Affrontements autour de la finance décentralisée (DeFI) et impacts sur la souveraineté de l’Europe

L'écosystème des paiements a connu ces dernières années de profondes évolutions dans un contexte de digitalisation de l’économie, les progrès technologiques ont permis l’émergence de solutions dématérialisées (Mobile money, paiement via internet, NFC) apportant plus de simplicité, d’instantanéité, d’ergonomie à moindre coût.  Les acteurs financiers établis sont concurrencés par les acteurs du numérique, les opérateurs de paiement comme Paypal, les néo banques comme N26, ainsi que les géants mondiaux qui proposent leur propres services de paiement (Apple Pay, Google Pay ,..). La Blockchain, dernière rupture technologique a mené à la création de la finance décentralisée (DeFi), un écosystème alternatif qui déstabilise aussi bien les états que les banques centrales et les banques traditionnelles. La monnaie digitale modifie les rapports de forces entre les Etats et vient chambouler un ordre monétaire mondial établi depuis la fin de la seconde guerre mondiale.  

La naissance de la finance décentralisée, un nouvel écosystème « universel » non discriminatoire

Le dernier né des innovations technologiques est la finance décentralisée DeFi (Decentralized Finance), un nouvel écosystème financier sans intermédiaires, basé sur la technologie de Blockchain et les cryptomonnaies, qui est nativement numérique, basé sur des infrastructures décentralisées et accessible à tous, aussi bien en termes d’usage, de consultation que de participation à sa construction. La finance décentralisée est présentée comme un écosystème « universel » et non discriminatoire par ses promoteurs, où chacun pourrait profiter des services et produits financiers en s’affranchissant des organes de contrôle.  Elle permet de contourner les restrictions liées aux problématiques d'identités, de frontières ou de censure qui empêchent l'accès aux banques. Grâce à la pénétration des nouvelles technologies dans la société contemporaine, la DeFi permet d’apporter des services à tous, sans aucune restriction.

Les cryptomonnaies vues initialement comme un actif 

Malgré les risques liés à la volatilité importante des cours, aux fraudes, aux cyberattaques, les cryptomonnaies sont passées en dix ans du stade d’investissement de niche à une tendance qui se généralise. Ils connaissent une diffusion assez large au sein de la population plutôt comme un actif à ce stade qu'en tant que moyen de paiement. Au sein des pays qui traversent des crises économiques monétaires, les cryptomonnaies sont une valeur refuge comme ce fut le cas pour l'Argentine, ou les comptes ont été multipliés par dix en un an, englobant près de 5% de la population.

Une acceptabilité et un usage croissants des cryptomonnaies boostés par les fintech et l’industrie numérique 

Les acteurs de paiement et les fintech sont les principaux promoteurs des offres à destination des particuliers et des entreprises, de son côté PayPal accepte les paiements en cryptomonnaies à destination de ces marchands, Visa intègre le stablecoin USDC à son réseau, Mastercard lance une carte de crédit avec cashback en cryptomonnaie. L'évolution de cette offre participe à l’adoption croissante des cryptomonnaies en tant que monnaie à travers le monde,les exemples sont nombreux, le paiement de salaires, le règlement des primes d’assurances, le paiement de prestations, les courses de taxis, les dons.

Les acteurs du numérique s’intéressent à la fois à l’usage des cryptomonnaies et aux technologies de Blockchain , E-Bay envisage les paiement en cryptomonnaies et porte un intérêt aux jetons NFT, Nokia vient de dévoiler sa place de marché basée sur la Blockchain. L’écosystème d’innovation et de financement du secteur de son côté continue à se renforcer, la société de capital-risque de la silicon valley a16z  a annoncé récemment  la création d’un nouveau fonds spécialisé dans les cryptomonnaies dont la capitalisation s'élèverait à 1 milliard de dollars. L'introduction en bourse de Coinbase, la bourse d’échange de cryptomonnaies a d’ailleurs été un franc succès avec une valorisation au premier jour qui a détrônée le record de Facebook

La DeFi, un projet subversif pour la stabilité monétaire mondiale à plusieurs niveaux

Les grandes lignes du système financier international actuel, ont été dessinées lors des accords de Bretton Woods signés en 1944, afin d’assurer une stabilité́ monétaire internationale. Ces accords régissent encore l’ordre monétaire par l’intervention du FMI et de la Banque mondiale et risques d’être fortement impactés par l’écosystème numérique décentralisé de la DeFi. L’architecture décentralisée de la DeFi permet de se passer d’intermédiaire et contourner par la même occasion la réglementation actuelle comme la Foreign Account Tax Compliance Act (FATCA) réglementation extraterritoriale américaine qui s’applique aux banques et fonds d'investissement, ou la LCB-FT pour la lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme, elle fait donc perdre aux régulateurs le contrôle sur les flux financiers.

Face à la volatilité des cryptomonnaies, les "stablecoins" ont vu le jour, ces derniers  sont des cryptomonnaies adossées à des monnaies traditionnelles, permettant aux investisseurs et traders de stabiliser leurs gains et d’éviter les impositions fiscales. En devenant un produit commercial qui tente de répondre aux besoins des utilisateurs en termes de rapidité, de baisse des coûts, et de sécurité des transactions, la monnaie digitale modifie les dynamiques du pouvoir entre les citoyens, le secteur financier et l’Etat. La bascule de la création monétaire aux mains des entreprises qui répondent à des intérêts privés présente un véritable risque de substitution dans le cadre des transactions financières internationales et d'investissement, et font perdre à l’Etat la maîtrise de la production monétaire. L’attractivité croissante des monnaies digitales et des "stablecoins" comme l’atteste l’augmentation des volumes d’échanges, menacent la souveraineté monétaire des États.

La réponse mondiale en pleine évolution sur les aspects légaux et fiscaux

Face à l’engouement que connaissent les cryptomonnaies, la réponse réglementaire mondiale est en cours d’organisation sur le volet légal et fiscal. Les pays qui ont fait de l’innovation un moteur économique soutiennent l’industrie de la Blockchain,  le Japon, Israël, la Corée du Sud, la Chine, les États-Unis ainsi que les paradis fiscaux comme Singapour et la Suisse, offrent un cadre légal ou fiscal favorable au développement de ces derniers.

Certains pays ont interdit ou restreint leur utilisation comme la Turquie, le Pakistan, le Qatar, l’Inde, la Chine, mais la tendance générale est à la mise en place d’un cadre réglementaire en fonction des risques et des opportunités, comme en France où les opérateurs doivent s'enregistrer auprès de l’AMF pour obtenir un agrément en tant que prestataire de services sur actifs numériques (PSAN) afin de pouvoir proposer leur services, où la Thaïlande qui impose la vérification en présentiel de l’identité des utilisateurs de cryptomonnaies. Face à la menace des géants numériques comme Facebook qui envisage de lancer sa propre monnaie, une coordination au niveau mondial est en train de se mettre en place, les gouvernements occidentaux et le FMI ont lancé des négociations pour définir un cadre réglementaire international concernant les "stablecoins".

Les projets souverains de MDBC comme réponse technologique des banques centrales 

Les banques centrales planchent actuellement sur la création de leurs propres monnaies digitales de banques centrales (MDBC), qui peuvent être définies comme des stablecoins émis et gérés par une banque centrale, s'appuyant ou non sur une Blockchain. Par cette offensive, les banques centrales tentent de préserver l’unité de leur base monétaire, protéger leur monnaie de tout facteur d’instabilité exogène et répondre à la demande des monnaies digitales d’une manière innovante et efficace.

Ces MDBC concernent aussi bien les transactions de détail que les transactions interbancaires, selon une étude de la BRI (Banque des Règlements Internationaux) en 2019, 80% des banques centrales étudiaient ou pourraient étudier sous peu un projet de digitalisation de la monnaie fiduciaire ou d'émission d'une monnaie purement digitale. Plusieurs projets sont en cours concernent la mise en place de telles monnaies, c'est le cas de la FED (réserve fédérale des États-Unis), de la banque de Suède, la banque de France, la banque populaire de Chine qui ont tous lancé des projets dans ce sens.

Les banques principales victimes de l’évolution du paysage monétaire mondial

La concurrence entre la DeFI et la finance classique est en train de disparaître au profit d’une interdépendance qui annonce l’installation à long terme d’un système financier hybride, sur cet aspect des acteurs technologiques se positionnent pour faire le pont entre les deux écosystèmes. Le modèle bancaire traditionnel qui est déjà très concurrencé par la prolifération des paiements numériques, est complètement bouleversé par la DeFi  qui rompt la relation qu’entretient le citoyen à la monnaie en remettant en question le rôle de tiers de confiance des banques, et mène à interroger l’intérêt de leur fonction.

Même la réponse des banques centrales qui consiste à l’émission de MDBC,  captera une partie des dépôts et aura des conséquences négatives sur la rentabilité, la solvabilité et la liquidité des banques, et  menacera davantage les banques spécialisées dans l'épargne et les services de paiement. Aujourd’hui les banques sont en première ligne contre ces cryptomonnaies, leur moyen de défense consiste à interdire ou limiter l’utilisation des moyens de paiements, interdire les virements à destination des plateformes d’achat, allant jusqu’à clôturer les comptes de leurs clients.

La guerre informationnelle autours des cryptomonnaies

Diem, la monnaie proposée par Facebook, est présentée comme une monnaie qui aurait pour vocation à servir de moyen de paiement et de change, notamment pour les personnes débancarisées. Face au discours des promoteurs qui prônent l’universalité et la non-discrimination, la rhétorique classique des détracteurs consiste à lier les cryptomonnaies à des activités criminelles. La lutte contre le blanchiment d'argent, le principal outil dont disposent les différents acteurs pour s'attaquer à la DeFi, Binance la plus grande plateforme d'échange de cryptomonnaies basée à Hong Kong  fait l'objet d'une enquête du département américain de la Justice. Le Groupe d'action financière (GAFI), organisme intergouvernemental de lutte contre le blanchiment d'argent et le financement du terrorisme, souhaite soumettre la finance décentralisée aux obligations relatives à la lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme.

En réponse, l'ex-directeur de la CIA Michael Morell, a publié dernièrement une analyse via le groupe de lobbying appelé Crypto Council for Innovation (CCI) où il précise que l'utilisation du bitcoin par les criminels est surévaluée. Les cryptomonnaies sont également décriées pour la consommation énergétique nécessaire au minage, depuis 2018 le sujet du coût écologique est devenu incontournable, plusieurs études pointent du doigt l’impact écologique des blockchains. A ces accusations les promoteurs présentent le minage comme étant un moyen de favoriser le progrès en efficience énergétique en permettant de rentabiliser les projets d’électricité renouvelable et en mettant en avant la part des énergies renouvelables dans l’activité de minage.

Le volet spéculatif est quant à lui l’angle d’attaque des banques centrales, qui mettent en garde contre les risques liés à de tels investissements, comme ce fut le cas pour Christine Lagarde ou  Andrew Bailey, le gouverneur de la banque d’Angleterre. Dans cette guerre informationnelle, la stratégie adoptée par les cryptomonnaies se base sur des experts pour réfuter les accusations ainsi que des ambassadeurs influents pour en faire la promotion et renforcer la réputation.

La monnaie digitale MDBC nouveau champ d’affrontements dans la guerre monétaire entre les états 

La Chine dispute le leadership mondial aux Américains, elle prévoit dans son storytelling la fin du cycle civilisationnel occidental, en annonçant d’avance le retour de sa civilisation cinq fois millénaire aux commandes à horizon de 2049. Dans cette course au leadership mondial, les axes d’affrontements de la guerre économique qui l’oppose aux Etats-Unis sont nombreux, la Chine mène une offensive commerciale avec la Belt and Road Initiative et l’accord RCEP signé en 2020, une course à la suprématie technologique avec les BATX qui concurrencent les GAFAM américains, la conquête spatiale, la 5G, et se lance avec le e-yuen dans une offensive monétaire en souhaitant faire de son MDBC un levier pour détoner le Dollar.

Après la Russie qui a amorcé son affranchissement du dollar dans les transactions commerciales, la concrétisation du e-yuan fait de la Chine la première grande puissance économique à lancer réellement son MDBC. Les accords de Bretton Woods, ont fait des États-Unis et du dollar les piliers de l’architecture économique mondiale, les Américains qui ont l’habitude de surveiller les transactions financières mondiales, et d’utiliser les sanctions économiques ainsi que le système financier comme arme géopolitique voient leur influence diminuer Dans ce cadre, la Chine pourrait profiter de ses nouvelles routes de la soie pour déployer sa monnaie sur son réseau africain, terrain favorable aux monnaies digitales qui risque de mettre fin à l’hégémonie du dollar dans les échanges commerciaux et les réserves mondiales.

Les freins à l'innovation menacent la souveraineté européenne à plusieurs niveaux

Menacée par la Chine, les Etats-Unis qui possède l’un des écosystèmes de cryptomonnaie les plus développés au monde, a voté une loi sur l’élimination des obstacles à l’innovation afin de renforcer l’avancée technologique de ses entreprises. Le secteur bancaire américain est également en train d’évoluer rapidement, le Bitcoin étant légal et reconnu comme un actif numérique, les institutions bancaires classiques sont de moins en moins réticentes à l’utiliser et à l’intégrer dans les comptes de leurs clients. Ces derniers mois, plusieurs institutions de Wall Street, JP Morgan, BlackRock, ont commencé à investir dans les cryptomonnaies pour leurs clients.

Cette convergence légale, technologique et sectorielle risque de dépasser le cadre local américain, les Etats-Unis peuvent tirer profit de leur leadership technologique ainsi que de la mise en place prochaine de leur MDBC pour influencer le droit international en leur faveur comme ils ont l’habitude de faire, pour éliminer les barrières réglementaires et rendre les pays européens dépendants de leur technologie sous couvert de libéralisme.

Sur le volet technologique, l’Europe manque de capacités de réponse, la difficulté à mettre en place un cadre réglementaire ne favorise pas l’émergence d’acteurs européens importants. Les positions des pays membres divergent notamment sur le volet taxation, un premier cadre est en cours d'élaboration mais reste timide. Ce retard à clarifier la réglementation est en train de limiter les capacités d’innovation des acteurs européens qui restent en retrait dans la course aux technologies des cryptomonnaies face aux américains et aux chinois.

L’Europe risque la dépendance aux technologies étrangères pour l’élaboration de ses monnaies digitales privées ou publiques, et s’exposerait à de nouvelles menaces liées à la cyber sécurité, la maitrise des transactions et l’accès aux données. Sur le volet des "stablecoins", la concurrence de monnaies supplémentaires émises par des institutions privées étrangères, affaiblirait les marges de manœuvre des pouvoirs publics européens. Le risque majeur vient des géants des GAFAM qui sont devenues les plus grandes capitalisations boursières mondiales. Avec ses deux milliards et demi d’utilisateurs, et ses capacités technologiques et financières importantes, Facebook qui entend lancer son "stablecoin" Diem, possède une vraie capacité d’influence sur la stabilité monétaire européenne. A ce stade, il n’existe pas de "stablecoin" euro à même de concurrencer ceux indexés sur le dollar, les ébauches de la réglementation sont peu enclines à stimuler l’écosystème, en effet la Banque Centrale Européenne réclame le droit de veto pour limiter la création de stablecoins adossées à l’euro et maîtriser ainsi sa politique monétaire.

La Chine a déjà déployé son e-yuan, les Etats-Unis planchent sur des MDBC à horizon juillet 2021, l’Europe elle est encore en retard, elle a lancé une consultation publique et prévoit de statuer sur le lancement d’un euro digital dans les prochains mois. Mais la réussite de ce MDBC européen est conditionnée à l’adaptation rapide des politiques nationales par les gouvernements, l’Europe souffre du caractère inachevé de son union bancaire puisque la politique monétaire est commune mais les marchés bancaires restent nationaux.

En plus de la dualité investissement moyen de paiement liée aux cryptomonnaies, la dualité technologie finance vient complexifier encore la lecture et pose des problèmes aux régulateurs européens pour mettre en place un cadre qui à la fois favorise l’innovation et minimise les risques. Ce flou réglementaire ralentit considérablement l’émergence d’acteurs technologiques européens importants capables de rivaliser avec les Américains et chinois et défendre la souveraineté technologique et monétaire européenne. L'Europe commence à s'activer sur son projet d'euro numérique, mais dans cette « compétition » mondiale elle risque se faire supplanter par les États-Unis ou Chine à cause des freins à l'innovation dont souffre l'écosystème des crypto-actifs, la complexité de son écosystème monétaire et la divergence des intérêts de états membres.

 

Mohamed Ali Razgallah
Auditeur de la 36ème promotion MSIE