Attaque informationnelle contre la pollution atmosphérique de la croisière à Marseille

En juillet 2015, l’ONG France Nature Environnement (FNE) lance, en partenariat avec l’ONG Naturschutzbund Deutschland (NABU), la campagne de communication « La croisière abuse ». Celle-ci a pour objectif de sensibiliser la population à la pollution atmosphérique générée par les paquebots dans les ports français de Méditerranée, tout particulièrement à Marseille. Sa résonnance médiatique nationale prend de court les compagnies de croisière ainsi que les acteurs locaux engagés dans une stratégie d’accroissement des flux de paquebots. Cette attaque porte atteinte autant à l’image de l’industrie de la croisière qu’à celle de la destination Marseille. Elle pointe également le faible engagement de l’Etat français sur cette question. Par ailleurs, elle ne cible pas uniquement le secteur de niche des croisières. Elle cherche en réalité à faire émerger dans le débat public, national et européen, la question de la régulation des émissions atmosphériques du transport maritime international.

Décryptage d’une stratégie d’influence au long cours menée à l’échelle locale, nationale et européenne

L’attaque menée par FNE et NABU porte uniquement sur l’impact des émissions atmosphériques des paquebots sur la qualité de l’air et donc la santé. Elle ne concerne pas la question de la réduction des gaz à effet de serre dans le cadre de la lutte contre le changement climatique. Le choix de cet axe est directement lié au contexte au moment de l’attaque.

Des études qui démontrent la nocivité des émissions des navires

La combustion du fioul lourd (Heavy Fuel Oil – HFO) utilisé par les navires émet du CO2 ainsi que d’autres gaz à effet de serre (GES) dont des oxydes d’azote (NOx) et du dioxyde de soufre (SO2). Elle génère également des particules fines (PM2.5) et ultrafines (PUF). Le transport maritime international est ainsi à l’origine de 2.6% des émissions globales de CO2 et de respectivement 15% et 12% des émissions globales de NOx et de SO2 [1].

En 2015, des études scientifiques ont établi plusieurs constats :

- L'impact significatif du secteur maritime sur la qualité de l’air en Europe. Les émissions de NOx devraient s’accroître dans les eaux européennes. Elles pourraient être équivalentes en 2020, en l’absence de nouvelles règlementations, aux émissions terrestres [2] ;

- L’existence d’un lien entre les gaz d’échappement des navires et les risques de maladies cardio-vasculaires et respiratoires, entrainant décès et morts prématurées [3] ;

- « La phase la plus pénalisante pour les émissions maritimes est celle du stationnement à quai ». Or pour assurer le bon fonctionnement de l’ensemble de leurs services à bord (climatisation, éclairages, piscines…), les paquebots alimentent leurs générateurs électriques en faisant tourner leurs moteurs lorsqu’ils sont à quai. Un navire de croisière moyen consomme environ 700l/h à quai. [4]

Certaines de ces études paraissent seulement quelques mois avant le lancement de la campagne de FNE.

De longs délais d’entrée en vigueur des normes de réduction

Le transport maritime, secteur international par excellence, est régulé par l’Organisation Maritime Internationale (OMI). L’organisme onusien (174 Etats membres) établit les normes de sécurité, de sûreté et de performance environnementale des transports maritimes internationaux. La stratégie de réduction des émissions atmosphériques des navires lui est dévolue.

Dès 1997, l’OMI a décidé dans le cadre de l’Annexe VI de la Convention MARPOL, la mise en place de normes visant à limiter les émissions de polluants atmosphériques par les navires. Les délais d’entrée en vigueur de ces normes, rendues plus strictes en 2005 et 2008, sont longs afin de permettre l’adaptation de la flotte (moteur, épurateurs de fumées) et de la chaîne d’approvisionnement en carburant. Ainsi en 2008 est fixé le « Global Sulphur Cap » qui divise par 7 le plafond mondial de la teneur en soufre autorisée des carburants marins (0.5% masse/masse contre 3.5% jusque-là). Son entrée en vigueur au 1er janvier 2020, soit 5 ans après l’attaque, devait encore être avalisée par l’OMI en 2016.

Des différences de normes selon les rivages européens : la Méditerranée parent pauvre de la lutte contre les émissions des navires.

L’annexe VI de MARPOL prévoit la création par l’OMI de zones de contrôle des émissions aux normes plus strictes : SECA (Sulphur Emission Control Area), NECA (Nitrogen Emission Control Area) et ECA (Emission Control Area SO2 et NOx). En 2015, seules 4 zones existent dans le monde (ECA Amérique du Nord couvrant l’ensemble des côtes des Etats-Unis d’Amérique et du Canada, ECA Caraïbes USA, SECA de la Mer Baltique et SECA de la Manche-mer du Nord). Six mois avant la campagne de FNE, le 1er janvier 2015, entre en vigueur un nouveau plafond limitant à 0.1% la teneur en soufre des combustibles marins dans une ECA/SECA.

En Méditerranée, jusqu’en 2020, la règlementation la moins stricte s’applique au transport maritime de marchandise (3.5%) et aux navires à passagers (1.5% ou 0.1% en cas de stationnement à quai de plus de 2h). Au sein de l’Europe, les riverains des ports méditerranéens se retrouvent ainsi moins protégés que ceux de la Manche-Mer du Nord.

Depuis 2009, l’administration française fait l’objet de plusieurs mises en demeure par la Commission Européenne pour non-respect des règlementations sur les particules fines (PM10) et le dioxyde d’azote. Il est également mis en demeure pour non-transposition de la directive européenne 2012/33/UE reprenant les directives de l’OMI relatives à la teneur en soufre des combustibles marins.

Une activité croisière en pleine expansion

En 2014, plus de 22.34 millions de passagers ont fait une croisière dans le monde. La Méditerranée est le 2eme bassin de navigation ou destination après les Caraïbes. Chaque années les armateurs y déploient des capacités supplémentaires.

La France s’affirme à l’époque comme une destination de croisière. En 2014, elle accueille sur son territoire (métropolitain et ultramarin) près de 4,1 millions d’arrivées passagers et 3600 escales de paquebots. La moitié arrive dans ses ports de Méditerranée. Marseille avec 500 escales (plus de 1.3 millions de passagers en escale et tête de ligne) est déjà de loin le premier port de croisière français [5].

Selon la Cruise Line International Association (CLIA), association professionnelle portant la voix de l’industrie de la croisière, le secteur aurait eu en 2014 en France un impact économique total de 658 millions d’€ et généré 15 000 emplois (construction navale de paquebots inclus) [6]. Il fait l’objet d’attention de la part du gouvernement qui commandite une mission sur ce sujet [7]. En 2014, Les Chantiers de l’Atlantique (alors STX France) sont en pleine construction de l’Harmony of the Seas pour la Royal Carribbean Cruise Line. Plus grand paquebot du monde (6600 passagers), son coût de construction est de 1 Milliard€. Par ailleurs, la croisière pourrait contribuer à la feuille de route touristique du gouvernement qui vise alors les 100 millions de touristes internationaux et 50 Milliards € de recettes touristiques à horizon 2020.

Localement, Marseille vise 2 millions de passagers en 2020 pour entrer dans le top 10 mondial des ports de croisière. Le Grand Port Maritime de Marseille souhaite également devenir un hub de réparation pour les paquebots. Pour ce faire il a investi environ 100 millions d’euros entre 2003 et 2016.

Entre 2014 et 2019, le nombre d’arrivées annuelles de passagers en escale augmente de 37% sur le territoire national ainsi que dans les ports français de la Méditerranée. Dans le même temps, le sujet de la pollution atmosphérique des paquebots et navires marchands, porté par FNE, devient incontournable. Et la pression n’a pas diminué avec l’arrêt des opérations croisière en mars 2020 dans le cadre de la pandémie.

Les cibles de l’attaque informationnelle

La croisière est une cible de l’attaque mais non la principale. FNE reconnait l’utiliser comme un « symbole » représentatif du transport maritime. Ce dernier est la véritable cible principale. Les actions de communication qui suivront la première campagne le démontreront.

Les cargos, porte-conteneurs, pétroliers et ferries, à la différence des paquebots, sont moins visibles dans le quotidien des Français. Ils sont par ailleurs considérés comme un maillon essentiel de l’économie. 4/5 du commerce mondial de marchandise en volume est transporté par la mer [8].

La croisière est le « maillon faible » du transport maritime, cible idéale pour obtenir une résonnance médiatique car :

- Elle promeut une image de vacances de rêve antinomique d’un environnement pollué.

- A la différence du transport de marchandise, elle est parfois considérée comme un produit de luxe non-essentiel. Certaines communications à décharge utilisent le terme de « Luxury cruise » alors qu’elles visent des paquebots de mass-market.

- Elle fait l’objet d’une promotion quasi-quotidienne dans les médias (TV, journaux, magazines). Le marché français est convoité par les compagnies de croisière car son taux de pénétration est encore faible, comparé aux Etats-Unis, à la Grande-Bretagne ou à l’Allemagne.

- Alors que le produit a évolué, elle est encore associée dans la culture populaire française à l’image surannée de la série américaine « La croisière s’amuse » (The Love Boat), produite dans les années 80. A tel point que, presque 20 ans après sa diffusion sur les chaînes françaises, le titre de la campagne FNE y fait directement référence. Nombreux sont les articles de presse intitulés « La croisière ne s’amuse plus… ».

- Elle fait l’objet de controverses régulières alimentant les reportages TV et articles de presse (conditions de travail à bord, gigantisme des navires, flux massifs, polémique de Venise).

Le gouvernement et le territoire, des cibles secondaires

Le gouvernement français est directement interpellé pour sa faible ambition en matière de lutte contre les pollutions atmosphériques ainsi que sur son devoir de veiller à l’équité de traitement entre citoyens des bords de la Méditerranée et ceux des rives de la Manche-Mer du Nord. Le cas de la zone ECA Amérique du Nord sert de comparaison (« si même les Etats-Unis y ont vu un intérêt… »). La différence de contexte géopolitique est cependant passée sous silence.

Le gouvernement français est aussi mis face à une contradiction. La lutte nationale contre la pollution atmosphérique se concentre sur l’automobile des particuliers alors que la croisière et le transport maritime semblent échapper à toutes taxations. Le débat est proche de celui apparu en 2018 vis-à-vis du secteur aérien et de la taxe carbone.

En territorialisant l’attaque, les ONG font également de Marseille et des autres ports méditerranéens français (Toulon, Nice, Cannes, Sète) des cibles secondaires. Les élus se trouvent pris en étau entre les ambitions de développement économique affichées pour la croisière et la protection de la santé de leurs administrés. Localement le sujet devient rapidement un enjeu politique.  Il est aussi un enjeu économique pour toute la chaîne d’acteurs économiques dont l’activité repose en partie sur la croisière (taxis, transporteurs, guides touristiques, pilotes…).

Le Marseille Provence Cruise Club (MPCC), association de plus de 50 membres publics et privés, dont la ville, la CCI et le Grand Port Maritime, est empêché dans sa mission de développement du marché de la croisière sur le territoire. Il est également l’acteur de proximité vers qui se retournent les décideurs locaux et la presse pour avoir des éléments de réponses ou réactions à la suite des communications des ONG.

Des arguments de nature émotionnelle

L’argument principal utilisé par FNE et NABU est celui de la santé environnementale. En faisant référence à des études qui évaluent le nombre de décès et de morts prématurés liées aux émissions des navires, les populations locales sont directement concernées et les élus impliqués.  La prise de conscience par le grand public de l’impact du secteur sur leur santé et celle de leurs enfants doit générer une pression citoyenne sur les élus et par conséquent aboutir à des actions à l’échelle locale. La mobilisation des habitants et le bruit médiatique qui l’entoure renforcent la légitimité des ONG, donnant du poids à leurs actions d’influence auprès des instances nationales, européennes et internationales pour faire évoluer la règlementation du secteur.

Le second argument utilisé est, d’une certaine manière, moral. Les ONG demandent le déploiement de solutions techniques et règlementaires qu’elles présentent comme déjà existantes et pouvant « facilement » permettre de réduire les émissions : changement du carburant utilisé par les navires, électrification des quais, mise en place d’épurateurs de fumées sur les navires (de 5 à 10 millions de dollars par navire), instauration d’une ECA en Méditerranée et mise en place d’un système de bonus/malus portuaire. De ce fait, seul un manque d’ambition ou une réticence à investir des compagnies, des décideurs locaux et de l’Etat expliqueraient le retard pris en matière de réduction des émissions polluantes des navires. Et ce au détriment de vies humaines.

Cette approche permet aux ONG de ne pas se faire enfermer dans une opposition « préservation » contre « économie ». Elles ne prônent pas en effet la diminution ou l’arrêt de l’activité croisière à Marseille. Elles lui reconnaissent un rôle économique mais demandent qu’elle soit plus vertueuse. Ainsi sur son blog l’association de défense du cadre de vie des 15e et 16e arrondissements de Marseille, Cap au Nord Marseille, partenaire de l’opération, précise : « Sommes-nous contre les bateaux de croisière ? NON, dans la mesure où il s'agit du développement d'une activité économique qui marche. Nous pensons simplement qu'elle pourrait se faire avec moins de dégâts. ». Voilà qui rend plus complexe, voire inopérante, toute stratégie de contre-attaque frontale.

La stratégie déployée par les ONG pour installer durablement le sujet dans le débat public

La campagne de communication « La croisière abuse » associant NABU et FNE prend place au sein d’une stratégie d’action plus large, à la fois en termes de sujet (de la croisière au transport maritime) et de terrain d’action (6 pays européens). 7 ONG européennes réunies au sein du « Clean Cruise Ship Network » œuvrent à leur échelle. Leur objectif commun dès 2017 : obtenir la création d’une zone ECA en Méditerranée.

NABU, association allemande de préservation de la nature, est à l’origine du projet et le pilote. Avec l’ONG Transport et Environnement, elle apporte son expertise sur le sujet des émissions de navires. Elles travaillent toutes deux depuis plusieurs années sur le programme Clean Air In Ports financé par la commission européenne (EU LIFE+). Elles fournissent contenus techniques et savoir-faire (relevés atmosphériques par exemple) aux ONG partenaires. NABU, œuvre également au niveau européen, notamment en tant que membre du groupe « Air Emission from Ship » au sein du European Sustainable Shipping Forum. Il s’agit d’une plateforme créée en 2013 par la Commission Européenne qui réunit autorités des États membres, acteurs du transport maritime et ONG. Enfin, NABU et Transport & Environnement sont représentées au sein de l’OMI via la Clean Shipping Coalition dont elles sont membres.

L’action est menée en même temps dans 5 pays européens : en Espagne par Ecologistas en Acciòn, en Italie par Cittadini per l’aria, en Grèce par Hallas Ornithological Society, à Malte par Birdlife Malta, en Allemagne par NABU et en France par FNE. Les plus grands ports de croisière de Méditerranée sont ainsi couverts (Barcelone, Venise, Marseille, La Valette, Athènes). Ils feront tous l’objet de relevés atmosphériques par NABU pour apporter du contenu aux campagnes de communication menées dans chacun des pays.

En France, l’ONG FNE mène les actions de communication à l’échelle nationale. Elle participe également à différentes commissions où elle est amenée à travailler avec le Ministère de la transition écologique, la Direction des Affaires Maritimes ou encore le secteur industriel naval français (Armateurs de France, Les Chantiers de l’Atlantique…). Au niveau local, FNE PACA et les associations de résidents tel que Cap au Nord Marseille se mobilisent (réunions publiques, pétitions, réseaux sociaux…) exerçant une pression sur les élus.

Des chiffres qui font sensation et débat

Les leviers utilisés par FNE et NABU depuis 2015 pour attirer l’attention de la presse et des réseaux sociaux sont relativement classiques :

- Des éléments, non connus du grand public, présentés sous une forme scientifique pour interpeller. Ici, il s’agit de prélèvements atmosphériques réalisés à proximité de l’enceinte portuaire par NABU et FNE. Le communiqué de presse révèle ainsi « D’après les mesures que nous avons réalisées au parc du Pharo sur les hauteurs de Marseille et dans le terminal « croisières » du Grand port maritime, la pollution en PUF est 20 fois supérieure près des paquebots ». Les résultats ne sont pas détaillés dans le 1er dossier de presse, pas plus que la méthode. Mais l’objectif des deux ONG n’est pas de prétendre à la rigueur scientifique. Il s’agit d’initier un débat au sein de la société, de faire une opération de communication.

- Une transposition de données de pollution absconses en un chiffre sensationnel et une unité de mesure symbolique, la voiture. La presse et les réseaux sociaux reprendront l’affirmation : « Ce navire pollue autant qu’1 million de voitures » qui parait dans une vidéo éditée par FNE en janvier 2017. Le calcul théorique est réfuté par le Marseille Provence Cruise Club mais estimé comme approchant de la réalité par certains chercheurs Une bataille de chiffres est entamée mais sans grand écho. Le chiffre circule sans que soit toujours bien compris qu’il est question de pollution au dioxyde de soufre et non au dioxyde de carbone, ni que la comparaison des deux modes de transport s’avère peu pertinent.

Il est intéressant de voir la manière dont ce « slogan » fait écho à l’assertion « les 16 plus gros cargos du monde émettent autant de SO2 que toutes les voitures du monde ». Cette information a tout d’abord circulé dans la presse britannique et sur internet en 2009. Elle est issue d’une mauvaise interprétation d’une étude de James J. Corbett, chercheur américain spécialiste du sujet. Le chercheur s’est d’ailleurs expliqué sur ce calcul simpliste réalisé en 2009 pour interpeller. Malgré les fact-ckeck réalisés par plusieurs quotidiens nationaux  français, la comparaison refait surface régulièrement avec des adaptations (dernièrement en 2020) et entre en résonnance avec l’attaque informationnelle contre les navires de croisière.

Des « piqûres de rappel » chaque année depuis 2015

En France, la première offensive est portée en juillet 2015 via la parution du communiqué de presse FNE, « La croisière abuse ». La campagne est prévue pour se dérouler sur 3 ans. En parallèle, une seconde campagne, toujours en partenariat avec NABU, est lancée en 2016 : « Transport maritime, alors ça gaze ? ». Elle porte cette fois plus largement sur l’ensemble des navires marchands. En janvier 2017, la vidéo « Ce navire pollue autant qu’1 million de voitures » éditée par FNE fait mouche. Le même mois, un reportage dans Thalassa, « Croisière, le prix du rêve », donne à voir l’équipe FNE pendant qu’elle réalise des prélèvements atmosphériques. En juillet 2017, mois anniversaire de la première campagne, parait le communiqué de presse « A Marseille, les géants des mers polluent toujours autant », puis en septembre « Croisière : l’été est terminé mais pas la chasse aux fumées ». Ce dernier présente un classement des navires par NABU en fonction de leur (contre)-performance environnementale. En 2018, le procès du capitaine du paquebot Azura et de l’armateur Carnival pour non-respect de la limite règlementaire de teneur en soufre suite à un contrôle en mars à Marseille, donne de l’écho à l’action FNE qui se porte partie civile. Ce procès, qui aboutira en première instance à une condamnation à 100 000€ d’amende, est une première en France. En 2019, de nouveaux communiqués de presse paraissent. Les relances sur le sujet ne s’arrêtent pas même en 2020 tandis que le secteur de la croisière est à l’arrêt pour raisons de pandémie.

Une ligne de défense peu audible dans un premier temps

Aucune stratégie de riposte n’apparaît clairement. Une ligne de défense finira par émerger à partir de 2018. Toutefois les acteurs ciblés restent inaudibles pour le grand public en comparaison aux attaques. Localement, la réponse prendra la forme d’actions concrètes.

L’ampleur de la polémique semble avoir surpris les acteurs ciblés. Au fil du temps des réponses seront apportées. Elles auront moins de portée médiatique que les attaques répétées contre le secteur. La ligne de défense se résume en 4 points :

1) Une remise en question, de faible intensité, de la méthode d’évaluation des émissions atmosphériques utilisée par les ONG, jugée non rigoureuse scientifiquement. L’argument ne consiste pas à expliquer précisément la défaillance de la méthode, discours complexe qui deviendrait inaudible, ni à nier les émissions de composants toxiques pour la santé. Il est l’occasion de renvoyer vers les études réalisées sur le territoire par l’association agréée AtmoSud depuis 2013. Une manière de faire-savoir que le sujet était déjà à l’étude par les acteurs locaux avant la campagne de communication de FNE.

2) Une minimisation de l’importance de l’activité croisière au sein du transport maritime. Les paquebots sont au nombre de 300 dans le monde, chiffre à mettre en regard avec les plus de 90 000 navires marchands opérant sur les océans.

3) Une reconnaissance des efforts qui restent à consentir tout en rappelant l’ensemble des investissements déjà réalisés par les compagnies pour améliorer leur rendement énergétique.

4) Un partage de la responsabilité. La disponibilité de solutions énergétiques alternatives (fourniture d’électricité à quai – moins de 20 ports équipés dans le monde, carburants plus propres, GNL) ne dépend pas des compagnies mais d’autres acteurs (ports, Etats, filière énergétique).

Ces éléments de réponse reflètent une certaine « incompréhension » du succès de l’attaque. Ils expriment également un sentiment d’injustice du monde de la croisière au regard des efforts que la filière affirme consentir et par comparaison au reste de la flotte marchande mondiale.

Des compagnies de croisière qui ignorent l’attaque

Au-delà de l’effet de surprise, tout au long des 3 années de la campagne FNE, les compagnies de croisière ne se sont que peu exprimées. Que ce soit directement, ou par la voix de la CLIA dont pourtant la signature est « one industry, one voice ». Seule l’émission de Thalassa semble avoir faire réagir mais sans entrainer de réponse détaillée sur le fond.

Les compagnies ont étoffé dans leur communication d’entreprise les éléments relatifs à leur action en matière de développement durable mais elles ont continué leur communication promotionnelle grand public sur le marché français sans en adapter le contenu.

Les compagnies n’avaient-elles pas d’éléments de réponse structurés prêt à apporter ? N’étaient-elles pas en mesure de parler toutes d’une même voix, leur flotte respective n’ayant pas le même niveau de performance ? Ont-elles ignoré la polémique car territoriale, là où elles opèrent mondialement ? N’ont-elles pas pris conscience des risques potentiels de la mobilisation citoyenne sur la bonne poursuite de leur activité ou les ont-elles au contraire jugés minimes ? Ont-elles estimé que leur position de « Goliath », qui plus est étranger, rendrait inutile toute tentative de réponse ou n’ont-elles pas su faire ?

En 2020, lorsque l’épidémie de COVID devient pandémie, on observe ce même phénomène. D’un côté de nombreuses attaques médiatiques contre la croisière et de l’autre des compagnies de croisière, qui renforcent leurs protocoles sanitaires bien au-delà de ceux du secteur aérien, mais restent médiatiquement inaudibles. La dimension mondiale des plus grandes compagnies, non ancrées dans un territoire, semble rendre plus difficile leurs négociations avec les différents Etats où leurs bateaux font escale. Après avoir longtemps joué de cette capacité de repositionnement géographique de leur offre en cas de crise (terrorisme, catastrophe naturelle) et de la mise en concurrence des ports, on peut s’interroger si ce « détachement » des territoires ne les dessert pas désormais. A la surprise générale, Carnival, Royal Caribbean et Norwegian ont par exemple été exclues du plan de relance des Etats-Unis.

Localement, une réponse indirecte par l’action

Peu après le lancement de la campagne de FNE, le Marseille Provence Cruise Club fait de la transition éco-énergétique des navires de croisière une de ses missions. Sa première communication sur le sujet est une brochure à vocation pédagogique qui explique le fonctionnement d’un paquebot, ses émissions et les différentes solutions pour les réduire, avec leurs limites. En 2017 sont présentés les résultats d’une étude des retombées économiques du secteur. Elles sont évaluées à 310 millions d’euros et 2000 emplois temps plein en 2016 [9]. C’est la 1ere fois que la contribution de l’activité au territoire de la métropole Aix-Marseille est quantifiée.

Le Club est également à l’initiative du Blue maritime Summit, réunissant à Marseille le 17 octobre 2019, 300 participants autour du sujet des initiatives pour réduire les émissions des navires de croisière. A cette occasion une Charte est signée par la Région, la métropole, le Grand Port Maritime, la Direction des Affaires Maritimes et 4 compagnies de croisière (Costa, Ponant, MSC Croisières et Royal Caribbean Cruises Ltd). Les compagnies s’engagent notamment à utiliser du carburant à 0.1% en approche de Marseille. Cette même année, la Ville de Cannes a décidé de mettre en place une Charte Croisière sur un principe similaire. Celle-ci devient obligatoire pour toutes compagnies souhaitant faire escale dans la ville à partir du 1er janvier 2020. Cet outil fera des émules dans les autres destinations croisière françaises (Bordeaux, Corse…).

La Région Sud PACA réaffirme de son côté que la croisière est et reste une filière régionale prioritaire au travers d’un Contrat de Filière. Elle se dote également d’un Plan « Escales Zéro Fumées » de 30 millions d’euros pour lutter contre la pollution de l’air causée par les ferries et les paquebots.

Malgré cet ensemble d’actions, la polémique reste vive sur le territoire.

Quels résultats ?

L’attaque au long court de France Nature Environnement et NABU a indéniablement réussi à atteindre 3 de ses objectifs :

- L’image de la croisière est désormais associée en France au sujet de la pollution atmosphérique, loin de la carte postale.

- Les acteurs économiques locaux directement intéressés au développement de l’activité croisière se sont saisis du sujet et ont commencé à exprimer des exigences à l’endroit des compagnies faisant escale sur leur territoire. Toute prise de parole sur la croisière se doit désormais d’aborder la question de la transition éco-énergétique des navires et des ports.

- La question de la pollution atmosphérique des paquebots et plus largement des navires fait désormais partie du débat au sein de la société française.

A l’échelle locale, on peut estimer que la pression exercée a entraîné ou accéléré la mise en place des mesures précitées. Celles-ci constituent à la fois une modalité de défense et de reprise en main du sujet par les acteurs du développement de la croisière.

La France, d’une posture peu ambitieuse à une volonté de leadership en la matière

Sans qu’on puisse attribuer directement aux actions de FNE le changement de position de la France sur la question des émissions de polluants atmosphériques par les navires, force est de reconnaître que celle-ci a rapidement évoluée.

En décembre 2012, la France est à l’origine d’une demande d’aménagement du calendrier de mise en œuvre de la directive relative à la teneur en soufre des combustibles. L’objectif est d’accorder du temps aux armateurs français opérant en Manche-Mer du Nord (SECA) car le plafond de 0.1% doit s’appliquer au 1er janvier 2015. A peine 3 ans après, en 2015, la France insiste lors des négociations de l’OMI pour amender la Convention MARPOL et abaisser le niveau de teneur en soufre des carburants marins à 0.5% dès le 1er janvier 2020. En 2016 elle finance une étude de faisabilité pour la création d’une ECA en Méditerranée, étape obligatoire avant proposition à l’OMI. La France porte depuis, avec une coalition de pays méditerranéens, le dossier auprès de l’OMI. Elle œuvre pour que cette zone contrôle au-delà des émissions de SO2, celle de NOx et de particules fines et ultrafines. L’objectif d’obtenir une ECA pour la Méditerranée que se sont fixées les ONG du Clean Air Cruise Shipping Network est en passe d’être atteint.

L’industrie de la croisière imperturbable ?

Fin 2017, la CLIA réorganise sa représentation en France. Les actions BtoB consistant à assurer une relation de proximité avec les agences de voyages pour dynamiser la vente du produit croisière auprès du marché français sont transférées hors du pays. Seule une personne en charge des relations institutionnelles et publiques demeure basée en France. La bataille de l’image auprès des Français, ne serait-elle donc définitivement pas un sujet pour les compagnies, à la différence du lobbying ?

Pour les armateurs la lutte d’influence avec les ONG semble, à ce stade, se faire au niveau de l’Etat, de l’Union Européenne et de l’OMI. Il apparait peu probable en effet que l’attaque informationnelle des ONG ait eu un impact direct sur la stratégie industrielle des compagnies. Celle-ci implique des décisions d’investissement allant de plusieurs millions d’euros pour la mise aux normes « Global Sulphur Cap » d’un seul paquebot jusqu’au milliard pour la construction d’un navire de croisière de grande taille doté des dernières avancées en termes de performance énergétique. L’armateur doit faire des choix technologiques qui permettront au navire d’opérer pendant près de 30 ans (cycle de vie d’un paquebot) sur toute la planète (disponibilité et compatibilité des technologies retenues) et de répondre aux exigences règlementaires existantes et à venir. Il a par ailleurs pour objectif de réduire le budget carburant, celui-ci pouvant représenter entre 20 et 60% du coût global d’exploitation du navire. Une motivation supplémentaire pour la transition éco-énergétique.

Les enjeux économiques des plus grands groupes de croisière semblent loin des problématiques locales d’acceptabilité de l’activité. Pourtant, la montée d’un mécontentement au sein des populations européennes, fruit de la stratégie d’influence des ONG, donne du poids à ces dernières. Il peut amener les Etats membres de l’OMI à aller plus loin dans les exigences vis-à-vis du transport maritime international. L’intervention de Jean-Baptiste Djebbari, secrétaire d’Etat aux Transports, à l’assemblée générale de l’OMI en 2019 en est une bonne illustration : « Il faut que nous ayons collectivement bien conscience que nos concitoyens ne tolèrent plus ce type d’atteinte à la santé publique. Si des mesures ne sont pas prises rapidement au niveau international, nos gouvernements seront contraints de mettre en place des mesures locales pour répondre à ces fortes attentes. ».

Les grands groupes de croisière considèreront-ils un jour les citoyens des lieux d’escale de leurs navires comme cible de leur stratégie d’influence ? Il le faudra sans doute car après le défi de la pollution atmosphérique arrive celui encore plus grand de la décarbonation de la flotte. Gageons que les rapports de forces autour de la trajectoire de décarbonation du transport maritime international s’intensifieront dans les années à venir entre ONG, entreprises maritimes et Etats membres de l’OMI.

Aurore Joris
Auditrice de la 36ème promotion MSIE

Notes

[1]   IMO, Third IMO Greenhouse Gas Study 2014 (2015)

[2]   EEA, 2013a, Technical Report N°4/2013 – The impact of international shipping on European air quality and climate forcing

[3]   Oeder S, Kanashova T, Sippula O, Sapcariu SC, Streibel T, Arteaga-Salas JM, et al. (2015) “Particulate Matter from Both Heavy Fuel Oil and Diesel Fuel Shipping Emissions Show Strong Biological Effects on Human Lung Cells at Realistic and Comparable In Vitro”, Exposure Conditions. PLoS ONE 10(6): e0126536.

et James J CorbettJames J WinebrakeErin H GreenPrasad KasibhatlaVeronika EyringAxel Lauer (2007) Mortality from ship emissions: a global assessment.

[4]   APICE – Commun Mediterranean Stratégy and local practical Actions for the mitigation of Port, Industries and Cities Emissions.

[5]   Source Atout France – Dossier de presse « La France, une destination croisière en progrès », janvier 2017.

[6]   CLIA, The Cruise Industry – Contribution of Cruise Tourism to the Economies of Europe – 2015 Edition.

[7]   MEADI, « Mission de Jacques Maillot -  Comment faire de la France l’une des premières destinations mondiales de croisières (maritimes et fluviales ? » (2015)

[8]   UNCTAD, Review of Martime Transport (2017).

[9]   BVA, Etude sur l’impact sectoriel de la croisière maritime et fluviale en Région Provence-Alpes-Côte d’Azur 2017, Edition 2018.