Batailles informationnelles et partenariat transatlantique

Le 8 mars 2013, l’Agence Fédérale des Etats-Unis, la FDA (Food And Drug Administration) qui est l’Autorité de Sécurité Sanitaire des Aliments, interdit l’importation de la mimolette (fromage originaire du nord de la France) aux Etats-Unis au motif du trop grand nombre de mites présentes sur la croûte du fromage.

 « Plus de 500 kilos de mimolette sont retenus par l'autorité sanitaire américaine, dans un entrepôt du New Jersey », confirme ainsi Benoît de Vitton, responsable du bureau commercial aux États-Unis de l'entreprise normande Isigny Sainte-Mère, premier producteur de mimolette en France. Cette interdiction inattendue surprend les professionnels car ces acariens microscopiques, « mites », ont toujours existé. La mimolette est d'ailleurs présente depuis plus de vingt ans dans les rayons de certains supermarchés américains.

Les normes américaines comme armes de combat

Pour interdire la mimolette sur le sol américain, la FDA ressort une ancienne réglementation sanitaire de 1942 qui était jusqu’alors très rarement appliquée, prétextant que les "mites à fromage", des cirons, sortes d'acariens microscopiques cultivés à dessein sur la croûte pour affiner le fromage, étaient allergogènes. Par ailleurs la FDA avance que le "taux de mites était supérieur au taux autorisé, sans pouvoir me dire quel était ce taux autorisé". La FDA a indiqué qu'il n'y avait "pas d'interdiction de la mimolette aux Etats-Unis", sans pouvoir donner de précisions sur les raisons des blocages actuels. "Il est néanmoins important de noter que tous les aliments exportés vers les Etats-Unis doivent être conformes aux normes américaines", ajoute la FDA dans un courriel à l'AFP.

Derrière le cas de la mimolette se cachent les négociations autour du partenariat transatlantique 

Le véritable enjeu de l'affaire de la mimolette n'est évidemment pas d’ordre sanitaire. L’enjeu dépasse de très loin la conformité de ce fromage et nous renvoie deux ans plus tôt. Lors de leur rencontre en novembre 2011, José Barroso (président de la Commission européenne), Herman Van Rompuy (président du Conseil européen) et Barack Obama (président des Etats-Unis) ont décidé la mise en place d’un groupe de travail pour étudier les opportunités en vue d’accroître le commerce et l’investissement entre les deux régions économiques.

En juin 2013, les États-Unis et l’Union européenne se sont engagés dans un processus de négociation en vue de l’établissement d’un partenariat transatlantique de commerce et d’investissement, également connu sous l’expression de «traité de libre-échange transatlantique » (TTIP). L’objectif visé est ambitieux à plus d’un titre. En effet, si les négociations aboutissent, ce partenariat instituera la plus vaste zone d’échanges au monde, compte tenu du poids économique et commercial des deux parties.

Le cœur de la négociation porte sur les barrières non tarifaires, à savoir les écarts de réglementation et les obstacles techniques qui entravent le développement des relations dans de multiples champs : accès au marché pour les services, accès aux marchés publics, investissements dans différents secteurs, protection de la propriété intellectuelle, obstacles non tarifaires agricoles, indications d’origine, différences de normes en matière sanitaire, phytosanitaire, environnementale…

Pour ses partisans, cet accord aura un impact positif sur le développement des entreprises et la croissance économique des deux parties. De plus, face à la montée en puissance de la Chine, la formation d’une « coalition » économique transatlantique mettrait les deux partenaires en position de force pour faire valoir leurs propres standards. 

Pour ses détracteurs, les risques apparaissent supérieurs aux supposés bénéfices attendus. Les craintes d’un nivellement par le bas des normes applicables et d’une remise en cause in fine des préférences collectives sur lesquelles s’est bâtie l’UE sont également fortes. Enfin, la question très controversée du mécanisme de règlement des différends entre investisseurs et États (ISDS) qui donne la possibilité à une entreprise de poursuivre un État devant un tribunal arbitral, soulève des oppositions extrêmement marquées. L’insertion de cette même clause de règlement des différends dans l’accord de libre-échanges UE/Canada engendre également des tensions entre les partenaires.

Des intérêts majeurs pour l'Union Européenne

Les intérêts en jeu pour l’UE sont majeurs, non seulement sur le plan économique et commercial, mais également sur celui des valeurs du modèle de société qu’elle défend sur la scène internationale.  La France, quant à elle, souhaite que les normes sanitaires ne soient pas prises en compte dans les négociations tout comme l'exception culturelle.  De leur côté, les Américains veulent faire tomber les barrières dressées par l'Europe contre les OGM.

Dans ce jeu de négociations, la France opte pour le soft power en se jouant des contradictions latentes

D’emblée, le gouvernement français a décidé d'écarter toute riposte offensive parce qu'elle pouvait avoir des conséquences très dommageables pour ses intérêts. En revanche, il a voulu mener une bataille de conviction politique économique et culturelle. En utilisant l’influence, le gouvernement français s’inscrit directement dans une démarche de soft power. Aux États-Unis, depuis le début du 20ème siècle, l'hygiénisme domine. C’est une version du puritanisme qui fait que l'on croit que les produits sains sont les produits stériles. 

Lorsque l’affaire de la mimolette éclate, le paradigme est en train de changer aux Etats-Unis. Il y a une émergence des associations écologiques américaines. Ces dernières sont mobilisées sur le thème de l'étiquetage des OGM et sur le thème de la promotion et de la défense des produits bio (antagoniste de l’argumentaire hygiéniste). En effet, pour les milieux influents des universités de la côte Est, l'idée que ce qui est sain et bon pour la santé, ce n'est pas ce qui est stérile mais ce qui est vivant / organique / bio.

Ce mouvement-là est en train d’émerger et d’occuper de plus en plus de place dans l’opinion publique au moment où l'affaire de la mimolette éclate. Or la mimolette est un fromage vivant, c'est le motif même de son interdiction et ce motif devient donc scandaleux et incompréhensible pour beaucoup d'américains. Ces acariens microscopiques (mites) qui perforent la croûte de la mimolette pour lui permettre de s'aérer ne sont plus vus comme dégoûtants, dangereux mais deviennent sympathiques aux États-Unis.

Début d'une guerre informationnelle menée par les Français

Devant ce rejet fromager, la riposte s’organise. Là débutent alors une guerre informationnelle qui se joue des contradictions entre les « Hygiénistes » et les « écologistes ». Les communautés se mobilisent, à commencer par le comité de soutien «Save the mimolette» créé pour l'occasion aux États-Unis. Ces amateurs du fromage se battent sur les réseaux sociaux contre l'interdiction de ce fromage sur le sol américain. Ils ont investi la Toile et les réseaux sociaux : comptes Facebook et Twitter à l'appui. Très vite, des communautés se forment, comptant 3200 fans sur la page Facebook «Save the mimolette».  Les mots-dièse #savethemimolette  #mimolette font également réagir la tweetosphère avec près de 40 messages par heure dès la première semaine.

De nombreux internautes s’indignent de la justification avancée par la FDA pour interdire la mimolette sous prétexte que "Cet article semble être, en totalité ou en partie, composé d'une substance dégoûtante, putride, ou décomposée, ou autrement inadaptée comme nourriture". En réaction à ces déclarations, une internaute @MarineFavier ironise sur son compte Twitter : « bannie du territoire américain car ‘impropre à la consommation ! Quelle décision venant d'un pays où c'est bien connu la nourriture est bio ». Ce tweet est loin d’être anodin, il soulève une réelle contradiction entre la thèse hygiéniste et le courant écologiste sur le territoire américain. Ce tweet non innocent fait même un appel du pied à la communauté montante Bio, qui de fait, est instrumentalisée et va être déterminante dans ce rapport de force. Toujours sur Twitter, les internautes, voués à la cause écologique, réagissent à la mobilisation de la presse anglo-saxonne pour défendre la mimolette.

Le Washington Times lui a même consacré un éditorial. L'affaire a décroché la première page du Washington Post, qui titre, en français dans le texte, « Au revoir, Mimolette ? Fans unhappy as FDA blocks French cheese shipments over mites » (Au revoir, Mimolette ? les fans regrettent que la FDA interdise l'importation du fromage français pour une histoire de mites). Une manifestation est organisée sur Times Square à New York le 11 avril 2013 et la couverture se veut mondiale.

La société Isigny Sainte-Mère a envoyé de la mimolette aux États-Unis en expliquant qu’il s’agissait de la dernière mimolette disponible et qu’ils allaient la distribuer gratuitement. La presse mondiale était présente ce jour-là et le lendemain on en parlait dans le monde entier. L’interdiction de la mimolette sur le territoire américain est levée mais à la demande des autorités américaines, aucune communication ne doit avoir lieu sur la levée de cette interdiction. Cette victoire symbolique de la mimolette n’est qu’une bataille gagnée par l’Europe, d’autres batailles informationnelles arriveront plus tard.

La confrontation se poursuit autour du traité transatlantique 

Le 28 mai 2015, la commission du commerce international du Parlement européen approuve la résolution soutenant les négociations. À partir de 2016, de nombreux responsables européens se montrent très critiques au sujet des négociations en cours avec les États-Unis.

Le 7 avril 2016, le conseil des ministres européens reçoit un document officiel de la part du réseau militant Seattle to Brussels, dénonçant un accord entre la France, l’Allemagne, l’Autriche, les Pays-Bas et la Finlande. Cet accord prévoit l’instauration d’une juridiction d’exception européenne au service des entreprises souhaitant attaquer les décisions des Etats ce qui va à l’encontre de la position officielle de la France. En effet, celle-ci milite contre les tribunaux privés au service des multinationales.

Cette dénonciation du réseau militant vise donc à déstabiliser la France en pointant son double jeu.  Nous sommes bien en présence d’une stratégie de guérilla informationnelle basée sur les contradictions de l’ennemi pour le décrédibiliser. Le 2 mai 2016, soit quelques semaines plus tard, Greenpeace Pays-Bas, en idiot utile, rentre dans la danse en divulguant pas moins de 248 pages de textes de négociations du Partenariat transatlantique de commerce et d'investissement (TTIP) qu’ils s’étaient procurés. Les documents alertent notamment sur 4 sujets très controversés :

. L’abandon de la protection de l'environnement.

. Pas de place pour la protection du climat dans le TTIP.

. L’oubli du principe de précaution.

. Des portes ouvertes aux lobbyings des entreprises.

Cette sortie spectaculaire de Greenpeace permet aux pays européens réfractaires à l’accord de réagir publiquement. Dès le lendemain, le Président français, François Hollande saisit l’opportunité pour s’opposer officiellement au Tafta. S’enchainent alors des manifestations dans toute l’Allemagne. Selon les syndicats Allemands, ce sont plus de 320 000 manifestants qui ont défilé le 17 septembre 2016 dans les rues de Berlin, Hambourg, Francfort, Cologne, Stuttgart, Munich et Leipzig pour exprimer leurs oppositions au traité de libre-échange transatlantique et à Angela Merkel qui soutient ce projet.

C’est au tour du ministre de l'Economie et vice-chancelier allemand (parti social-démocrate) de remettre en question le Tafta. Ainsi il déclare : "Les discussions ont échoué, parce que nous, les Européens, ne voulions pas nous soumettre aux exigences américaines".  Derrière ce rejet du traité c’est avant tout les batailles alimentaires qui bloquent l'accord commercial UE-États-Unis.

Aux lendemains de son élection, Donald Trump, met un terme aux négociations à la fin de l'année 2016. Cet enterrement des négociations permet aux européens de préserver leurs standards de protection de l’environnement et de la sécurité alimentaire.  La démocratie européenne est ainsi sauvée puisque les Etats-Unis, sans cet accord, ne peuvent pas avoir de droit de regard sur les textes législatifs européens avant même qu’ils soient soumis au parlement. 

Les Européens remportent une nouvelle bataille contre les Américains qui n’ont pas encore dit leur dernier mot… Face à l’essor de la Chine, du Brésil, de l’Inde et d’autres économies « en développement », cet accord transatlantique redevient un véritable enjeu stratégique pour les Etats-Unis qui souhaitent préserver leur hégémonie dans l’économie mondiale.

Des négociations relancées quelques années plus tard

Malgré des années tumultueuses sur le plan politique et commercial, l’UE est restée le plus grand partenaire des Etats-Unis d'Amérique. En 2019, les revenus des sociétés américaines affiliées en Europe ont atteint la valeur inédite de 298 milliards de dollars, tandis que les revenus des sociétés européennes affiliées aux États-Unis s’élevaient à 134 milliards d’euros. C’est dans ce contexte défavorable aux Européens que le 15 avril 2019, les États membres de l’Union européenne donnent leur accord à la réouverture de négociations commerciales avec les États-Unis, malgré l’opposition du président français, Emmanuel Macron et la méfiance des eurodéputés.

La Commission européenne a été mandatée par le conseil européen pour négocier deux accords avec les États-Unis :

. Un accord commercial pour supprimer les droits de douane sur les produits industriels

. Un accord sur l’élimination des obstacles non tarifaires.

Malgré le souhait des Etats-Unis d’inclure le domaine de l’agriculture dans le cadre de l’accord, ce dernier reste provisoirement exclu des négociations en raison des nombreuses divergences.  La politique protectionniste de Donald Trump figea une nouvelle fois les négociations mais l’arrivée au pouvoir du président démocrate Joe Biden changea la donne.

Soucieux de renouer les liens avec l’UE, Joe Biden a annoncé le 20 février 2021, lors d’un sommet virtuel du G7,  le retour de l’alliance transatlantique, mais cette fois-ci, avec de nouveaux enjeux comme le numérique. Européens et Américains sont alors parvenus à une percée dans les négociations commerciales lors d’un appel téléphonique entre la présidente de la Commission européenne Ursula Von Der Leyen et le président américain, en levant le 5 mars 2021 les barrières douanières imposées à la suite du contentieux Boeing-Airbus. La commission européenne a proposé de créer un conseil du commerce et de la technologie avec la Maison Blanche afin de surmonter les défis numériques posés par les géants technologiques que sont les GAFAM. Mais l’imposition de l’économie numérique demeure néanmoins un sujet de discorde entre Bruxelles et Washington.

 

Laurent Cimadomo