Analyse de l’initiative One Health à travers le prisme de la guerre économique

Qualifié de risque existentiel pour nos sociétés, le risque environnemental domine l’édition 2021 du Global Risks Report du Forum Economique Mondial de Davos [i]. La pandémie actuelle liée au coronavirus SARS-CoV-2 n’est que l’une des expressions de ce risque et illustre son interconnexion avec la santé humaine et nos sociétés.

Les coûts socio-économiques liés à la pandémie COVID-19 sont déjà considérables, et l’issue de cette crise sanitaire reste incertaine. Ces éléments orientent dans une direction : la nécessité de repenser un système de gestion des phénomènes épidémiques, majoritairement onusien [ii] et dont les limites ont été révélées par la COVID19. L’annonce récente de l’émergence d’une nouvelle épidémie Ebola en Guinée [iii] permet d’en préciser l’urgence.

Le débat sur la gestion de la santé humaine

Aujourd’hui, la gestion des épidémies est exclusivement centrée sur la santé humaine sans considérer les autres dimensions. L’augmentation du nombre d’épidémies infectieuses transmises de l’animal à l’homme, également appelées zoonoses [iv], nous indique une piste à considérer : l’interdépendance de la santé humaine, animale et environnementale. Environ 75% des micro-organismes à l’origine des maladies infectieuses émergentes actuelles trouvent leur origine dans le monde animal [v]. L’activité humaine et les changements environnementaux influencent directement ce réservoir animal. Cette réalité doit être intégrée dans les systèmes de gestion épidémiques locaux, régionaux ou mondiaux (pandémiques).

Sommes-nous néanmoins contraints de repenser intégralement le système de surveillance et de riposte aux phénomènes épidémiques ? Pas nécessairement. Sur ce point, l’initiative « One Health » [vi] fait l’objet d’une attention croissante en politique intérieure française [vii] [viii] ainsi qu’en politique internationale [ix]. Proposant une réponse intégrant l’ensemble des dimensions influençant la santé humaine, cette initiative propose également un renouvellement de la gouvernance sanitaire internationale, et ce en capitalisant sur le système existant.

En revanche, aussi séduisant qu’il soit, le narratif de cette initiative n’est pas neutre. S’agissant de la France comme d’autres pays, la redéfinition des modalités de gestion des phénomènes épidémiques à partir de l’initiative One Health ouvre deux champs de batailles tacites dans le domaine sanitaire international : celui du soft power et celui de la guerre économique.

Epidémies : des agents pathogènes aux coûts socio-économiques

Bien que les épidémies émaillent l’histoire de l’humanité depuis des millénaires, la majorité des micro-organismes pathogènes responsables des maladies infectieuses n’est connue que depuis environ quatre décennies. Ces micro-organismes proviennent essentiellement du monde animal et, au hasard des mutations, ont réussi à franchir la barrière d’espèces séparant l’animal de l’homme (zoonose). Certaines de ces zoonoses ont fait l’objet d’une médiatisation particulière : Ebola, Zika, Chikungunya, fièvre jaune, West Nile Virus, H1N1-H5N1-H7N9, le SIDA lié au VIH, tuberculose bovine, maladie de Lyme ou encore le paludisme.

Certaines espèces de coronavirus font partie des zoonoses. Connaissant plusieurs réservoirs animaux (animaux domestiques tels que le chien ou le chat, animaux d’élevages tels que le poulet ou le cochon, ou animaux sauvages tels que les chauve-souris), les coronavirus ont réussi à franchir la barrière d’espèce à au moins trois reprises au cours des deux dernières décennies, comme en témoignent l’épidémie de SARS [x] (2003), l’épidémie de MERS [xi] (2012) ou encore la pandémie COVID19 liée aux SARS-Cov-2 ayant débuté fin 2019. L’épidémie de SRAS et la pandémie COVID19 partagent d’ailleurs plusieurs autres similitudes : un réservoir initial commun (chauve-souris), l’existence d’un hôte intermédiaire (civette concernant le SRAS et non formellement identifié pour la COVID19) et une localisation commune (marché d’animaux sauvages vivants destinés à l’alimentation humaine localisés en Chine).

Ces épidémies induisent des coûts considérables pour nos sociétés.

Ce coût est en premier lieu humain. Malgré un recul franc de la mortalité globale liée aux maladies transmissibles au cours des 20 dernières années, l’année 2019 a comptabilisé 14.4 millions de décès d’origine infectieuse à l’échelle mondiale, essentiellement localisés dans les pays à revenus faibles et intermédiaires de l’hémisphère sud [xii]. L’estimation de la part des décès directement attribuable aux épidémies est rendue difficile du fait de la multiplicité des épidémies locales de courte durée et du caractère aléatoire de leur létalité. Par exemple, l’épidémie Ebola en République Démocratique du Congo en 2018 a conduit au décès de 33 personnes alors que les épidémies de grippe saisonnières sont responsables de 290.000 à 650.000 décès annuels [xiii]. A titre de comparaison, le nombre de décès en lien avec la pandémie COVID19 aura dépassé 1.8 million sur l’année 2020, la grippe espagnole de 1918 ayant quant à elle tué 24 millions d’individus en quelques mois.

Au lourd tribut humain payé à ces maladies infectieuses par nos sociétés, il convient d’ajouter les coûts financiers liés aux phénomènes épidémiques. Le coût estimé de l’épidémie de SRAS de 2003 est d’environ 80 milliards de dollars au niveau mondial [xiv]. Pouvant être perçues comme moins spectaculaire que la pandémie actuelle, les estimations du coût annuel d’une pandémie grippale sont d’environ 500 milliards de dollars (0.6% du revenu mondial) [xv].

Le coût exceptionnel de la pandémie actuelle

A la vue de ces chiffres déjà impressionnants, la pandémie COVID-19 marque un tournant important avec une estimation des pertes économiques cumulées à l’échelle mondiale atteignant 10.000 milliards de dollars uniquement pour l’année 2020, soit un recul de 4.3% du PIB mondial [xvi]. Sans pour autant préjuger de ses effets à long terme, notamment sur les économies en développement davantage touchées par cette récession économique que les économies développées, cela place cette récession économique au 4eme rang des récessions les plus importantes des 150 dernières années (après celles liées aux deux guerres mondiales et la crise financière de 1929).

Le risque épidémique est appelé à persister voire à s’amplifier dans nos sociétés [xvii] [xviii]. Par voie de conséquence, les coûts liés aux épidémies est appelé à augmenter de façon considérable dans les années à venir. Pour y faire face, un système de gestion des phénomènes épidémiques existe. En revanche, les épidémies récentes en ont révélé l’obsolescence et son incapacité à gérer l’accélération du nombre des épidémies, leur rapidité de diffusion et leurs conséquences sur nos sociétés. Une gouvernance mondiale fragmentée, l’existence de silos organisationnels rendant inefficace la coordination des institutions, un agenda davantage dicté par les priorités des contributeurs que par l’intérêt général [xix] soulignent la nécessité de faire évoluer ce système de gestion des épidémies. C’est dans ce cadre que l’initiative One Health fait l’objet d’une attention grandissante.

2003-2020 : One Health, un concept qui persuade difficilement

L’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) définit la santé humaine comme « un état complet de bien-être physique, mental et social et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité ». Cette définition relativement généraliste fait abstraction d’un élément important conditionnant la santé humaine, à savoir l’interaction humaine avec le monde animal et les écosystèmes. Le concept One Health s’intéresse à l’interdépendance de ces trois domaines.

Formalisé dans les suites immédiates de l’épidémie de SRAS de 2003 sous le concept initial de One World - One Health » [xx] qui sera ensuite appelé One Health, ce concept de haut niveau tente de donner un nouveau cadre conceptuel sanitaire mêlant :

  • transition démographique (croissance et vieillissement de la population mondiale)
  • transition épidémiologique (sédentarité et prédominance des maladies chroniques)
  • défis socio-économiques (agriculture et élevage intensifs, sécurité alimentaire, industrialisation, migrations économiques ou climatiques, urbanisation)
  • défis environnementaux (surexploitation des ressources, déforestation, diminution des réserves en eau potable, pollution et changement climatique)

Cette approche holistique et transdisciplinaire de la santé humaine proposée n’a cependant rien de nouveau et peut être retracée, sous d’autres termes, jusqu’aux civilisations les plus anciennes. Depuis l’Antiquité, cette approche a successivement été abordée sous l’angle de la santé humaine (Hippocrate), celui de la médecine comparative entre l’homme et l’animal (Aristote suivi de Claude Bourgelat, Rudolf Virchow ou encore Sir William Osler) ou plus récemment sous celui de l’impact de l’écologie sur la santé humaine et animale (parmi lesquels James Steele avec la création de ce qui deviendra le CDC américain [xxi], Charles Elton ou encore Schwabe).

L’absence de consensus autour de ce nouveau concept

A l’intérieur de ce cadre conceptuel, l’initiative One Health propose un meilleur contrôle des zoonoses en repensant l’organisation de la réponse aux phénomènes épidémiques à partir du cycle de transmission de ces maladies. Par ce biais, elle tente également de redonner un nouvel élan à différentes organisations internationales issues des Nations Unies (WHO [xxii], FAO [xxiii], OIE [xxiv] et WB [xxv] [xxvi]) [xxvii] et aujourd’hui en perte dinfluence. Mais après deux décennies de financement et de discours politiques favorables mettant en avant l’importance des objectifs à atteindre et le bien-fondé de sa méthodologie, aucun changement fondamental ne s’est opéré. Plusieurs éléments expliquent ce statu quo et la timidité de ces résultats [xxviii]. La première explication est liée au narratif de cette initiative : il n’existe pas de définition opérationnelle universellement acceptée du concept One Health. Cette absence de consensus est directement liée à la polysémie des termes définissant cette initiative : « holistique, intégrée, interdisciplinaire et coordonnée ».

Ainsi, face à ces termes, l’institutionnel percevra cette initiative comme une proposition d’amélioration de la gouvernance, le monde académique y verra une approche transdisciplinaire entre santé et environnement, le financier en retiendra le bénéfice économique et le sociologue analysera l’impact politico-économique local des choix pris au niveau international. Quant au politique, le narratif le place tour à tour sur le terrain de la responsabilité contraignant à agir (narratif du « risque ») ou celui de l’action à « l’impact socio-économique positif » (narratif de « l’amélioration de la situation »). De surcroît, ce narratif n’explique rien du cycle de transmission des zoonoses et, de ce fait, ne donne aucun élément d’orientation quant aux actions prioritaires à mener pour protéger la santé humaine (apparaissant tardivement dans le déroulé du cycle de transmission). Enfin, la multiplicité et l’hétérogénéité des acteurs régionaux, nationaux et locaux embarqués dans le sillage des quatre principales institutions sanitaires internationales combinées à l’absence de gouvernance claire de tous ces acteurs, favorisent le statu quo administratif.

Une rentabilité qui reste à démontrer

A ce narratif confus est adossé un sous-financement de cette initiative. Sur le plan plan théorique, les promesses économiques de ce concept sont considérables. En revanche, aucun élément tangible n’était venu réellement corroborer cette théorie jusqu’à récemment. La principale évaluation de ces promesses est celle menée en 2012 par la Banque Mondiale concernant l’intérêt et les coûts économiques de l’adoption d’un système de contrôle d’un groupe de maladies infectieuses [xxix]. En s’appuyant sur le coût annuel moyen des 6 principales maladies émergentes apparues entre 1997 et 2009 (80 milliards de dollars sur la période qui, rapportés à la période d’analyse, représente 6.7 milliards de dollars annuels) mis en perspective avec les coûts théoriques qu’auraient induits le déploiement de l’initiative One Health sur la même période (1.9 à 3.4 milliards de dollars annuels), cette analyse coûts-bénéfices plaide fortement en faveur de l’adoption et du déploiement de l’initiative One Health. Même en considérant la borne haute des coûts, ces bénéfices théoriques sont d’autant plus frappants qu’ils ont pu être mis en évidence à partir d’une série de « petits » épisodes épidémiques n’ayant jamais atteint le stade pandémique, ou persistant comme dans le cas de la tuberculose bovine ou encore du VIH.

Aujourd’hui, la réalité du coût des épidémies récentes pousse à reconsidérer cette adoption en demi-teinte de l’initiative One Health. Le coût économique de l’épidémie de SARS en 2002 (80 milliards de dollars pour une seule épidémie sur une échelle de temps très courte en comparaison de l’évaluation de l’étude de la Banque Mondiale) a été un élément d’alerte. Deux décennies plus tard, le coût intermédiaire abyssal de la pandémie COVID-19 (10.000 milliards pour la seule année 2020) confirme l’urgence à agir pour réduire le risque avéré d’épidémie zoonotique majeure et en limiter les coûts socio-économiques.

COVID-19 : une nouvelle étape pour la diplomatie sanitaire One Health

La première Conférence sanitaire internationale de 1851 marque le début de la diplomatie sanitaire [xxx]. Elément important de la politique étrangère d’un pays, elle ne se limite pas à la signature d’accords internationaux reposant sur la connaissance médicale. Au cours du dernier demi-siècle, l’apparition de nouveaux enjeux mondiaux (transition démographique et épidémiologique, accroissement des inégalités socio-économiques, enjeux environnementaux, etc) à propulsé la diplomatie sanitaire au premier plan des échanges en politique étrangère. Elle est également devenue un instrument de pouvoir, d’influence et de guerre économique à travers les intérêts mêlés du secteur public, du secteur privé et des organisations philanthropiques (exemple de la Fondation Bill & Melinda Gates) dont elle est le vecteur.

L’évolution brutale du contexte mondial lié à la pandémie COVID-19 permet à l’initiative One Health de resurgir en politique intérieure française [xxxi] [xxxii], en politique européenne [xxxiii] et, finalement, dans le champ de la diplomatie sanitaire internationale [xxxiv]. Tout en rappelant qu’elle propose une approche différente et supposée plus efficace de la gestion des phénomènes épidémiques d’origine animale, l’initiative One Health n’oublie pas de préciser qu’elle intègre certains objectifs de développement durable définis par les Nations Unies en 2015 [xxxv] , également adoptés par la Chine [xxxvi]. Néanmoins les risques d’instrumentalisation silencieuse de cette catastrophe sanitaire afin de servir des objectifs de puissance géopolitique ne doivent être niés ou sous-estimés. Cette assertion est d’autant plus importante à intégrer qu’il s’agit ici de créer et déployer un système de surveillance et de réponse (à l’émergence d’une nouvelle pandémie) collectant de la donnée sur différents aspects de la santé humaine, animale et environnementale, et ce dans le but d’orienter des décisions politiques pouvant avoir un impact sur la vie et l’économie nationale, régionale voire mondiale. Hors période (de guerre) pandémique, les situations de faiblesse sanitaire et socio-économique des pays sont le terrain sur lequel s’expriment habituellement la diplomatie sanitaire et ses stratégies de conquête de marché. La pandémie actuelle ainsi que ses conséquences politiques et socio-économiques nationales, régionales et mondiales aggravent cet état de fait et augmentent l’acceptabilité d’une solution même imparfaite. Certaines initiatives ciblées telles que « la diplomatie des masques » [xxxvii] ou « la diplomatie des vaccins » [xxxviii]en sont l’illustration.

One Health : outil de diplomatie sanitaire au service de la guerre économique

Sans basculer dans le cynisme, l’invitation de la pandémie COVID-19 dans l’agenda politique international est une opportunité inattendue pour redonner un nouvel élan à la France sur la scène politique et économique internationale en y rentrant par la porte de la santé. Bénéficiant d’une expertise sanitaire reconnue, la France dispose également de nombreux atouts économiques sur lesquels s’appuyer pour définir une stratégie de développement de son économie et de son influence à l’international.

Trois étapes peuvent être imaginées à cette stratégie. La première étape, nationale, serait de définir un « storytelling » ayant pour point de départ l’initiative One Health, et pour point d’arrivée « un plan stratégique français de lutte contre les zoonoses ». Ce plan s’appuierait sur l’intégration d’acteurs économiques français reconnus pouvant répondre aux différents enjeux des trois volets de cette initiative.

Sans pour autant chercher à dupliquer le plan « Made in China 2025 », ce dernier dépassant largement le secteur sanitaire, ce plan pourrait permettre d’atteindre un double objectif. D’une part, orienter fortement les financements en direction d’axes de développement stratégiques tels que l’agriculture, l’industrie pharmaceutique ou celles des dispositifs médicaux, les nouveaux matériaux ou encore les technologies de l’information et de la communication (approche offensive).

D’autre part, renforcer la régulation visant les investissements étrangers hostiles ou les transferts technologiques vers l’étranger, évitant ainsi d’être « colonisés » ou « pillés » sur ces secteurs (approche défensive).

Après une année ponctuée de décisions critiquées pour leur manque de stratégie de sortie d’un état de « crise perpétuelle », une telle démarche permettrait au politique français d’adresser un message de changement d’engagement dans une stratégie de sortie de crise s’inscrivant dans le long terme. La seconde étape, européenne, consisterait à proposer une transposition de cette stratégie à l’échelle européenne comme élément de réponse tangible à un besoin exprimé par la Commission européenne elle-même [xxxix]. La troisième étape, dépassant les frontières de l’Europe, viserait à proposer aux organisations onusiennes en charge du sujet (WHO, FAO, OEI, WB) d’intégrer la stratégie française comme élément de modernisation d’un système de gestion des zoonoses ayant démontré ses limites. A chacune de ces trois étapes, une réflexion particulière devra porter sur les différentes dimensions des données collectées et les leviers qu’elle procure à la France et chacune des parties impliquées dans ce système de gestion des épidémies.

Le potentiel d’une stratégie française qui pourrait voir le jour…

Parmi les initiatives et atouts économiques français potentiellement mobilisables pour cette stratégie, il convient de citer sans exhaustivité :

  • One Planet Summit. Cette initiative s’inscrit dans une stratégie de regain d’influence de la France à l’international. Elle peut cependant aussi servir d’amorce dans une stratégie de déploiement de l’initiative One Health intégrant un système de surveillance et de contrôle des maladies infectieuses des réservoirs animaux et chez l’homme.
  • Le réseau international des instituts Pasteur. Réparti sur les 5 continents, assurant des missions de service public avec notamment une veille sanitaire de terrain centrée sur les micro-organismes pathogènes virulents pour l’homme, reconnu sur le plan de la recherche scientifique (dix prix Nobel de physiologie ou de médecine) et ayant une expertise évidente en vaccinologie, ce réseau piloté depuis Paris a toute légitimité pour impulser une dynamique forte autour de l’initiative One Health auprès du monde politique national et international.
  • Sanofi. Si l’entreprise pharmaceutique française spécialisée dans les vaccins n’a pas su briller par ses choix de stratégie de développement de vaccins anti-COVID [xl], ni par sa communication maladroite sur le sujet de la livraison des vaccins qu’elle aurait pu développer [xli] et probablement non plus par la revente de sa filiale de médicaments et vaccins destinés au monde animal [xlii] , elle pourrait néanmoins profiter de l’initiative One Health pour rebondir. Deux axes de développement seraient envisageables. Le premier serait d’être à l’initiative d’un consortium européen sur les vaccins à ARN, consortium appelé des leurs vœux par certains acteurs ayant pour ambition de doter la France et l’Europe d’une autonomie sur cette technologie [xliii]. Cet axe de développement est d’autant plus important pour la France et l’Europe qu’il s’agit d’un levier d’action fort faisant partie de toute lutte contre les zoonoses et de l’adaptation à ses évolutions (mutations fréquentes des virus incriminés). Le second est de permettre une relocalisation nationale de la production d’autres molécules essentielles telles que les antibiotiques ou celles nécessaires aux patients de réanimation [xliv].
  • BioMérieux. Entreprise française spécialisée dans le diagnostic in vitro des maladies infectieuses et ayant réussi à développer en quelques semaines des tests spécifiques du COVID-19, BioMérieux est aujourd’hui présente dans 160 pays à travers le monde.
  • Capgemini. Entreprise française du CAC40 spécialisée dans les services numériques, la transformation numérique et classée parmi les leaders mondiaux dans le conseil, Capgemini bénéficie également d’une expertise reconnue dans le domaine des sciences de la vie et de la santé. L’annonce d’un accord mondial entre Capgemini et le français OVH [xlv] pour la mise en place du cloud souverain européen Gaia-X permet d’envisager un écosystème numérique dimensionné pour répondre à l’envergure d’un projet international de gestion des données, et l’articulation d’une réponse aux phénomènes épidémiques. A un moment où il existe une hégémonie doublée d’une méfiance quant aux acteurs américains, chinois, voire inter-étatiques [xlvi], le cadre européen de régulation de la protection de la donnée (RGPD, Digital Service Act ou Digital Market Act) est un élément important en faveur du choix d’un acteur numérique européen pour un tel projet. Cela pourrait également s’accompagner d’externalités positives telles que le développement, par exemple, de solutions de « e-santé » françaises ou européennes, mais également représenter une alternative intéressante pour le Health Data Hub et le hub européen des données de santé :
  • L’industrie textile [xlvii] et cosmétique [xlviii] française, ayant démontré son adaptabilité lors de la crise liée au manque de masques en début de première vague, devrait également faire partie de ce plan à travers la mise en place de lignes de production identifiées pouvant basculer en quelques jours vers la production de matériels de protection.
  • Une réflexion spécifique sur la fabrication d’aiguilles et de seringues à usage médical devra également être intégrée à ce plan afin d’assurer une autonomie sur les éléments basiques de lutte contre les épidémies infectieuses.

Le risque de voir la France passer à côté d’enjeux majeurs

Certains obstacles à l’élaboration et au déploiement d’une telle stratégie ne doivent pas être négligés. Le premier obstacle pourrait être interne à la France : justifier l’inaction par le refus de convenir de l’importance d’une telle opportunité. Négliger les réponses qu’elle pourrait apporter aux enjeux actuels de politique intérieure et étrangère, notamment aux plans sanitaire, social et économique (emploi, réindustrialisation, accélération numérique, stratégie d’influence et création de dépendance y compris dans la gestion de l’information parmi les plus évidents) serait une erreur d’appréciation de la situation actuelle. Une telle absence de compréhension des enjeux de puissance sous-jacents ouvrirait également la porte à une possibilité d’action étrangère offensive à l’endroit de la France sur cette question à laquelle, dans tous les cas, des solutions devront être apportées. Cette réalité nous rappelle qu’il pourrait s’agir de l’entrée dans une nouvelle ère de compétition internationale dans laquelle le « premier parti » pourrait bénéficier d’un avantage décisif et de long terme sur ses concurrents dans la captation d’une fraction du PIB mondial consacré à la santé (6%).

Autre obstacle à « effet retard », ne pas considérer la méfiance et l’opposition qu’une telle initiative pourrait susciter de la part d’acteurs internationaux, au premier rang desquels se trouvent les Etats-Unis, la Chine, mais également des partenaires européens tels que l’Allemagne : risque de perte d’hégémonie pour le premier, d’instabilité politique par atteinte à la culture du secret pour le second, et d’atteinte au soft power ainsi qu’au leadership économique européen pour le troisième. Une guerre informationnelle de la part de la France pour l’adoption d’un plan stratégique français de lutte contre les zoonoses aura probablement à se confronter à une guerre de l’information contre une France cherchant à imposer une forme de colonialisme sanitaire à l’échelle mondiale.

La mondialisation de l’économie doit faire face à une mondialisation du risque sanitaire, en particulier celui lié aux maladies infectieuses. Dans ce contexte, la COVID-19 reconfigure de façon inattendue les relations internationales et transforme le rôle que la diplomatie sanitaire est amené à jouer dans les stratégies de puissance. Les conséquences socio-économiques majeures de la pandémie appellent à trouver une solution qui permettra de prévenir les récidives et d’en limiter les conséquences. Dans cette dynamique, l’opportunité pour la France de se saisir de l’initiative One Health pour en faire un outil de relance économique nationale, et de guerre économique portée à l’international par la diplomatie sanitaire française, doit être sérieusement envisagée. En substance, il s’agit pour la France de sortir d’une attitude de sidération et de contemplation quant à l’exécution de plan stratégiques étrangers pour se placer dans une perspective de protection de ses intérêts souverains et de reconquête de son leadership à l’international. 

 

Victor de Castro

Auditeur de la 36ème promotion MSIE

 

Notes

[i] The Global Risks Report 2021. World Economic Forum.

[ii] A propos du Règlement Sanitaire International (RSI). Organisation Mondiale de la Santé.

[iii] Une nouvelle épidémie d'Ebola déclarée en Guinée. Organisation Mondiale de la Santé, 14 février 2021.

[iv] Maladie ou infection pouvant se transmettre de l’animal à l’homme et vice-versa. Les pathogènes en cause peuvent être des bactéries, des virus, des parasites ou des agents à transmission non conventionnels (prions).

[v] Risk factors for human disease emergence. Taylor LH, Lathal Sm, Woolhouse MEJ. Phil Trans R Soc Lond B 2001; 356: 983-989.

[vi] The Manhattan Principles on One World One Health. Cook RA, Karesh WB, Osofsky SA. New York. Wildlife Conservation Society 2004.

[vii] Proposition de résolution invitant le Gouvernement à agir en faveur d’une plus forte coopération internationale pour la mise en oeuvre du concept décloisonné et transdisciplinaire d’une seule santé. Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 09 novembre 2020.

[viii] Covid-19 : « L’arrivée d’un vétérinaire » au Conseil scientifique « va permettre d’avoir une vision plus globale de la sant », souligne l’Académie vétérinaire de France. France Info, 17 février 2021.

[x] Severe Acute Respiratory Syndrome lié au Coronavirus SARS-CoV-1.

[xi] Middle East Respiratory Syndrome lié au Coronavirus MERS-CoV.

[xii] Les 10 principales causes de mortalité. Organisation Mondiale de la Santé, 09 décembre 2020.

[xiv] Estimating the global economic costs of SARS. Lee JW, McKibbin WJ.

In: Learning from SARS: preparing for the next disease outbreak. National Academies Press 2004.

[xv] L’impact économique des épidémies. Bloom DE, Cadarette D, Sevilla JP. Finances & Développement 2018; :47-49.

[xvi] Global and regional outlook : chapter 1 (Global outlook). The World Bank, January 2021.

[xvii] Potentiel d’adaptation des germes à leur environnement, modification des écosystèmes liés au changement climatique et à l’activité humaine, augmentation de la population mondiale et densification humaine avec l’urbanisation, augmentation transports et des phénomènes de migration animales et humaines, accroissement des inégalités.

[xviii] Certaines estimations avant le nombre de 1.7 million de virus inconnus hébergé dans le monde animal et dont la moitié pourrait être transmise à l’homme.

[xix] Roadmap to a One Health agenda 2030. Qeenan K, Garnier J, Rosenbaum Nielsen L et coll. CAB Reviews 2017. doi:10.1079/PAVSNNR201712014.

[xx] Cook R.A., Karesh W.B. & Osofsky S.A. (2004). – The Manhattan Principles on One World, One Health. Conference summary. One World, One Health: building interdisciplinary bridges to health in a globalized world, 29 September, New York. Wildlife Conservation Society, New York. Available at: www.oneworldonehealth.org/sept2004/owoh_sept04.html (accessed on 7 August 2013).

[xxi] Center for Disease Control and Prevention.

[xxii] World Health Organisation (Organisation Mondiale de la Santé).

[xxiii] Food and Agriculture Organization (Organisation des Nations Unies pour l’Alimentation et l’Agriculture).

[xxiv] World Organization for Animal Health (Organisation Mondiale de la Santé Animale).

[xxv] World Bank (Banque Mondiale).

[xxvi] World Bank (2012). – People, pathogens and our planet, Vol. 2: The economics of One Health. Report no. 69145-GLB. World Bank, Washington, DC.

[xxvii] Food & Agriculture Organization of the United Nations (FAO), World Organisation for Animal Health (OIE) & World Health Organization (WHO) (2010). – The FAO-OIE- WHO Collaboration. Sharing responsibilities and coordinating global activities to address health risks at the animal-human- ecosystems interfaces. A Tripartite Concept Note. Available.

[xxviii] The political economy of One Health research and policy. Galaz V, Leach M, Scoones I, Stein C. STEPS Working Paper 81. STEPS Centre 2015.

[xxix] People, pathogens and our planet. The Economics of One Health, volume 2. Report Number 69145-GLB. World Bank, June 2012.

[xxx] Diplomatie de la santé mondiale. Kerouedan D. Santé Publique 2013; 25 : 253.

[xxxi] Ibid 7.

[xxxii] Ibid 8.

[xxxiii] Ibid 9.

[xxxvi] China releases national plan on implementation of the 2030 agenda for sustainable development. Ministry of Foreign Affairs of People’s Republic of China, 12 octobre 2016.

[xxxvii] La Chine actionne la diplomatie du masque. Falletti S. Le Figaro, 19 mars 2020.

[xxxviii] La Chine mène avec succès sa « diplomatie des vaccins » en Afrique. Haski P. France Inter, 11 février 2021.

[xxxix] Ibid 9.

[xliv] COVID-19 : l’ANSM mobilisée pour assurer la disponibilité des médicaments et des produits de santé - Point d’information ANSM du 28 avril 2020.

[xlvi] WikiLeaks : colère feutrée à l'ONU après les accusations d’espionnage. Geneste A. Le Monde 08 décembre 2010.

[xlvii] Fabrication de masques, la filière textile française se mobilise. Arnulf S. L’Usine Nouvelles, 24 mars 2020.