Affrontements informationnels autour du Comté

Depuis un peu plus de 10 ans, le département du Doubs est le théâtre d’un affrontement entre acteurs de la filière AOP Comté, première filière fromagère dans le Doubs (le département compte 3 AOP fromagères : Comté, Morbier, et Mont d’Or), et associations de défense de la nature. Le combat porte sur les causes et responsabilités de la pollution des rivières du département, le Doubs et la Loue. Connue internationalement pour ses eaux poissonneuses, la Loue attirait il y a trente ans beaucoup de pêcheurs à la mouche. La région a longtemps pu vivre de cette activité saisonnière aujourd’hui reléguée dans les mémoires fautes de poissons.

Dans le camp des défenseurs de la nature, le combat est conduit par l’association SOS Loue Rivières Comtoises (SOS LRC).

Les protagonistes

Créée en 2010 à la suite d’importants épisodes de mortalité piscicole (2009, 2010), le collectif rassemble une trentaine d’associations de pêcheurs et de protection du milieu aquatique, d’associations de défense de l’environnement comme France Nature Environnement (FNE BFC, FNE 25-90), Saône Doubs Vivants Sundgau Vivant (SDVSV) ou d’autres collectifs et syndicats comme la Confédération Paysanne, ATTAC Hauts-Doubs, la Commission de Protection des Eaux, du Patrimoine, de l’Environnement, du Sous-sol et des Chiroptères (CPEPESC) et la Société d’Histoire Naturelle du Hauts-Doubs (SHNHD)

SOS LRC s’est fait connaître grâce à deux plaintes déposées en 2011, l’une auprès du Conseil de l’Europe pour la défense de l’Apron (poisson emblématique du Doubs et de la Loue) et le non-respect de la convention de Berne relative à la conservation de la vie sauvage et du milieu naturel de l'Europe, l’autre contre la France pour atteinte contre le milieu naturel, qui sera reprise ultérieurement par la Commission Européenne. Le collectif s’affiche comme étant non-militant et apolitique.

La filière AOP Comté représente 2400 producteurs, 140 fromageries ou fruitières et 15 affineurs. L’AOP couvre la majeure partie du territoire du département du Doubs. Elle constitue une filière d’excellence et est souvent citée en exemple pour son développement maîtrisé, vertueux et respectueux de l’environnement. La production de Comté a doublé en 30 ans pour atteindre 69000 tonnes (11000 t pour le Morbier et 5500 t pour le Mont d’Or). Face à un marché intérieur considéré comme mature, l’exportation constitue la seule voie de développement (10% de la production en 2020). Une partie de l’activité est entre les mains de plusieurs sociétés importantes de l’industrie laitière dont Lactalis et Sodiaal. Malgré ses efforts, la filière Comté est régulièrement dénoncée pour son non-respect de l’environnement par le collectif, pour qui l’origine serait à rechercher dans un modèle économique basé exclusivement sur une augmentation constante des volumes.

Jusqu’à aujourd’hui, les deux parties s’affrontaient plutôt dans le champ informationnel avec l’adoption de stratégies adaptées à leurs moyens. Alors que ce combat était resté jusqu’à récemment relativement discret et régional, il est devenu plus intense avec une visibilité nationale depuis mi-2020, au point de voir la préfecture du Doubs prendre position pour l’une des parties contre l’autre.

La controverse environnementale

Les études scientifiques réalisées sur la pollution des sols et rivières dans le Jura mettent régulièrement en cause les activités agricoles. Cette pollution a pour origine entre autres les excès d’azote et de phosphate dans les effluents agricoles, l’usage de produit à base de glyphosate, l’épandage des lisiers, le traitement des effluents par des stations sous-dimensionnées… avec en filigrane la forte pression exercée sur l’environnement par l’augmentation constante de la production.

L’activité du collectif repose sur environ une vingtaine de personnes, soutenu par des bénévoles appelés « sentinelles » qui signalent les pollutions au gré de leurs déplacements, promenades et activités de pêches. Ce réseau de sentinelles est complété depuis 2017 par le Service d’analyse mobile d’urgence (SAMU) de l’environnement. Emanation du collectif, sa raison d’être est de pouvoir effectuer des analyses d’eau dès la détection d’une pollution.

Pour promouvoir son action, le collectif s’appuie sur un site web. Refait en 2016, il informe le lecteur sur les activités en cours (conférences, évènements), les actions menées (lettres ouvertes, réaction à des déclarations) et les actes de pollution signalés. Il dispose d’une rubrique information qui revient sur l’historique des rivières et le faste des périodes passées.

Les messages sont principalement passés via des photographies et vidéos, outils efficaces pour donner corps à un épisode de pollution (images de poissons morts, malades, fonds de rivière eutrophisés).

Il est doublé d’un recours aux études et expertises scientifiques sur la pollution des sols et des rivières. Des membres du collectif sont scientifiques, certains travaillent à l’université de Savoie ou du Franche-Comté. Cela permet au collectif d’effectuer ses propres études et analyses et de donner une crédibilité scientifique aux travaux réalisés, aux réflexions menées et aux propositions formalisées.

La force de frappe informationnelle du collectif SOS LRC

D’une manière générale, les responsables de l’association se montrent constructifs dans leur démarche. S’ils mentionnent les épisodes de pollution constatés, ils s’attachent également à être force de propositions (propositions aux élus avant les échéances municipales, 12 propositions lors de la refonte du cahier des charges de la filière AOP Comté en 2019 pour un comté soutenable en équilibre avec son territoire et ses hommes, 74 propositions pour améliorer la situation des rivières en 2014). Il plaide néanmoins pour une agriculture moins intensive, plus respectueuse de l’environnement tout en souhaitant une orientation vers l’agriculture « bio ».

Si l’on regarde de plus près l’organisation du collectif, on s’aperçoit qu’il est au centre d’un écosystème reliant les différents cercles nécessaires à un enferment cognitif des acteurs de la filière. Les membres du collectif ont tissé des liens avec d’autres organisations environnementales, parfois plus puissantes. C’est le cas avec France Nature Environnement, avec laquelle il partage une adresse commune à la Maison de l’Environnement de Besançon, et dont deux branches régionales font partie des membres fondateurs du collectif. Ils ont également tissé des liens avec Les amis de la Terre et Action Non Violente COP21 lors du camp climat organisé en 2020 sur les bords de la Loue. Il est également très proche du Comité CPEPESC. Ces différents liens sont autant de leviers pour élargir la diffusion de leurs publications et gagner en visibilité.

Le collectif bénéficie de relais dans la presse quotidienne régionale, comme l’Est Républicain, ou le Progrès, comme Factuel, média d’enquête franc-comtois, ainsi qu’auprès de la presse télévisée, avec France3 Région, sur laquelle une journaliste tient un blog dédié à la région BFC et son environnement.

Le collectif bénéficie du soutien de quelques élus, mais peine à obtenir des soutiens plus importants. En 2015, la pollution de la Loue avait été utilisé comme argument par le sénateur du Doubs Martial Bourquin pour une question posée au Sénat sur l’utilisation du Glyphosate. L’appui de M Bourquin a néanmoins permis la rédaction du rapport Vindimian en 2016 sur l’état des rivières en interaction entre autres avec le collectif SOS LRC. La visite de la ministre de l’Écologie en octobre 2016 n’a pas eu d’effet particulier sur la prise en compte des risques environnementaux de la part des acteurs de la filière.

Enfin, dernier point, comme évoqué précédemment, le collectif dispose de relais au sein du milieu universitaire et scientifique de la région.

Les acteurs de la filière AOP Comté sont aussi organisés.

En face, le combat est mené par le Comité Interprofessionnel de Gestion du Comté (CIGC), dans lesquels siègent les représentants des exploitants laitiers, des fromagers et des affineurs. Nous y retrouvons des représentants des grandes sociétés laitières qui détiennent des intérêts et des installations dans la filière. Il fédère autour de lui plusieurs syndicats d’agriculteurs dont la FDSEA et ses fédérations régionales et les Jeunes Agriculteurs (JA).

Le CIGC dispose d’un site en ligne. Le CIGC y publie un certain nombre de documents dont un journal quadrimestriel d’information. On pourra noter que la couleur dominante du site et des publications qui est le vert n’est pas sans rappeler les verts pâturages du Jura. Les messages portés concernent la production du fromage en général et insistent sur les liens entre le fromage et l’environnement, la biodiversité et l’entretien des paysages. Les acteurs de la filière y sont appelés à témoigner de leur expérience et de leur attention à tout ce qui relève de l’environnement. Pour assoir un peu plus sa crédibilité en matière d’environnement, le CIGC a fait construire une maison du Comté dans la ville de Poligny tout en bois. Le comité a candidaté pour le prix national de la construction bois 2021

Depuis 2015, le comité a mis en place avec l’Union Régionale des Fromages d’Appellation Comtois (URFAC) un programme appelé BioDivAOP destiné à sensibiliser les agriculteurs de la filière sur leur rôle positif dans l’entretien des paysages, de valoriser les bonnes pratiques existantes et de reprendre la main sur le discours environnemental. Cette initiative s’accompagne de visuels, posters et vidéos, pour chacun des acteurs participants.

Jusqu’à un passé récent, la filière minimisait l’impact de la pollution, arguant de l’absence d’études scientifiques, de données précises et du caractère multifactoriel des épisodes de pollution.

Le durcissement du rapport de force à cause d’une étude sur la pollution des rivières

Une étude réalisée par le laboratoire Chrono-environnement de l’université de Bourgogne Franche-Comté et le CNRS est publiée en 2020. Dans un premier temps non rendue publique, l’étude a finalement été diffusée grâce à l’action du collectif. Reposant sur des observations allant de 2012 à 2018, elle porte sur les causes d’altération des rivières karstique (dont le sous-sol est fait de calcaire) en prenant l’exemple de la Loue. L’importance du rôle joué par l’agriculture locale dans les épisodes de pollution y est souligné, même si elle n’est pas la seule responsable.

Face au rôle désormais incontestable de l’agriculture dans la pollution et à une situation qui n’évolue guère avec la persistance de pratiques répréhensibles (station de traitement des eaux usées des laiteries non aux normes, épandages de lisiers en dehors des créneaux autorisés ou dans des zones interdites…), le collectif semble avoir décidé de durcir son action.

A la suite de la diffusion de l’étude du laboratoire Chrono-environnement, la première action est la publication d’une lettre ouverte aux affineurs de la filière pour les interpeller sur la situation et les inciter à agir en rappelant notamment leurs engagements. Elle aura été précédée de plusieurs autres lettres en 2020 à destination des candidats aux municipales et au préfet coordinateur du bassin Rhin-Rhône-Méditerranée.

La deuxième action est le recrutement d’une « community manager ». Cela va entraîner une multiplication des publications sur le site, tranchant avec les périodes précédentes.

La troisième action est la publication de contenu plus incisif avec l’utilisation d’un vocabulaire plus engageant et l’utilisation du name and shame, pratique anglo-saxonne qui bénéficie d’un regain de vigueur en France depuis quelques années, dès lors qu’un épisode de pollution est constaté. Cette technique met sur le devant de la scène les pratiques, les insuffisances ou les problèmes rencontrés par les fromagers. Elle peut donner suite à une judiciarisation des affaires en se tournant notamment vers la CPEPESC, qui depuis 2019 fait appel aux juridictions civiles pour faire avancer les dossiers.

La résonance médiatique de la contestation

Cette visibilité accrue se traduit par la reprise des articles du collectif par des médias de la presse nationale (Charlie Hebdo, Le Monde, France Bleu, Le Figaro,) et environnementale et anti capitalistique (Bastamag, Alternatiba, France Nature Environnement). Deux points d’orgue sont à relever. L’un en 2020 avec la diffusion d’un reportage par Le Monde / Plan B sur la Loue, le deuxième en 2021 avec la reprise de la thématique par le journaliste militant Hugo Clément dont l’équipe se rend sur place en avril. Le reportage sera notamment diffusé sur la chaine YouTube #SurleFront et sera vu plus d’un million et demi de fois.

En 2020, le site Arrêt sur Image mènera également une enquête sur le traitement journalistique du sujet de la pollution dans la Loue, mettant en exergue un traitement plutôt défavorable de la cause dans les médias. Le journal Est Républicain produira deux dossiers sur cette thématique en 2020. On aura également la visite de M Mélenchon dans la région en octobre 2020 pour évoquer la sécheresse des rivières.

On pourra également noter la conférence donnée par le collectif au camp climat organisé en 2020 à Port-Lesney, sur le cours de la Loue, par les associations Alternatiba Besançon, ANV COP21 Besançon et Les amis de la Terre. Ce camp climat décentralisé en raison de la pandémie, avait pour objet d’informer sur les thématiques écologiques et de former des militants aux techniques de manifestations non violentes. Si l’objectif est de constituer des réserves de militants pour les actions d’envergure nationale, les militants ainsi formés auront également toute latitude pour utiliser ces techniques dans le cadre de causes plus locales.

On pourra enfin relever que le collectif est à la recherche depuis l’été 2020 d’un lobbyiste, pour porter plus efficacement son combat auprès de la représentation nationale.

La contre-attaque des producteurs du Comté

Rassemblés autour du Comité Interprofessionnel du Comté, les fromagers réagissent et s’organisent selon plusieurs axes. D’abord, dans le contenu. Les syndicats agricoles et le comité développent la mise en scène leurs membres et diffusent sur le net les témoignages agriculteurs. Ceux-ci s’expriment sur la passion de leur métier et toute l’attention qu’ils portent aux questions d’environnement. C’est le cas pour le syndicat des Jeunes Agriculteurs et l’opération #Jekiffemafilierecomte lancée en avril 2021.

Ils organisent également des conférences et des actions de sensibilisations sur leur métier, notamment dans les établissements scolaires. Chaque opportunité est mise à profit pour rappeler l’attention portée à l’environnement et les mesures prises en faveur de la pollution des sols. Ces actions concernent également les fromagers eux-mêmes, afin de les sensibiliser sur leurs responsabilités. L’initiative BioDivAOP de 2015 continue à être promue.

Deuxième axe, il s’agit d’insister encore et toujours sur l’importance économique de la filière et son image d’excellence.

Troisième axe, il s’agit de s’appuyer sur les représentants de l’Etat et les élus pour contrecarrer les actions des organisations écologiques. Je prendrais pour exemple la lettre du préfet du Doubs de mai 2021, qui reprend l’argumentation des efforts déjà fournis par la filière et l’Etat et que j’évoquerais dans le paragraphe suivant.

Je citerai également l’action dans un cadre plus large, des représentants d’intérêts du syndicat des Jeunes agriculteurs de Bourgogne Franche-Comté, qui ont conduit fin 2020 une action auprès de la représentation nationale pour dénoncer l’existence des plateformes qui recueillent des avis négatifs sur les activités agricoles.

La dénonciation d’une forme d’agribashing

En avril 2021, la mise à l’index d’une fromagerie par le collectif pour des problèmes de traitement des effluents et une sous-capacité de la station de traitement à provoquer la saturation des boites mail des salariés par des menaces.

La venue de la police de l’OFB s’est heurtée le 29 juin 2021 à des agriculteurs en colère lors d’une opération de mise sous scellé d’un outil dans une exploitation fautive. Les producteurs de lait dénoncent en mai 2021 l’acharnement qu’ils subissent, citent le collectif SOS LRC en particulier et parle d’agribashing à leur encontre.

Agribashing sera le terme retenu par le préfet du Doubs en mai 2021 dans une lettre adressée au collectif. Dans ce courrier, le préfet revient sur son agressivité nouvelle et regrette les attaques régulières vis-vis du monde agricole et les tensions ainsi générées. Il en profite pour rappeler l’ensemble des actions conduites pour lutter contre la pollution.

D’une façon générale, on pourra remarquer une forme d’exaspération du monde agricole face aux critiques reçues et la remise en cause régulière de leur modèle économique au regard des efforts qu’ils estiment faire pour améliorer leur pratique. Ces revendications d’inscrivent d’ailleurs aujourd’hui dans le contexte plus général de tensions à l’encontre l’agriculture.

L'évolution problématique du rapport de force

La guerre informationnelle semble avoir atteint ses limites et personne ne semble être en mesure de l’emporter, malgré une responsabilité incontestable du monde agricole, malgré les efforts incontestables qu’il fournit. Comment peut donc évoluer la situation ?

La formation des écologistes à un militantisme plus actif pourrait les conduire à quitter le champ informationnel pour des actions plus radicales (occupation de fromagerie par exemple, appels au boycott des produits), à une dénonciation systématique des épisodes de pollutions avec dépôt de plainte, voir à attaquer l’Etat pour sa non-action dans le traitement du dossier.

Une option pourrait être l’extension de la lutte à d’autres thématiques. En effet, jugeant que l’origine de la pollution est une production trop ambitieuse par rapport aux capacités des sols. Il est alors possible de déborder sur les thématiques anticapitalistes (renforcée par la présence parmi les acteurs de grandes sociétés de production laitière dont les installations de l’une d’entre elles ont été sources de pollution en 2020), du bien-être animal (production trop intensive) ou de développement d’une agriculture complètement bio.

En face, la mise en place du nouveau cahier des charges du Comté permettra sans doute d’apaiser une partie des tensions, sous réserve qu’il soit validé par les instances européennes. Néanmoins, les axes de développement pourraient être la poursuite de la stratégie actuelle, basée sur beaucoup de communication, avec la volonté de marginaliser les actes de pollutions à quelques agriculteurs indélicats, d’en limiter les conséquences sur la nature et d’y associer un lobbying plus intense afin de limiter l’impact des actions des associations écologistes. Une autre option consisterait à fusionner leur lutte dans le mouvement plus vaste de lutte contre l’agribashing, qui touche aujourd’hui l’ensemble de l’agriculture. Enfin la violence constitue une dernière option pour mettre sous pression le collectif, mais cette option ne fera qu’accentuer les antagonismes.

Philippe Buhot
Auditeur de la 37ème promotion MSIE