformes numériques. Le projet de loi européen vise en effet à ramener les GAFA dans le rang, à les contraindre à respecter la concurrence et à être responsable des contenus de leurs plateformes. Thierry Breton défend le programme qui mettra fin au « Far-West numérique » : « ce qui est illégal dans la vraie vie doit aussi l’être sur les plateformes ».

Le second volet de ce projet de loi porte sur une série de dispositions anti-monopoles afin de permettre à la concurrence numérique européenne de s’épanouir. L’Union Européenne étudie également un système de notation permettant au public d’évaluer les pratiques des géants du numérique, et la mise en place des sanctions préjudiciables aux GAFA, telle qu’une exclusion du marché en cas de faute grave.

Enfin la piste fiscale avec la taxe GAFA visant à imposer les géants du numérique dans le cadre du Digital Service Act (DSA). La réforme repose sur la définition de nouveaux critères pour taxer les activités numériques des multinationales. Celles-ci seraient désormais imposées là où elles réaliseraient leur chiffre d’affaires, et non plus là où se situerait le siège social. Cette disposition ferait disparaître de facto l’attractivité des paradis fiscaux. L’approche fiscale est également défendue par la France en décidant de taxer sur le territoire national les grandes entreprises du numérique.

Amazon, grand gagnant ou ennemi public numéro 1 ? La crise sanitaire devient le catalyseur des paradoxes de la société révélant tour à tour une accélération de la digitalisation et une cartellisation économique numérique conduisant à repenser l’avenir du libéralisme.

 

Sonia Monaca

 

Sources – Références

  • Taxe GAFA
  • : Projet de loi n°1737, relatif à la taxe GAFA et à l’aménagement de la baisse du taux de l’impôt sur les sociétés.
  • : OCDE (2015), « relever les défis fiscaux posés par l’économie numérique : action 1 – rapport final 2015 », Office des publications de l’OCDE, Paris.
  • : Directives n°2008/8/CE du 12 février 2008 et n°2017/2455 du 5 décembre 2017.
  • : Etude d’impact, projet de loi portant création d’une taxe sur les services numériques et modification de la trajectoire de baisse de l’impôt sur les sociétés, 5 mars 2019.
  • : « La future taxe « GAFA » à l’épreuve des conventions fiscales et du droit de l’UE », Bruno Gouthière, FR 16/19 p.10, Editions Francis Lefebvre.

 

 

 

  • BIBIOGRAPHIE
  • : Joëlle Toledano GAFA, reprenons le pouvoir ! Paris, Odile Jacob, 2020.
  • : Ali LAïdi, Le droit, nouvelle arme de guerre économique, Paris, Actes Sud, 2019.