Bilan sur la guerre de l’information entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan

La guerre entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan dans le Haut-Karabagh constitue un sujet d’étude pour nombre de chercheurs et analystes. Le conflit a levé le voile sur certains sujets « oubliés » (comme la finalité probable de tous les conflits larvés liés à la chute de l’URSS en 1991) et fait office de nouvelle jurisprudence sur d’autres (comme le destin tragique des armées conventionnelles du siècle passé face aux nouvelles technologies de l’industrie de la défense). Mais l’aspect le plus novateur de cette guerre fût incontestablement observé sur un espace loin des tranchées et pièces d’artillerie : Internet et les réseaux sociaux.

Une guerre économique déguisée en guerre « territoriale » et « ethnique »

Le Haut-Karabagh est une terre encore désolée par les affrontements de la fin des années 1990 et son annexation par l’Arménie. La région est peuplée en majeure partie d’Arméniens (99,7% de la population en 2005) mais revendiquée par l’Azerbaïdjan depuis sa perte comme faisant légitimement partie de son territoire. C’est sur cette trame de fond que se lanceront les hostilités entre les deux pays dès le 27 Septembre 2020.

Mais loin des seules perspectives ethniques et nationalistes mises en avant par les belligérants, c’est aussi sur fond de guerre économique et énergétique que l’Azerbaïdjan lance l’offensive. En effet depuis 1994, la région autonome du Nakchivan, dépendante de l’Azerbaïdjan, est totalement isolée du reste du pays. Le pipeline de gaz naturel allant de l’Azerbaïdjan vers le Nakchivan est donc perturbé et voit les quantités de gaz transportées considérablement réduites, rendant cette région stratégique pour les Azéris, car frontalière avec la Turquie et l’Iran, « inutilisable ».

Cette volonté de remettre à jour l’idée d’un pipeline traversant le sud de l’Azerbaïdjan via le Nakhchivan ne restera pas longtemps caché puisque le 1er décembre 2020, le Ministre de l’Energie Turque Fatih Dönmez déclare à l’occasion d’une cérémonie autour du nouveau projet de pipeline reliant la Turquie au Nakhchivan, et en présence de son alter égo Azéri, Parvitz Shahbazov : « Une des blessures causées par l’invasion du Karabakh sera guérie avec le gaz qui sera délivré dans la région depuis Igdir ».

De la légitimation jusqu’à l’intimidation

Cette composant économique et énergétique du conflit sera totalement occultée par les deux parties, les Azéris revendiquant plutôt la récupération d’un territoire injustement perdu, et les Arméniens la défense d’une population martyrisée, ravivant les sombres mémoires du génocide commis au début du XXème siècle contre sa population.

Cette volonté de masquer les intérêts économiques Azéris d’un côté, et d’éviter de relancer le sujet de fond du Haut-Karabagh pour les Arméniens de l’autre, se retrouve d’ailleurs dans l’ouverture même du conflit, chaque camp annonçant répondre à des hostilités perpétrées par l’autre dans un fracas médiatique incohérent.

Dès lors, une guerre de l’information dont l’intensité ne fera qu’évoluer de manière exponentielle tout au long du conflit s’engage. Arméniens et soutiens occidentaux s’emploient à dénoncer les intentions belliqueuses des Azéris, soutenus par la Turquie, à travers les médias occidentaux et la mobilisation de la diaspora arménienne sur les réseaux sociaux, espérant ainsi stimuler leurs soutiens et déclencher une intervention de la communauté internationale en leur faveur. Le fait que la France, la Russie et les Etats-Unis soient co-présidents du groupe de Minsk, en charge de la résolution du conflit autour du Haut-Karabagh suscite ainsi de nombreux espoirs, ces pays étant également les trois plus gros refuges de la diaspora arménienne à l’international. La majeure partie des médias se concentrent d’ailleurs du côté Arménien, ce que l’Azerbaïdjan et la Turquie ne tarderont pas à dénoncer.

De leur côté, Azéris et Turques s’affairement également à mobiliser leurs diasporas en insistant sur la résolution des Nations Unies légitimant le Haut-Karabagh comme territoire Azéri sur fond de déni du génocide arménien et de retour légitime des populations Azéri dans la région (environ 400,000 personnes), ces derniers ayant fui le territoire à la fin du conflit en 1994.

La guerre de l’information semble pendant un instant gagnée par l’Arménie, qui bénéficie de puissants soutien via sa diaspora (comme la sortie par le célébrissime groupe de néo-métal arménien System of A Down d’un nouveau clip portant sur le conflit, après 15 ans d’absence. Des artistes bénéficiant de larges audiences, d’origine Arménienne comme Kim Kardashian ou favorables à la cause, comme Cardi B, se manifestent via les réseaux sociaux en faveur de l’Arménie, appelant la communauté internationale à leur porter assistance, effectuant des dons conséquents tout en dénonçant par la même les attaques ad hominem sur la toile des supporters du camp opposé.

Le renversement de situation

C’est pourtant bien l’Azerbaïdjan qui reprend le dessus. En combinant succès opérationnels à une communication douloureusement efficace sur ses réussites militaires, via la publication de nombreuses vidéos montrant ses frappes de drones anéantir l’armée vieillissante de l’Arménie, les Azéris parviennent à enhardir leurs soutiens. L’implication de la diaspora turque en soutient à la légitimité du conflit selon la perspective Azérie parvient même à « retourner » certains des soutiens d’influence de l’Arménie sur les réseaux sociaux, comme la chanteuse Cardi B (17 millions d’abonnés Twitter), qui finira par s’excuser d’être « intervenue » dans le conflit.

Enfin, la récupération de la défense des Arméniens par les milieux d’extrême droite européens  et l’alignement d’Israël aux côtés de l’Azerbaïdjan, dont l’Etat hébreu importe 40% de son gaz et qui contribue à 60% de ses importations d’armement, finit de plonger les Occidentaux dans le doute et d’achever la guerre de l’information au profit des Azéris. Le dernier recours des Arméniens réside dans l’allié russe, avec qui l’Arménie à un pacte de défense. Néanmoins les récents discours anti-russe, l’emprisonnement de l’ex-président Kotcharian réputé proche du Kremlin et les poursuites judiciaires engagées contre Gazprom par le pouvoir Arménien vont réduire cet espoir à néant. La Russie, loin de porter assistance à son allié, se cantonne à un rôle d’observateur en s’assurant que le conflit reste circonscrit au Haut-Karabagh avec un double objectif : donner une leçon que le Kremlin estime « bien méritée » à l’Arménie, tout en maintenant ses obligations au titre de son pacte de défense dont la région autonome du Haut-Karabagh ne fait pas partie (le territoire autonome n’étant reconnu par aucun état, y compris l’Arménie).

Le point faible de la légitimité arménienne

Il est fort probable que si l’Arménie avait réussi à gagner cette guerre de l’information et à stimuler un soutien occidental plus important, en jouant notamment sur les relations extrêmement tendues que les pays occidentaux entretiennent avec le principal soutien de l’Azerbaïdjan dans ce conflit, la Turquie, le résultat aurait pu être différent. Néanmoins l’absence d’un socle légal de légitimation arménien concernant le Haut-Karabagh au regard du droit international a obligé ces derniers à jouer leur seule carte de mémoire des atrocités de 1915, ce qui suffit à mobiliser les cœurs d’une partie de leurs soutiens mais fut loin d’être suffisant pour déclencher cette intervention militaire internationale tant désirée. En définitif, la stratégie et les moyens employés par l’Azerbaïdjan ainsi que le manque de préparation en amont de l’Arménie à une telle offensive furent décisifs dans ce conflit, symbole malgré lui d’une nouvelle ère d’engagements armés mélangeant les espaces de confrontation et les grilles de lecture.

Néanmoins, le traumatisme infligé aux Arméniens par ce conflit et la défaite éclair de leurs forces armées laissent présager qu’il est loin d’être entièrement terminé, comme en attestent les manifestations appelant à la démission du Premier Ministre arménien Nikol Pachinian suite à sa « mauvaise gestion » du conflit. Les poursuites judiciaires engagés par les deux pays sur des crimes de guerre et la médiatisation sur l’implication de mercenaires venus de l’étranger de part et d’autre. Ces éléments préludent également d’une nouvelle guerre de l’information sur le conflit entre les deux pays, qui est loin d’être terminé.

 

Stefan Marre
Auditeur de la 36ème promotion MSIE