Conflit latent autour de l'enjeu économique du Tour de France

Le 18 décembre 2015, l’organisateur du tour de France, Amaury Sport Organisation (ASO) décide de retirer du calendrier du World-Tour, l’épreuve mythique ainsi que d’autres courses cyclistes qu’il détient. La raison ? Un désaccord avec l’Union Cyclisme Internationale (UCI) dans les épreuves World Tour qui va tourner en lutte d’influence pour la gouvernance du cyclisme mondial et la captation des revenus générés par les courses. Plus, les Etats se mettent en ordre de marche pour participer à une épreuve qui confère aujourd’hui à un certain soft power.

Le Tour de France, un événement planétaire

Formidable vitrine de la France « la Grande Boucle » est une épreuve de l'UCI World-Tour où vingt-deux équipes de huit coureurs s’affrontent le long des routes de l’hexagone tous les ans en juillet. Elle est diffusée dans 190 pays par plus de 80 chaînes et vue par un milliard de téléspectateurs (3.5 milliards selon l’organisateur !) réunissant jusqu’à douze millions de personnes le long de son tracé. Après les JO d’été et la Coupe du Monde de football, il s’agit du troisième événement sportif mondial, qui pendant trois semaines de compétition, fait redécouvrir la beauté de la France dans une atmosphère enthousiasmante et « bon-enfant ».

Amaury, propriétaire du Tour et de contenus sportifs

Le groupe Amaury, détenteur du Tour de France est un groupe familial structuré autour de trois pôles d’activités que sont le pôle média et presses Amaury Média avec l’Equipe (journal), l’Equipe TV, l’Equipe.fr, France Football, Vélo Magazine et d’autre suppléments ; le pôle évènements sportifs: Amaury Sport Organisation (ASO) qui organise des évènements sportifs (Tour de France, La Vuelta, Paris-Roubaix, Paris-Nice, Liège-Bastogne-Liège, La Flèche Wallonne, Critérium du Dauphine, le Rallye Dakar, le Marathon de Paris, l'Open de France, le Roc d'Azur etc.), et enfin le pôle services: Amaury Lab, l'incubateur du groupe. Les revenus 2020 du groupe sont estimés à 505M€ pour environ 700 collaborateurs.

Le Tour de France est le porte-drapeau d’ASO dont le cyclisme se taille la part du lion. On peut d’ailleurs lire sur son site : « A.S.O. s’affirme comme le plus grand opérateur mondial du cyclisme …/…La popularisation du cyclisme à travers le monde est l’un des axes majeurs de son développement » En effet ASO contribue à 40% en nombre de jours dans le calendrier UCI. A lui seul le Tour génère près de 150M€ de recettes provenant des droits TV (50%), parrainage (40%) et collectivités (10%) La singularité du business model d’Amaury réside dans sa capacité à organiser des événements (ASO), dont elle diffuse et vend le contenu ensuite (L’Equipe, l’Equipe TV, l’Equipe.fr)

L'UCI, une puissance installée et redoutée

Fondée en 1900, l’UCI garde un rôle secondaire jusque dans les années 90 car les organisateurs des courses et les équipes avaient la mainmise sur les grandes épreuves. En 1991, aidé par le CIO (Comité international olympique), Hein Verbruggen patron de l’UCI réunifie les fédérations amateurs et professionnels sous le même chapiteau à Lausanne aspirant à mettre en place progressivement une gouvernance du cyclisme mondial. Ses missions principales sont d’organiser des championnats du monde et coupes du monde UCI, ou encore de collaborer avec le CIO pour organiser les épreuves des cyclistes des JO. Par ailleurs, l’UCI détermine les dates des courses du calendrier international, édicte les règlements des disciplines du cyclisme mais aussi lutte contre le dopage.

ASO versus UCI : des ennemis de 30 ans

Les divergences entre ces deux acteurs naissent dans les années 90 lors du début du mandat de Verbruggen. Les affaires de dopage dans Le Tour ont souvent été au cœur du « réacteur nucléaire ». En effet la lutte antidopage est spécifiée dans les statuts de l’UCI (article 2) alors que les « prises » les plus spectaculaires ne sont pas de leur fait. « Ce n’est jamais l’UCI qui cherche et trouve, c’est la police » dit Brunel ex grand-reporter à l’Equipe.

Rappelons-nous du « blanchiment » de Delgado (1988), de l’affaire Festina (1998), de la saga Armstrong (1999) ou plus récemment du cas Froome (2018).

En 2004 un conflit les avait opposés sur le sujet de la refonte du calendrier des courses ainsi que l’obligation pour les organisateurs des courses d’inviter les équipes du Pro Tour sorte de championnat mondial à points chapeauté par l’UCI.

Pat Mc Quaid alors président de l’UCI avait signé une tribune dans le Monde en stigmatisant le comportement individualiste d’ASO, « les dirigeants d'ASO ont décidé de ne plus respecter les règlements internationaux .../... ASO est une société anonyme, qui rend des comptes à ses actionnaires. L'UCI, quant à elle, est un organisme supranational démocratique dont les revenus sont utilisés pour le développement et la promotion du cyclisme, au profit de tous ses acteurs, partout dans le monde ».  Doit-on entendre dans ce discours un hymne à la « mondialisation heureuse » du cyclisme opposé au repli nationaliste ? Un accord avait été trouvé en 2008 mais une plaie avait été ouverte.

En 2015, un nouveau désaccord est mis au grand jour, celui-ci étant le théâtre d’une véritable guerre informationnelle entre les protagonistes. ASO est, en effet, opposé à la réforme de l’UCI qui dès 2017 souhaite une élite de 18 équipes convergeant vers un modèle à 16 avec un « locking » de 3 ans quels que soient leurs résultats.

ASO s’oppose à une ligue fermée et souhaite un système de montée-descente gage d’une véritable équité sportive. En filigrane , un troisième acteur participe à cette confrontation, il s’agit de Velon qui réunit le top 10 des équipes professionnelles et qui milite pour une répartition plus juste des revenus (essentiellement droits TV) essentiellement captés par les organisateurs des courses. L’UCI est en quelque sorte le « bras armé » de Velon.

Mais la famille du cyclisme offre une mosaïque plus complexe ; dans le camp des « contre la réforme » on retrouve les grandes équipes françaises (FDJ, AG2R La Mondiale, Cofidis, Fortuneo-Vital Concept et Direct Énergie) qui lorgnent sur une « wild card » pour Le Tour.  En effet 22 équipes sont conviées au Tour et en ôtant les équipes Pro du World Tour UCI qualifiées d’office il reste 4 tickets d’entrée pour la grande boucle. L'Association internationale des organisateurs de courses cyclistes AIOCC soutient également ASO ainsi que l'association internationale des coureurs (CPA)

Quel avenir pour le Tour ?

Mi 2016 un communiqué de presse commun entre l’UCI et ASO nous apprend qu’un accord venait d’être trouvé entre les deux parties :

. Toutes les courses d’ASO seront bien inscrites au calendrier 2017 du World-Tour UCI

. Une série de nouvelles courses verra également le jour pour les trois prochaines années afin d’augmenter l’attractivité du cyclisme

. Elite de 18 équipes professionnelles « World-Team » en 2017, 17 en 2018 et 16 en 2019.

. A partir de 2018, un système de relégation / montée sera mis en place entre les équipes du « World-Team » et « Pro Continental team ».

Il faut bien comprendre qu’il s’agit là d’un compromis qui permet à chacun de ne pas perdre la face. Les éditions 2020 et 2021 ont par la suite été épargnés par ces querelles, le contexte sanitaire expliquant cette « paix des braves ». Toutefois, la question de fond demeure : qu’adviendra-t-il du Tour de France dans les années à venir ? Passera-t-il sous les fourches caudines de l’UCI organisme supranational comme il se définit lui-même ? Au même titre que la tour Eiffel, le Château de Versailles ou le Mont Saint-Michel, Le Tour est un extraordinaire ambassadeur de la France et piloté par un groupe français. Pour combien de temps ?

 

William Dieu

Auditeur en MSIE - Executive MBA en Management Stratégique et Intelligence Economique