Couteaux de Laguiole : cas d’utilisation du combat informationnel dans la mise en place de mesures protectionnistes

 

Par son arrêt du 5 mars 2019, la Cour d’Appel de Paris met un terme à un long combat judiciaire entre Gilbert SZAJNER et la commune de Laguiole. En effet, cet arrêt précise :

« Faire interdiction à GILBERT et LOUIS S, […] de faire usage des Marques LAGUIOLE, et plus largement de tous signes comportant le terme LAGUIOLE, ainsi que de diffuser et/ou communiquer un argumentaire de vente faisant référence à l’image, l’univers de la Commune de LAGUIOLE et/ou sa région, pour offrir en vente, promouvoir et/ou commercialiser leurs produits, et plus généralement à quelque fin que ce soit, sur tous supports y inclus sites Internet en FRANCE et à l’étranger, […] » [i]

Cette décision, opposée à une décision de 1999 sur le même cas, redonne la capacité à la commune de Laguiole de pleinement utiliser son nom afin de favoriser le développement économique sur son territoire, en particulier en promouvant le dépôt d’une demande d’IGP (Indication Géographique Protégée) sur le savoir-faire autour du couteau de Laguiole. Cette victoire, résultante d’un long combat judiciaire et politique qui a contribué à faire évoluer le droit (création des IGPIA - indications géographiques protégeant les produits industriels et artisanaux), a été obtenue grâce à une stratégie de guerre informationnelle particulièrement efficace.

Chronologie des faits

XIXème siècle : Débuts de la production de couteaux Laguiole,

Année 1950 : Fin de la production de couteaux à Laguiole,

Fin années 80 : redémarrage de la production à Laguiole,

1987 : Création de la coutellerie les Forges de Laguiole,

1993 : Gilbert SJANER dépose le nom de Laguiole,

1997 : Le Tribunal de Grande Instance condamne pour contrefaçon Gilbert SZAJNER.

1999 : La Cour d’Appel infirme cette décision et donne raison à Gilbert SZAJNER considérant que « laguiole » est devenu un terme générique pour un couteau de ce type de forme.

2007 : Reprise des Forges de Laguiole par Thierry MOYSSET.

2012 : Le TGI de Paris déboute la commune de Laguiole : « En l’espèce le mot laguiole est devenu générique pour désigner un type de couteau et la commune éponyme ne peut s’approprier ce terme d’autant qu’à la date des différents dépôts de marques sa renommée n’était pas établie. »[ii]

2014 : la Cour d’Appel de Paris confirme le jugement du TGI : « Elle [La commune de Laguiole] ne peut valablement se prévaloir d’une atteinte à son nom, à son image et à sa renommée dès lors que sa réputation auprès du public tient à la fabrication, comme d’autres villes, d’un certain type de couteau dont le nom "laguiole" est devenu usuel et générique et d’une AOC pour du fromage et non pour d’autres produits ou services. »[iii]

2014 : Création des indications géographiques protégeant les produits industriels et artisanaux (IGPIA) ainsi que de la possibilité pour les collectivités territoriales à s’opposer aux dépôts de marques qui porteraient atteintes à leurs noms par la loi Hamon du 17 mars.

2016 : La Cour de Cassation infirme le jugement de la cour d’appel : « En application de l’article L. 714-5 du code de la propriété intellectuelle, la déchéance pour non-usage d’une marque peut être demandée par toute personne intéressée ; justifie d’un tel intérêt la commune dont il a été constaté que le nom avait été déposé à titre de marques pour désigner des produits et services couvrant presque toutes les classes, ce dont il résulte une entrave au libre usage de son nom pour l’exercice de ses activités »[iv]

2017 : La Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) annule le dépôt de la marque Laguiole pour les couteaux.

2019 : La Cour d’Appel de Paris invalide les dépôts de plusieurs des marques de Gilbert SZAJNER : « […] les titulaires des marques litigieuses ont porté atteinte aux activités de la commune et l’ont privée d’un signe nécessaire à celles-ci. Cette stratégie commerciale caractérise leur mauvaise foi et entache de fraude les dépôts effectués. »[v]

Le « cas Laguiole » dans le combat informationnel

Le combat de la commune de Laguiole a donc été mené en deux phases, un premier essai en 1997 qui s’est terminé rapidement par l’échec de 1999, puis à partir de 2010 une succession de décisions de justice qui, au début défavorables se sont infléchies jusqu’à aboutir à la victoire de 2019. Cette transformation des décisions de justice résulte de l’adaptation de la commune de Laguiole qui a su mener le combat informationnel nécessaire.

La défense de la fabrication du couteau de Laguiole à Laguiole, ou tout du moins dans le Nord de l’Aveyron, résulte d’une volonté partagée par la commune et les couteliers[vi]. Elle résulte aussi d’une vision partagée de protection d’un patrimoine industriel de la commune. Le combat informationnel s’est organisé autour des actions suivantes :

. Incarner la lutte

Les personnalités visibles dans les médias tout au long de 10 années ont principalement été le maire de Laguiole Vincent ALAZARD et Thierry MOYSSET directeur des Forges de Laguiole, une des coutellerie membres du Syndicats des fabricants aveyronnais du couteau de Laguiole. Cette double incarnation a permis de démontrer l’unité de la société civile et des industriels de la ville.

. Être légitime

La question de la légitimité sur le nom Laguiole a été posée en particulier en 2012 par le TGI de Paris ainsi que par la Cour d’Appel en 2014. En conséquence, des actions ont été entreprise pour établir et renforcer cette légitimité. On peut citer par exemple, l’opération de démontage des panneaux de la ville de Laguiole[vii] visant à contester par l’absurde la décision de justice de 2012. On peut noter que lors de cette action, outre le maire plusieurs représentants du monde économique de Laguiole étaient présents.
L’unité dans la lutte et l’absence de voix discordantes ont servi à renforcer la démonstration de légitimité.

Un des éléments déterminants dans la démonstration de cette légitimité a été le sondage réalisé en amont de la décision de la Cour de Cassation en 2016 :

« Relevant que selon un sondage* 47 % des Français associaient le nom de la commune aux couteaux, la Cour de cassation a estimé qu'il existait un risque d'induire en erreur le consommateur moyen en lui laissant croire que ces produits étaient originaires de la commune de Laguiole. […] *Sondage réalisé par l'avocat de la ville de Laguiole. »[viii]

. Être en accord avec « l’air du temps »

Le combat de la commune de Laguiole a abouti à une victoire, car il a trouvé une résonance particulière avec la sensibilité de la population française vis-à-vis de la conservation du patrimoine, mouvement qui se renforce d’année en année depuis les années 70. Par ailleurs, le déroulement des évènements montre qu’il y a eu un infléchissement après la crise de 2007-2008. En particulier dans les articles de presse une animosité certaine, pour ne pas dire plus, est exprimée envers la mondialisation :

« Quand ils sont fabriqués à Thiers, ça peut encore aller, mais lorsqu'ils arrivent par pleins containers du Pakistan ou de Chine, rien ne va plus. »[ix]

La communication autour de la préservation du patrimoine se fait aussi par la visite des ateliers de coutellerie :

« La coutellerie de Laguiole Honoré Durand a accueilli en 2014 plus de 160 000 visiteurs. […] La coutellerie Honoré Durand est l'entreprise la plus visitée en Midi-Pyrénées. […]85 000, c'est le nombre de visiteurs qui ont franchi en 2014 les portes des Forges de Laguiole. »[x]

. Se victimiser

Afin de conscientiser l’opinion publique, les défenseurs de Laguiole ont su se victimiser. Dès son arrivée, Thierry MOYSSET attire l’attention sur le fait que « Si personne ne fait le ménage l'avenir sera très noir. »[xi] L’opération de démontage des panneaux de la ville de Laguiole relève de cette même victimisation. On peut aussi relever le plus direct :

« « Des décennies qu’il nous pourrit la vie ! » peste Vincent Alazard, le maire de Laguiole. Lui, c’est Gilbert Szajner, un entrepreneur du Val-de-Marne […] »[xii]

Quelles leçons tirer du cas Laguiole ?

Le succès de la défense de la fabrication du couteau de Laguiole à Laguiole repose sur une méthode de guerre informationnelle qui s’est construite pendant une dizaine d’année au fil des décisions de justice. Cette guerre informationnelle a fini par faire disparaître tout discours pouvant être opposé à cet objectif, jusqu’à rendre évidente une décision de justice totalement opposée à ce qui avait été décidée en 1999.

Le succès de la commune de Laguiole permet de dégager les axes suivant à utiliser dans la défense d’un patrimoine économique :

. Les mesures protectionnistes doivent être portées par les collectivités locales en accord avec toutes les parties prenantes (acteurs économiques, population …),

. Cette implication doit être soutenue par une offensive de guerre informationnelle visant à imposer sa propre grille de lecture et détruire celle de l’adversaire,

. Imposer une grille de lecture nécessite une vision stratégique, de la ténacité et de l’opiniâtreté pour influencer les parties prenantes.

La prochaine étape pour les défenseurs du couteau de Laguiole à Laguiole sera l’obtention d’une IGPIA. La légitimité à restreindre cette IGPIA à l’Aveyron est contestée par les couteliers de Thiers.[xiii]

 

Vincent Gaussel-Maroix
Auditeur de la 37ème promotion MSIE

 

[i] CA Paris, pôle 5 - ch. 1, 5 mars 2019, n° 17/04510. Lire en ligne : https://www.doctrine.fr/d/CA/Paris/2019/INPIM20190052

[ii] TGI Paris, 3e ch. 4e sect., 13 sept. 2012, n° 10/08800. Lire en ligne : https://www.doctrine.fr/d/TGI/Paris/2012/INPIM20120457

[iii] CA Paris, pôle 5, 4 avr. 2014, n° 12/20559. Lire en ligne : https://www.doctrine.fr/d/CA/Paris/2014/INPIM20140155

[iv] Cass. com., 4 oct. 2016, n° 14-22.245, Publié au bulletin. Lire en ligne : https://www.doctrine.fr/d/CASS/2016/INPIM20160461

[v] CA Paris, pôle 5 - ch. 1, 5 mars 2019, n° 17/04510. Lire en ligne : https://www.doctrine.fr/d/CA/Paris/2019/INPIM20190052

[vii] Laguiole. Le village va abandonner son nom pour protester – www.ladépêche.fr – 19/09/2012 - https://www.ladepeche.fr/article/2012/09/19/1443453-laguiole-le-village-va-abandonner-son-nom.html

[ix] L'authentique et le créatif - Sud-Ouest - Jeudi 31 juillet 2008

[x] Honoré Durand : entreprise plébiscitée par les touristes - La Dépêche du Midi – 12/08/2015

[xi] L'authentique et le créatif - Sud-Ouest - Jeudi 31 juillet 2008

[xii] Laguiole, le village des irréductibles – Paris Match – 03/04/2021 - https://www.parismatch.com/Actu/Economie/Laguiole-le-village-des-irreductibles-1732034