Bataille informationnelle en vue du contrôle du marché des objets et vêtements de seconde main en France

Emmaüs a lancé en mars 2023 une campagne de publicité pour inciter les Français à faire don de leurs vêtements au lieu de les revendre à travers les plateformes de ventes en ligne. Fondé par l’Abbé Pierre en 1949, Emmaüs est une association humanitaire qui s’est donnée pour mission d’aider les personnes vivant dans l’extrême précarité à sortir durablement de leur situation. S’inspirant des valeurs d’humanisme et de partage, l’association finance une bonne partie de son action par la vente d’objets et de vêtements de seconde main. Elle s’appuie à cet effet, sur des bénévoles qui collectent, trient et traitent les produits reçus sous forme de don. Selon les responsables de l’association, ce modèle économique est aujourd’hui menacé[i] par l’essor des activités de ventes en ligne faisant baisser drastiquement la quantité et la qualité des objets collectés. La campagne lancée constitue un nouvel acte dans la bataille de l’information en vue du contrôle du marché des objets et vêtements de seconde main en France. 

Le marché de la seconde main en France

« Jusqu’à récemment, on se débarrassait d’un produit en le donnant à une association, en le faisant circuler autour de soi, ou, si on était courageux, en participant à un vide-grenier ou à une brocante. Il n’y avait pas d’autre possibilité, excepté quelques dépôts-ventes pour les pièces de luxe. Aujourd’hui, le non-marchand est devenu… marchand » ; ainsi s’exprimait Weronika Zarachowicz dans un article paru dans Télérama le 02 mars 2021. [ii].

Le marché des objets et vêtements d’occasion s’est en effet beaucoup développé au cours des quinze dernières années à la faveur de nouveau acteurs et la prise en compte des paradigmes de protection de l’environnement, la lutte contre le gaspillage etc. Il s’agit aujourd’hui d’un mode de consommation à part entière favorisant ce qu’on appelle « l’économie circulaire ».

Selon le blog étude et analyse, le marché de la seconde main représente, en 2022, plus de 7 milliards d’euros pour la France et 86,8 milliards pour l’Europe. Les ventes de vêtements et accessoires d’occasion représente une part non négligeable de ce marché en cumulant 1,214 milliard d’euros[iii].

Actuellement le marché se développe suivant deux principaux modèles :

. Le modèle B2C (business to consumer) à travers lequel une entreprise met à la disposition de ses clients des vêtements et accessoires d’occasion issue de ses propres magasins ou pour le compte d’autres clients ;

. Le modèle C2C (Consumer to Consumer) qui concerne les ventes directes entre particuliers.

Quelque soit le modèle, le marché est animé aussi bien par les grandes enseignes qui développent parfois en leur sein des coins fripes, que par les boutiques spécialisées et les plateformes de vente en ligne. Les outils digitaux en rendant facile les achats et les ventes, ont contribué fortement à la démocratisation du secteur qui compte aujourd’hui plus de 16 millions de français[iv]. Il existe en France dizaines de sites de ventes spécialisés au nombre desquels on peut citer le Bon coin, Videdressing, Vinted, Vestiaire collective, etc. Deux sites figurent parmi le top des sites de e-commerce en France en 2021 : Leboncoin avec un 6,6 millions de visiteurs par jour et Vinted qui cristallise 4,9 millions de visiteurs journaliers[v].

Stratégie d'intervention des géants du e-commerce : cas de Vinted

« Tu ne le portes pas ? Vends-le » ; tel est le slogan de la plateforme devenu une licorne du vêtement d’occasion. Créée en 2008 en Lituanie, l’entreprise est présente dans 15 pays et revendique plus de 50 millions d’utilisateurs dont 16 millions en France son premier marché[vi]. La plateforme se veut un espace de revente qui permet aux clients d’acheter ou de vendre des vêtements et accessoires de seconde main sans intermédiaire. Son succès repose d’abord sur son application. Une plateforme intuitive et facile d’utilisation qui reprend les codes des réseaux sociaux avec la création de profils, les possibilités de s’abonner à des profils ou de les « liker ».

La plateforme doit également son succès à son modèle économique axé sur le vendeur qui ne paie aucun frais et touche intégralement le montant affiché sur l’annonce. L’acheteur en revanche paie une commission de 5% sur la vente et des frais fixes de 0,7 euro. Elle propose divers services payant comme la mise en avant des gardes robes ainsi que la possibilité de booster articles.

Pour rester attractive, l’entreprise a noué de nombreux partenariats avec des transporteurs privés pour offrir aux acheteurs des frais de transports avantageux.

Enfin, la société a mis en place une stratégie marketing basée sur une présence massive dans les médias et les réseaux sociaux ainsi que des campagnes de publicité mettant en avant les expériences vécues.

Attaques informationnelles contre Vinted

Le succès fulgurant enregistré par la plateforme Vinted et son impact sur la perception des produits de seconde main n’ont pas manqué de susciter des réactions.

Oxfam dans une analyse de Pauline Grégoire[vii] a tenté de déconstruire un certain nombre de vertus associées aux plateformes de vente en ligne en général et à Vinted en particulier. Ainsi, elle affirme que Vinted comme toutes les plateformes de vente en ligne jouent sur les mêmes mécanismes d’addiction que la Fast fashion. Bien que reconnaissant que faire du tri dans son placard, vendre les vêtements au lieu de les jeter sont des comportements écologiques, elle déplore l’impact carbone élevé de l’envoi de colis individuels de nombreux vêtements partout en Europe et surtout la « pollution numérique dégagée par les 67 millions de serveurs qui tournent de manière continue au service des plateformes digitales et sites web ». L’analyse a enfin conclu que le modèle économique et financier de Vinted n’a de circulaire que de nom. En effet, la société n’effectue aucun suivi des vêtements en fin de vie, ni d’encouragement aux changements de comportements. Elle n’affiche pas d’objectif claire de promotion la réduction des externalités négatives liées à ses activités.

L’association UFC Que Choisir a, quant elle, indiqué avoir lancé le 18 mai 2021, une action en justice au tribunal de Paris contre Vinted. Elle l’accuse de pratiques commerciales trompeuses en raison du mode facturation de la commission de « protection acheteur » présentée optionnelle mais en réalité obligatoire. En effet, aucune fonctionnalité ne permet de la refuser, de la désactiver ou de la supprimer et son caractère payant ne s’affiche qu’au dernier stade la transaction avant de disparaître. « Une fois la transaction finalisée, le montant de la "Protection Acheteurs" disparaît, seul le prix du produit et le montant des frais de port restent affichés sur l’application ».

Dans le même registre Oxfam met également en avant les lacunes de protection des utilisateurs contre des fraudes et les litiges. Ainsi, outre les cas de contrefaçon, plusieurs de cas de refus de paiements sont notés sous le prétexte des problèmes qui n’existaient pas au lors de l’envoie du produit. Ces pratiques sont d’ailleurs communes à toutes les plateformes de vente en ligne.

Nécessité pour Emmaus de revoir son modèle

Face à la concurrence des sites de revente en ligne, l’association qui enregistre une baisse des collectes dans un secteur pleine croissance, a lancé en janvier 2021 la plateforme Trëmma, son site de vente de seconde main entre particuliers. Cette initiative vient en complément de la politique de magasins et points de vente physiques adoptée par l’association depuis le début. Elle lui permet non seulement de rester dans l’air du temps mais aussi de sensibiliser les plus jeunes au don. La plateforme allie la vente entre particuliers au financement participatif des projets. En effet, fonctionnant sur le même principe que les traditionnels sites de revente, elle se différencie en proposant d’utiliser les revenus des ventes pour financer des projets. Ainsi, toute personne souhaitant se débarrasser d’un objet peut le proposer via la plateforme. L’utilisateur poste une annonce sur la plateforme accompagnée d’une photo de l’objet à vendre et sélectionne un projet sur une liste de quatre projets proposés par Emmaüs. Le produit de la vente est reversé au profit du projet sélectionné. Le donateur reçois ensuite un reçu fiscal sur 60% du prix de la vente.

La récente campagne publicitaire de l’association indique que les résultats ne sont peut-être pas à la hauteur des attentes. Elle illustre le fait l’association devrait adapter son modèle économique en tenant que de la baisse tendancielle des pouvoirs d’achats et de la recherche des sources complémentaires de revenus par des classes moyennes.

 

Abdou Rafiou Bello,
étudiant de la 41ème promotion MSIE

Notes 

[i] https://www.capital.fr/entreprises-marches/affaibli-emmaus-veut-contrer-vinted-et-leboncoin-1463351

[ii] « Boom des fripes : comment le déjà porté devient le nouveau prêt-à-porter », Télérama, 02/03/2021

[iii] Marché de la seconde main - perspectives en 2023, Blog eco, www.etudes-et-analyses.com

[iv] Guide du consommateur pour une seconde main responsable, Paris Good Fashion, 2021

[v] Classement relayé par KPMG & FEVAD dans « La seconde main au premier plan : comment l’e-commerce propulse la seconde main sur le devant de la scène, septembre 2022. »

[vi] https://pubosphere.fr/vinted-la-strategie-du-succes/