Comment COVAX a favorisé l’autoroute de la diplomatie vaccinale dans le bassin caribéen

Disclaimer : le cas d’Haïti, pouvant relever d’une analyse distincte à part entière, a volontairement été éludé dans cet article.

Très souvent associée voire diluée dans l’Amérique latine, la Caraïbe, définie parfois comme la Méditerranée américaine, est un espace géographique complexe dont les frontières sont variables. Ses diverses singularités en font pourtant un espace unique. Ses limites font elles-mêmes l’objet de dynamiques géopolitiques et socio-culturelles non négligeables. Sans définition parfaite, la Caraïbe se définit par l’approche qu’en ont les grandes puissances, et par celle(s) de ses populations et diasporas. Dans le cadre de cet essai, nous prendrons pour définition de la Caraïbe (espace caribéen) celle de la Grande Caraïbe, correspondant à l’ensemble entre le Suriname et la Guyane française au sud, le Belize à l'ouest, et l’arc insulaire caribéen avec la Jamaïque, Cuba et les Bahamas au nord. On notera que ce périmètre permet d’inclure l’ensemble des pays de la CARICOM (communauté caribéenne, une organisation supranationale regroupant des Etats membres caribéens anglophones dont Belize et le Guyana, le Suriname et Haïti, des territoires membres associés et des territoires ou pays observateurs). Cette organisation regroupe aussi les économies les plus importantes de l’espace caribéen. S’y associe un marché unique, analogue à l’espace Schengen en Europe. La CARICOM ne doit pas être pas confondue avec l’OECS (Organisation des Etats de la Caraïbe Orientale, OECO) qui est une organisation dédiée à l’intégration régionale, l’harmonisation et l’intégration économique entre plusieurs pays et dépendances des Petites Antilles.

Le positionnement de carrefour, l’histoire, et la caractéristique de « troisième frontière des Etats-Unis » de la Caraïbe en font un terrain de jeu de guerre économique pour les grandes puissances historiques, historiquement trusté par les Etats-Unis. En effet, l’influence, l’action et la présence de  la première puissance mondiale sont très fortement palpables dans la région (monnaie, flux migratoires et financiers, présence des multinationales, investissements, …). Pourtant, depuis le début des années 2000, elle est défiée par l’accroissement de la présence chinoise dans le bassin[1],[2]. Quant à l’Europe, pourtant historiquement dominante par ses anciennes colonies, elle n’occupe plus qu’une place marginale par ses territoires ultrapériphériques (territoires britanniques lorsque le Royaume-Uni appartenait encore à l’UE, les territoires français et les territoires néerlandais). Face aux Etats-Unis d'Amérique, elle a moins su tirer parti de ses territoires caribéens du Commonwealth, pourtant en majorité dans le bassin, et des différents programmes partenariat. La guerre économique qui se déroule dans l’espace caribéen entre les grandes puissances passe quasiment inaperçue sur le plan mondial, pourtant elle fait bien rage[3]. Discrète et petite région sur le plan international, elle a su et sait faire de ses limites des opportunités d’innovation et de positionnement[4], qui doivent lui permettre à terme d’être une région déterminante sur l’échiquier géopolitique a minima.

La pandémie de COVID-19 qui ébranle le monde entier depuis 2020, ne laisse pas la Caraïbe en reste. Pis, elle a permis l’émergence d’un nouveau domaine d’affrontement pour les grandes puissances dans cette région du monde : la diplomatie vaccinale.  Qui sont les parties prenantes et quels sont leurs intérêts ? Comment la guerre informationnelle s’intègre-t-elle dans la stratégie diplomatique ?

Une préoccupation de santé publique pour les territoires caribéens qui favorisent le renforcement de jeux d’acteurs

L’espace caribéen, ce sont 16 pays, et 24 dépendances pour un total de près de 44 millions d’habitants. Les économies caribéennes ont très majoritairement fait du tourisme l’un des piliers de leur économie (y compris Cuba). Avec la pandémie, elles ont tôt fait de fermer leurs frontières pour protéger leurs populations et s’organiser. Le ralentissement voire l’arrêt des flux mondiaux de mondiaux de passagers ont conséquemment impacté leurs économies : une baisse de 9% du PIB en 2020 a été observée dans les pays caribéens dépendant du tourisme, malgré la réouverture temporaire mi-2020 des frontières des pays qui a vu l’épidémie repartir à la hausse dans la région. Pour exemple, la Jamaïque a perdu 70% de ses revenus générés par le tourisme (90% pour la Barbade).

Les configurations territoriale, démographique et économique de la Grande Caraïbe et de ses territoires à titre individuel les rendent particulièrement vulnérables face à une pandémie d’une ampleur encore jamais connue. Au niveau local et régional, il est primordial de gérer rapidement et efficacement l’évolution de l’épidémie, qui frappe de plein fouet, mais de façon disparate les différents territoires. Quelques territoires font figure d’exception, comme la Dominique qui dénombre aujourd’hui moins de 300 cas sur ses 70 000 habitants, et aucun mort. Trinidad-et-Tobago, l’une des économies majeures d’une population de 1 208 570 habitants, voit 2% de sa population touchée par le COVID-19 avec un taux de mortalité de 2,6%. Au Panama, économie moins florissante à la population plus importante, a passé la barre des 10% de sa population touchée. De façon générale, la Caraïbe continentale centraméricaine est plus touchée que la Caraïbe insulaire (dans laquelle la République dominicaine représente à elle seule environ la moitié des cas et des décès). Par conséquent, la vaccination apparaît comme le ciment de la rapide relance de l’espace caribéen dans son ensemble, en s’appuyant sur l’intégration et la coopération intrarégionale et internationale.

Très rapidement à la déclaration de la pandémie, des échiquiers politico-économiques et des jeux d’acteurs se sont mis en place dans l’espace caribéen. La CARICOM s’est très vite impliquée et positionnée comme relais sur la scène internationale des attentes du bassin caribéen. Elle s’appuyait notamment sur la CARPHA (CAribbean Regional Public Health Agency), son organe en charge de la santé publique dans la communauté caribéenne. Interface entre les autres organisations internationales et les gouvernements, elle assure la coordination et la conclusion de partenariats. Actives et vocales, la CARPHA et la CARICOM se sont très vite constituées en acteurs de terrain et incontournables dans la région, appuyées souvent par la PAHO (Pan American Health Organisation), la filiale régionale de l’OMS, très (trop) institutionnelle. 9 mois après le début de la pandémie, la CARPHA et la PAHO signent une collaboration pour le partage d’informations non publiques concernant les médicaments et les vaccins relatifs à la COVID-19. Cette collaboration s’inscrit dans la continuité du partenariat annoncé incluant aussi des fonds Européens (issus du don de 8 millions d’euros) pour « assurer l’accès équitable des Etats Caribéens aux vaccins », en les aidant à payer leurs obligations auprès de Gavi, l’administrateur du dispositif COVAX.

COVAX, tel que décrit par l’OMS[5], est « le pilier vaccinal du Dispositif pour accélérer l’accès aux outils de lutte contre la COVID-19, ou l’Accélérateur ACT, […] visant à accélérer la production et l’égalité d’accès aux produits de diagnostic, aux traitements et aux vaccins contre la COVID-19, y inclus pour les pays les plus pauvres. » Son objectif est de mettre d’ici fin 2021 2 milliards de doses de vaccin contre la COVID-19 dans tous les pays du monde, avec la coordination de l’Alliance du Vaccin (Gavi), le CEPI, l’OMS, et UNICEF. Malheureusement, le dispositif est victime de son succès avant même le point culminant de sa raison d’être : la livraison de vaccins. La première liste d’attribution des vaccins via COVAX ne sera publiée qu’en mars 2021, avec des retards de livraison dans le monde entier. Les premiers à en pâtir seront les plus petits pays qui, sans organisation parallèle, sont dans l’incapacité de mettre en place la vaccination. Les pays de la Communauté Caribéenne ont été pleinement confrontés à ce problème.

La Chine se positionne très vite auprès des territoires caribéens, opère une action frontale, non sans garantie pour elle

Après la « diplomatie des masques » initiée en 2020, la Chine a amorcé une diplomatie sanitaire auprès des pays de l’Amérique Latine et de la Caraïbe (ALC) avec la mise en place de prêts et autres aides financières. S’en est rapidement suivie l’organisation d’une logistique de dons et de vente en direct de doses de vaccins aux pays de l’ALC, particulièrement fragilisés et aux capacités de gestion de la crise limitées. L’été 2020, la région est déclarée par l’OMS comme l’épicentre de l’épidémie.

Alors que le dispositif COVAX mettait du temps à se mettre en place et se déployer, et montrait déjà des signes de faiblesse, les Chinois se sont constitués comme partenaires alternatifs de ces pays, avec des solutions complètes (financement, apport d’expertises, vaccins, logistique, …).

La Chine martèle que le rapprochement avec ces pays en voie de développement est une action pour le « bien public », et que les vaccins en sont. Ainsi, en janvier 2021, Xi Jinping déclarait que "la Chine continuera à partager son expérience avec d'autres pays, fera de son mieux pour aider les pays et les régions qui sont les moins préparés à la pandémie, et œuvrer à une plus grande accessibilité ainsi qu'à un meilleur prix des vaccins contre le COVID-19 dans les pays en développement", ajoutant espérer que ces efforts" contribueront à une victoire rapide et complète sur le nouveau coronavirus dans le monde ».

En décembre 2020, la Chine a tenu un sommet avec les pays caribéens avec lesquels elle entretient des relations diplomatiques (dont Trinidad-et-Tobago, économie caribéenne majeure) afin d’élaborer leur action coordonnée et solidaire face à la COVID, notamment en termes de vaccins[6]. Cette manoeuvre ne s’est pas immédiatement suivie d’effets, en clair de livraisons de vaccins, mais a préparé le terrain. Certains de ces pays (comme le Guyana, Trinidad-et-Tobago et St Vincent des Grenadines) ont aujourd’hui reçu des cargaisons de doses. La République dominicaine a pour sa part reçu 1 000 000 de doses de la Chine (10 millions d’habitants), alors que seules 14 000 doses issues de COVAX étaient livrées en Jamaïque (3 millions d’habitants). Dès juillet 2020, elle annonce un prêt d’1 milliard de dollars à 13 pays d’ALC pour faciliter leurs accès aux vaccins contre la COVID-19[7]. Les conditions de ce prêt ne filtreront pas. Enfin, dès la fin de l’année 2020, on assistera aux premières livraisons chinoises de vaccins en Amérique latine, alors qu’il faudra attendre le premier trimestre 2021 pour les pays de la Caraïbe. En effet, ces derniers ont fait le choix de s’appuyer largement sur le dispositif COVAX, qui a pris du retard, les amenant à repenser leurs stratégies.

L’organisation très rapide de la Chine et sa capacité à se déployer sonnent comme des coups d’avance sur le bloc occidental (en particulier son grand rival les USA), qui lui met du temps à s’organise, définir une stratégie et la rendre opérationnelle.

Comme à son habitude dans la région[8], elle ne s’encombre pas trop des canaux traditionnels (BID, Banque mondiale… mais utilise le dispositif COVAX) et passe en direct auprès des gouvernements latinoaméricains et caribéens, et des organisations supranationales. A tel point qu’aujourd’hui, plus de la moitié des vaccins circulant en Amérique latine et dans la Caraïbe sont chinois ou russes[9].

La présence et la diligence des Chinois auprès des caribéens n’est pas désintéressée. Elle lui permet de redorer son image, valoriser son expertise en biotechnologie et par-dessus tout renforcer son empreinte dans la région. Il s’avère rapidement que cet accompagnement n’est bien sûr pas gratuit mais surtout la Chine fait pression sur les pays par les vaccins en réponse à leurs relations avec Taïwan[10] entre autres. De plus, l’action chinoise semble souligner plus fortement ses ambitions dans la région, mais aussi la mise en place de routes de la soie de la santé vers la région ALC, et en particulier la Caraïbe avec la Jamaïque, Trinidad-&-Tobago, qui en sont des économies majeures.

On notera en particulier le très symbolique exemple du Guyana, qui a délivré une autorisation d’utilisation d’urgence pour les vaccins Sinopharm (CN) et Sputnik V (RU) et s’est vu offrir 20 000 doses du vaccin de Sinopharm[11] de la part de la Chine en mars 2021. Selon l’Ambassadeur chinois sur place, Chen Xilai, cette opération « ouvre un nouveau chapitre à une coopération bilatérale entre les deux pays ». La chronologie des évènements révèle que ce don interviendrait après la suspension de l’accord permettant à Taïwan dy installer une chambre de commerce suite à la demande de la Chine au Guyana de « corriger son erreur »[12]. Si historiquement, l’influence chinoise est considérée comme faible dans les pays reconnaissant Taïwan, le Guyana revêt un double enjeu pour le géant asiatique : il constitue le siège de la CARICOM, organisation internationale des Etats caribéens avec ses émanations thématiques, et est pressenti pour être l’un des prochains producteurs majeurs de pétrole au monde.

Cette posture chinoise est initialement majoritairement dénoncée par des médias et organisations affiliées aux Etats-Unis[13],[14],[15] mais aussi par des Etats asiatiques. Les médias européens se sont par la suite engouffrés dans le sillage. 

Les attaques informationnelles et cognitives des Américains par des intermédiaires, devancés par la Chine et la Russie

Rappelons que les Etats-Unis ont longtemps considéré l’espace caribéen comme leur espace Outre-Mer, par le biais d’ONG, mais aussi d’institutions financières, de programmes d’études et plus sournoisement, mais significativement d’organisations religieuses notamment évangéliques. Sur le plan COVID-19, le dispositif COVAX ne montre pas son plein potentiel avec des retards et des livraisons non honorées, alors que la demande presse dans le bassin caribéen. Actuellement, avec désormais plus d’un vaccin sur 2 en Amérique latine et dans la Caraïbe étant un vaccin non occidental, les Etats-Unis notamment se sont fait devancer. Dans la Caraïbe stricto sensu, le rapport est plus équilibré et donc à préserver pour le bloc occidental.

Après l’investiture de Joe Biden, une course à la diplomatie vaccinale américaine qui ne veut pas dire son nom, s’amorce-t-elle aussi, de façon plus nuancée. En 2021, après des mois de mise en retrait sur la question de la coopération internationale[16], le gouvernement américain annonce le don de 500 millions de doses de vaccin à destination des pays les plus nécessiteux, dont plus de 14 millions adressés à l’ALC. Tardive avec une configuration déjà en sa défaveur, elle vient surtout en réaction aux manoeuvres chinoises. La stratégie de guerre de l’information mise en place pour servir la diplomatie vaccinale américaine repose sur 4 axes, d’importance différente.

1.Décrédibiliser l’action chinoise

Il s’agit de mener de façon implicite ces opérations d’information en recourant à des intermédiaires et en usant des éléments de langage, avec lesquels les Etats-Unis déplacent le curseur. Il est intéressant de noter que les Américains et leurs alliés, sont prompts à dénoncer la démarche faussement solidaire de la Chine et la diplomatie vaccinale. On pourrait presque parler de plainte américaine. Alors même que les Américains évitent voire réfutent cette association pour eux-mêmes, ils parlent de solidarité internationale et de responsabilité de leur Etat.

2.Semer le doute et orienter l’opinion publique

 Miami Hérald, premier journal de la Floride du Sud, consacre plusieurs dizaines d’articles aux vaccins et à l’évolution de l’épidémie dans la Caraïbe et en Amérique latine. Cela fait sens du fait de la proportion de la communauté latinoaméricaine et caribéenne en Floride, et de la large diffusion de ce journal dans la zone ALC. L’analyse des articles traitant de la Chine et de la Russie montrent une dégradation insidieuse de l’image de ces pays, en associant leur action exclusivement à une volonté d’influence : «  Russia and China have made inroads in Latin America and the Caribbean in distributing COVID-19 vaccines » , « While the United States focused inward, Russia and China aggressively exploited the off-putting U.S. policy by engaging in so-called vaccine diplomacy »; « China and Russia, which have been looking to cement their influence in Latin America and the Caribbean ».L’appui d’organisations tels que le think-thank The Atlantic Council (financé par l’OTAN et les Etats-Unis d’Amérique) est précieux. En effet, le contenu qu’ils produisent (tribune dans Miami Hérald[17], consultation publique interpellante sur le site Web[18], webinaires, …) s’attellent à semer le doute sur le bien-fondé de l’action chinoise et de l’efficacité de ses vaccins[19].

Il s’agit bien d’un enjeu majeur identifié, quand ce même directeur du centre latino-américain de l’Atlantic Council, signataire de la tribune dans le Miami Hérald déclare au Financial Time : « The US has an opportunity to surpass China and regain our footing but it needs to get doses to Latin America ASAP.”

On remarquera d’autres initiatives similaires, bien plus discrètes, comme l’« observatoire » de la manipulation par les réseaux sociaux et de la désinformation sur la Covid-19 de l’ASPI (think-tank australien dit indépendant et non partisan, largement financé par les fonds publics), dont 10% environ des financements[20]proviennent du Département d’Etat et du Ministère de la Défense Américains (dont une partie est fléchée sur le mapping des géants de la technologie en Chine). Ces rapports mettent quasi-exclusivement en évidence des tentatives russes et chinoises de manipulation de l’information. Qui donc n’est pas si désintéressé qu’il veut le faire paraître ?

3. User de l’encerclement et de biais cognitifs

L’usage de la diplomatie publique à destination des pays caribéens est aussi un des moyens mis en œuvre mis en place par les USA, après une longue période de silence radio à la suite des sollicitations caribéennes. Ainsi, Kamala Harris, d’ascendance jamaïcaine et indienne, de culture caribéenne-américaine et indocaribéenne, s’est entretenue par téléphone début juin 2021 avec le président de la CARICOM, Keith Rowley, pour l’informer que la communauté caribéenne fera partie des 4 destinataires des 25 premiers millions de doses des 80 qui seront distribuées par les Etats-Unis d'Amérique d’ici fin juin. Chacun des 4 chefs de l’exécutif (CARICOM, Guatemala, Mexique et Inde) a convenu avec la VP de « continuer à travailler ensemble pour lutter contre le COVID-19 et faire avancer leurs intérêts mutuels dans le monde. » Plus largement, cet héritage multiple de Kamala Harris est un atout dans la consolidation des relations USA-Caraïbe et le renforcement de la politique étrangère américaine dans la région.

De plus, alors que le rôle important que devait jouer la Banque Interaméricaine de Développement (IADB) dans la gestion de la situation COVID et la résilience des pays de la zone ALC a très tôt été souligné, le président Trump contrevenait aux pratiques traditionnelles en proposant son conseiller, comme candidat à la présidence de l’IADB en septembre 2020. Ce choix faisait émerger un sentiment d’affront et de renforcement de la mainmise américaine sur la région et ses institutions (les USA sont les principaux financeurs de l’IADB). D’un autre côté, elle ternissait l’engagement effectif de l’IADB auprès de la communauté caribéenne. L’IADB contrebalance rapidement cet épisode avec une production de contenus conséquente et continue sur la situation COVID (données en temps quasi réel, rapports, outils de data visualisation), comme on peut le constater par exemple avec le tableau de bord de suivi des actions et flux financiers en réponse à la COVID-19 ci-dessous (paramètre pour la zone Grande Caraïbe). Il permet de constater que 3,1 Mds$ ont été fléchés pour la gestion de la situation COVID pour l’espace caribéen. 

Adressés tant aux institutionnels, organisations qu’au grand public, ces contenus et outils participent indirectement au rayonnement du bailleur américain, tout en invisibilisant les forces russes et surtout chinoises en place (cf section suivante).

4. Rendre invisible les efforts du géant asiatique dans sa diffusion d’information

Dans une bien moindre mesure, l’une des manœuvres informationnelles que l’on peut noter de la part des Américains, est de limiter le plus possible la résonance de son rival sur la place publique. A ce titre, il était intéressant de constater que le site de l’Ambassade US à la Barbade, récapitulant les modalités d’entrées, de sortie et de vaccination pour chacun des pays de l’OECS, ne mentionne pas à ses visiteurs la disponibilité des vaccins chinois dans les pays caribéens dans lesquels ils résident ou qu’ils visitent. Ainsi, seuls les vaccins Pfizer, AstraZeneca et AstraZeneca/Covishield (pour lequel l’Europe n’a su pas su s’éviter une nouvelle polémique à la réouverture de ses frontières) ont droit de cité.

Les pays caribéens tentent de tirer leur épingle du jeu dans le cadre de la diplomatie vaccinale dont ils font l’objet

L’analyse des données socioéconomiques (population, PIB, …) et de l’évolution de la pandémie (nombre de cas, taux de mortalité, décès, hospitalisations, …) des différentes territoires du bassin caribéen confirme l’existence de grandes disparités. Malgré tout, on constate que le taux de mortalité moyen (1,8%) dans la région est légèrement inférieur au taux moyen mondial. Par ailleurs, les plus petits pays ont des couvertures vaccinales (schéma vaccinal complet) supérieurs à 40% avec une moyenne de 14% pour l’espace caribéen. Cela place la région au-dessus de la moyenne mondiale et dans la moyenne sud-américaine.

Ceci permet de souligner que si l’enjeu de santé publique, en dépit des disparités d’accès aux vaccins (en approvisionnement) est bien réel dans la Caraïbe, il est moindre par rapport à un enjeu économique certain, politique. Il semble aussi moindre en termes d’image en termes de gestion de crise et d’expertise à faire valoir par la suite sur la coopération et la coordination de pays considérés comme étant en développement.

Se saisissant de ces enjeux, il s’agit pour la Caraïbe d’utiliser les manoeuvres diplomatiques des grandes puissances sur son territoire et de rééquilibrer des forces fort/faible qui les lie historiquement. La course à l’accès aux vaccins, la crise sanitaire deviennent donc un outil politique aussi pour la Caraïbe sur la scène internationale tout en étant une occasion d’affirmer et visibiliser cette petite région du monde dans les organisations.

Pour ce faire, elle semble utiliser trois leviers à disposition. En premier lieu, ses sièges et votes dans les organisations internationales auxquelles ses membres participent. Les pays de la Caraïbe ont l’avantage du nombre dans le groupe des Etats de l’Amérique Latine et de la Caraïbe (ALC) des Nations Unis. Ainsi, les pays caribéens représentent un enjeu en termes d'alliances géopolitiques et stratégiques (toutes proportions gardées face à l'Afrique et l'Asie, en nombre, influence et poids économique). Ensuite, la valorisation de leur position stratégique comme porte d’entrée des Amériques et des routes maritimes qui la traversent très empruntées, et un objet de convoitise des grandes puissance. Enfin, l’envoi d’un signal d’une potentielle constitution d’un « nouveau » front, en se rapprochant de puissances « alternatives » et/ou émergentes, dites « des Suds » et en renforçant leurs relations.

En résumé, les Etats caribéens, en particulier ceux associés à la CARICOM (clairement identifiée pendant cette pandémie) disposent d’une part d’un petit système de « contre-pression » collectif, appuyé de leur solidarité géographique, politique et culturelle.

La manière dont la Caraïbe prend en compte ces jeux d’influence

Aussi, dans ce contexte d’affrontement des grandes puissances par le biais de diplomatie vaccinale, la Caraïbe met en concurrence leurs intérêts d’influence (si tant est qu’elle ne finisse pas perdante à ce jeu) pour faire jouer les siens avec 3 grandes actions.

1. Elle prend position, parfois fermement, sur les failles. Dans le contexte COVID, tout en s’appuyant en partie sur le dispositif COVAX, les Etats Caribéens n’hésitent pas à témoigner[21] des limites, des engagements non honorés par COVAX, et des disparités d’accès aux vaccins notamment, et sur les mesures qu’ils doivent prendre en conséquence (commande en direct, organisations internes afin de vacciner leur population, appel à des alliés), comme le souligne très bien Bert Hoffman pour la fondation politique allemande IPS[22]. Le Premier Ministre jamaïquain dira même : « Les pays développées se sont accaparés du vaccin. Avec une meilleure organisation, on aurait pu partager les doses partout dans le monde. »

2. Elle active divers canaux et pistes et le fait savoir. Conscients de leurs atouts, et de leurs possibilités d’organisation en interne, les pays de la Caraïbe activent leurs différents leviers dans le cadre de la diplomatie vaccinale : ils en appellent à l’Inde, sécurisent des doses auprès de la Chine, de la Russie et des Etats-Unis d'Amérique au travers d’accords en direct[23],[24] … tout en rappelant leurs attentes liées à COVAX, et en félicitant les initiatives des circuits conventionnels (accord PAHO/CARPHA/EU, déblocage de fonds de la Banque InterAméricaine de Développement, …) dont elle sera bénéficiaire.

3. Le joker Cuba : se faire pionnière d’un accord avec Cuba pour la diffusion de son vaccin. Les pays caribéens s’appuient aussi sur les avancées de Cuba, seul pays du « Sud » américain élaborant et produisant un vaccin. Cuba qui travaille actuellement sur 5 vaccins candidats[25] et pour lesquels le CARICOM et les pays latinoaméricains manifestent un vif intérêt qu’ils n’hésitent pas à clamer[26]. On peut en déduire deux causes. En premier lieu, l’ancrage territorial et identitaire fort de Cuba dans le bassin caribéen et latino-américain. Les caribéens éprouvent une certaine fierté à la conception, la production et utilisation d’un ou plusieurs vaccins issus du bassin, en réponse à un besoin difficilement adressé sur le plan national. Par ailleurs, de longue date, Cuba a mis en place une coopération avec ses voisins, notamment sur le plan de la recherche et de la médecine, entre autres par des programmes d’échanges, l’envoi de ses médecins dans divers pays de la région. Elle s’appuie aujourd’hui sur les relations de confiance et d’influence qu’elle a construites, et, sans jamais citer les vaccins concurrents, souligne les différentes promesses de ses vaccins, à différents stades d’élaboration. On en retient trois principalement sur les 5 : Abdala (92,8% d’efficacité après 2 doses), Soberana (62% d’efficacité après 2 des 3 doses) et Mambisa (vaccin en spray nasal)

Enfin, cette production cubaine fait écho à l’appel du FMI à investir dans l’augmentation de la capacité de production locale dans le secteur pharmaceutique en Amérique latine. La progression cubaine permet de la faire émerger comme l’un des nouveaux sites de production expert dans la zone [1] 

L’Europe, à la traîne dans cette guerre de l’information ?

L’Europe, ou du moins l’Union Européenne, est anecdotiquement présente dans cet affrontement informationnel et d'influence dans cette région, dans la continuité de sa présence dans la guerre économique qui s’y déroule depuis plusieurs décennies. Au vu de l’action chinoise, on ne peut lui prêter l’excuse de la distance géographique. Elle n’a pas su tirer les leçons de la faible efficacité de ses programmes d’accompagnement, principalement financiers (EU-CARIFORUM, subventions AFD, Université Francophone, …) dans son action d’influence et de guerre économique. Le manque de prospective stratégique de l’Europe et de ses Etats Membres se fait ressentir dans le bassin caribéen. De même, le manque d’initiative, en tant que bloc, vers les différentes régions en besoin, en dehors des actions de la communauté internationale peut aussi être remarqué, alors même que ses différents dirigeants martelaient la solidarité nationale et tentaient de donner le la sur la stratégie à opérer.

Si on peut saluer son action très précoce auprès de la communauté caribéenne et son impulsion dans le dispositif COVAX (totalement phagocyté par l’OMS par la suite), ses promesses, velléités de solidarité internationale ont été contredites rapidement par sa démonstration de priorités nationales, parfois vécues comme une forme d’égoïsme. En effet, la menace voilée de l’Europe d’interdire l’export des vaccins AstraZeneca[27] produits sur son sol en réponse aux retards de vaccins, n’a fait que révéler son protectionnisme et desservir sa communication. Contrairement aux USA, son rayonnement et son soft power des Etats-Unis d'Amérique n’auront pas suffi à au pire nuancer, au mieux faire oublier ce positionnement malheureux sur la scène internationale.

Par ailleurs, elle n’a pas su pérenniser, ou a minima transformer l’essai de son impulsion dans la mise en place de COVAX et son partenariat signé avec la CARPHA et la PAHO en octobre 2020. En dépit de la PAHO qui promotionne intensément le mécanisme COVAX dans la région[28], (et qui dans sa constitution est très pro-vaccin américano-européen), l’Europe ne parvient pas à se démarquer, même en tant que potentiel arbitre, ou facilitateur.

Ceci en particulier pour la France qui n’a pas su capitaliser sur sa présence dans la Caraïbe, puisque déjà aux prises avec une situation sanitaire gérée de façon plus que floue et donc mal perçue et reçue sur place. Cette gestion a pour effet d’isoler un peu plus ses territoires caribéens de leur bassin, de la coopération régionale médicale et scientifique qui s’est mise en place (les médecins cubains ne resteront finalement pas[29]) et donc d’une diplomatie vaccinale voire même sanitaire remarquable.

A noter tout de même, l’opération de coopération sur la frontière franco-surinamienne, se mettant lentement en place, avec l’apport d’oxygène et de tests antigéniques au Suriname, et appelée à se développer avec du don de matériel, voire une coopération vaccinale[30],[31]. Cette action était d’autant plus bénéfique à la Guyane car elle lui permettrait surtout de gérer la pression médicale et hospitalière sur la rive française.

Enfin, on soulignera toutefois que certains Etats Membres se sont distingués à titre individuel comme l’Espagne qui a promis 7,5 millions de doses à l’ALC, sans conditions de priorité nationale annoncées.

L’Inde, prochain acteur de la guerre économique caribéenne à compter ?

L’Inde, par le biais du Serum Institute of India, produit 60% des vaccins circulant dans le monde[32]. Ce fait lui permet d’être un contributeur majeur au dispositif COVAX. L’Institut a par ailleurs récemment reçu des financements du gouvernement indien afin d’augmenter significativement sa capacité de production pour répondre à la forte demande locale et internationale de vaccins à laquelle il avait du mal à répondre. Dans le contexte COVID, l’Inde apparait encore plus comme un fournisseur alternatif aux fournisseurs européens et américains qui ne peuvent toujours honorer leurs commandes. Par ailleurs, il est très souvent mis en avant la meilleure adéquation des vaccins produits en Inde d’un point de vue logistique aux réalités des pays à faibles revenus

En janvier 2021, la Barbade et la Jamaïque ont fait directement appel à l’Inde pour commander des doses de vaccin d’AstraZeneca/CoviShield[33], faisant suite aux retards conséquents de livraison COVAX qui mettaient en péril les programmes de vaccination des pays. Très rapidement livrés (février 2021), la Barbade a fait part du partage des doses reçues avec ses voisins ayant difficilement accès aux vaccins du fait de leur taille, comme elle l’a fait avec la Dominique (72 000 habitants environ). Cette requête, complétée de celles d’autres pays, marque le début de la diplomatie vaccinale de l’Inde, sous la forme du programme de dons de vaccins « Vaccine Maitri » (Vaccine Friendship en anglais). Celle-ci inclut d’emblée la Caraïbe dans son plan d’action. Ainsi, elle a indiqué faire don de 500 000 doses à la Caraïbe via le CARICOM.

L’intégration de la Caraïbe dans la diplomatie vaccinale de l’Inde fait sens. En effet, historiquement, la Caraïbe est un espace de migrations, venues du monde entier. Les territoires caribéens, notamment anglophones comme Trinidad-et-Tobago, mais aussi la Guadeloupe, ont connu une vague migratoire importante d’une communauté indienne, venue travailler à moindre coût dans les économies post-esclavagistes. Cette communauté s’est installée et a contribué à l’émergence des différentes sociétés et identités caribéennes, tout en maintenant un lien culturel fort avec leur terre d’origine au point d’en constituer la diaspora indo-caribéenne.

Alors même que la diaspora indienne continue de croître dans le monde et que le pays se positionne de plus en plus comme expert de rang mondial dans le domaine des biotechnologies, la diplomatie vaccinale de l’Inde n’est pas pure charité. Elle lui permet de se constituer, d’être identifiée comme un partenaire de choix des pays en voie de développement, ou au moins non perçus comme étant de premier rang. Dans une démarche d’expansion de son influence et de son soft power, avec l’appui de « petites » nations siégeant et votant dans les organisations nationales, l’Inde pourrait peut-être prétendre à un siège au Conseil de Sécurité et se poser comme l’alternative émergente et pérenne à la Chine.  Il sera intéressant de veiller à l’évolution de la diplomatie vaccinale indienne dans la zone ALC et d’en mesurer les effets.

La pandémie de COVID-19 a contribué à générer un nouveau champ de guerre informationnelle dans l’espace caribéen, qui reste discret, mais dont les effets sont visibles. Alors que l’OMS feint la naïveté, et désapprouve officiellement la diplomatie vaccinale[34], les Etats-Unis d'Amérique, la Chine, l’Europe et l’Inde se sont lancées avec des approches différentes. L’enjeu reste de taille pour les différentes puissances qui pourront appuyer leur influence locale, tout en devant composer avec les velléités d’affirmation locales et l’opportunité saisie par Cuba de jouer sur la scène internationale. La COVID-19 ouvre la voie à bousculer le schéma géopolitique établi depuis de nombreuses décennies.

Elodie L. Eugenie
Auditrice de la 36ème promotion MSIE

Notes

[1] CRUSE R.,2014. Une géographie populaire de la Caraïbe, Mémoires d’Encrier.

[3] The Caribbean Council, Juin 2021. Difficult choices for the Caribbea.

[4] Paul B. (2013). "La Caraïbe : des opportunités économiques institutionnellement limitées" in Cruse & Rhiney (Eds.), Caribbean Atlas.

[6] Ministère des Affaires Etrangères de la République Démocratique de Chine, Décembre 2020. Solidarity Against COVID-19 and Common Development - China and Caribbean Countries Having Diplomatic Relations with China Hold the Second Special Vice-Ministerial Meeting on COVID-19.

[7] CNN, Juillet 2020. China offers $1 billion loan to Latin America and the Caribbean for access to its Covid-19 vaccine.

[12] Global Americans, 2021. Lessons from Paraguay and Guyana’s brushes with Chinese vaccine diplomacy. https://theglobalamericans.org/2021/05/lessons-from-paraguay-and-guyanas-brushes-with-chinese-vaccine-diplomacy/.

[17] MARCZAK J. et al, Juin 2021. As Biden rolls out «vaccine diplomacy » he needs to start in our own hemisphere.

[18] The Atlantic Council, May 2021. Race to vaccinate : Chineses vaccines in Latin America and the Caribbean.

[19] Dan De Luce, Mai 2021. China is using vaccines to push its agenda in Latin America, and the U.S. is behind the curve, experts say, NBC News.

[20] ASPI. ASPI funding 2019-2020.

[21]  Caribbean News Now, Janvier 2021. CARICOM Statement on COVID-19 vaccine availability.

[22] Bert Hoffman, Mars 2021. The Caribbean’s skillful vaccine diplomacy, IPS.

[23] The Caribbean Council, CARICOM could receive doses of Russia’s Sputnik V via Grenada.

[24] DELAY Jonielle, Avril 2021. Jamaica bangs on Biden’s doors for vaccine, Jamaica Gleaner.

[25] The Caribbean Council, Mai 2021. Three Abdala dose vaccine potentially world class.

[26] CARICOM, 2021. Cuba’s COVID Vaccines.

[31] France Guyane, juin 2021. Crise sanitaire au Suriname : renforcement de la coopération transfrontalière.