Crimes de guerre au Yémen : la société civile a initié un outil d’inversion de rapport de force

Le 2 juin 2022, trois organisations de la société civile ont porté plainte devant le tribunal judiciaire de Paris contre des industriels français de la défense, en l’occurrence Thalès, MBDA et Dassault Aviation, pour "éventuelle complicité dans des crimes de guerre et des crimes contre l'humanité présumés au Yémen, lesquels auraient pu être commis du fait de leurs exportations d'armes vers l'Arabie saoudite et les Émirats arabes unis". Parmi les plaignants, deux ONG : l’ECCHR (Centre européen pour les droits constitutionnels et les droits de l'homme dont le siège est à Berlin) et Mwatana for Human Rights (ONG yéménite), ainsi que l’association française Sherpa.

L’organisation informationnelle de l’ECCHR

Considérons les travaux liés au Yémen opérés par l’ECCHR :

  • Depuis 2017 : coopération avec l’ONG Mwatana for Human Rights pour « élaborer des stratégies sur les différentes voies et moyens juridiques permettant de faire face aux crimes au Yémen et de demander des comptes à ceux qui alimentent le conflit armé ».
  • Avril 2018 : plainte déposée au tribunal de Rome contre RWM Italia (voir plus bas).
  • Septembre 2018 : soumission du rapport « The impact of Germany’s arms transfers on economic, social and cultural rights » au Comité des droits économiques, sociaux et culturels de l’ONU par ECCHR et l’ONG WILPF (Ligue internationale des femmes pour la paix et la liberté).
  • Mars 2019 : jugement de la cour d’appel administrative de Münster de l’affaire dite des frappes de drones US au Yémen depuis la base de Reimstein en Allemagne, partie des interventions de l’ECCHR.
  • Décembre 2019 : communication de 350 pages par Mwatana et l’ECCHR, en collaboration avec 4 ONG partenaires, au bureau du Procureur près la Cour pénale internationale sur la situation au Yémen et le rôle d’entreprises européennes. Objectif :  provoquer une enquête approfondie par la Cour pénale internationale. La communication porte en particulier sur le rôle des entreprises suivantes : Airbus Defence and Space S.A.(Espagne), Airbus Defence and Space GmbH (Allemagne), BAE Systems Plc. (Royaume-Uni), Dassault Aviation S.A. (France), Leonardo S.p.A. (Italie), MBDA UK Ldt. (Royaume-Uni), MBDA France S.A.S. (France), Raytheon Systems Ltd. (Royaume-Uni), Rheinmetall AG (Allemagne) via sa filiale RWM Italia S.p.A. (Italie), et Thalès France.
  • Janvier 2020 : billet déposé sur le blog OpinioJuris (« Obligations extraterritoriales des sociétés exportatrices d'armes : Nouvelle communication à la CPI »)
  • Juillet 2021 : soumission du rapport « France’s extraterritorial obligations under the International Covenant on Civil and Political Rights » par ECCHR et l’ONG WILPF au Comité des droits de l’homme.
  • Juin 2022 : Plainte déposée près la cour de justice de Paris contre trois industriels français.

L’ONG yéménite a été fondée en 2007 par Al-Mutawakel et Al-Faqih ; l’objectif depuis sa création est de documenter les violations des droits humains au Yémen. Le ECCHR a été créé en 2007 par l’avocat allemand Wolfgang Kaleck et d’autres avocats des droits humains, dans le but de protéger et de faire respecter les droits garantis par la Déclaration universelle des droits de l'homme, ainsi que par d'autres déclarations de droits de l'homme et constitutions nationales, et ce, par des moyens juridiques. Sa création est en lien directe avec l’association CCR américain (Center for Constitutional Rights – créé en 1966) dont il partage la vision et le modèle d’action. Sherpa association créée en 2001 par l’avocat William Bourdon s’appuie elle aussi sur le droit pour mener son action ; elle vise en particulier le renforcement de la responsabilité des acteurs économiques (voir : plainte déposée par Sherpa contre LafargeHolcim en 2016) ainsi que la construction d’un droit plus protecteur pour l’environnement, les communautés et les travailleurs.

Les acteurs de la société civile, structurés dès 2003 par la campagne Control Arms constituent désormais un réseau mondial, très professionnalisé. Depuis le démarrage du conflit au Yémen, des manifestations dénoncent les ventes d’armes européennes aux pays de la coalition (Arabie Saoudite et Emirats) un peu partout en Europe (exemples : le 27 juin 2018 par l’ONG Justice sans Frontières devant institutions européennes à Bruxelles ; en décembre 2019 à l’appel entres autres d’Amnesty International Italie ; le 25 mars 2021 à l’appel de 12 ONG à Paris ; …), des études de cas sont documentées ou reprises par les ONG et/ou relayées par la presse (ex :  TFI en mars 2017 ). Les industriels de la défense sont explicitement cités (ex : l’organisation britannique CAAT tient à jour une liste des industriels du Royaume Uni fournissant des armes et potentiellement complices de crimes de guerre au Yémen).

Le rapport de l’Assemblée Générale des Nations Unies de sept. 2019, sur la situation des droits de l’homme au Yémen, pointe directement la France (parmi d’autres États) comme « exerçant une influence particulière sur les parties au conflit ou les soutenant directement ou indirectement […] sous la forme de transferts d’armes » ; de même, en sept. 2020.

L’ECCHR a vraisemblablement été créé suite à l’échec rencontré par le CCR au début des années 2000 dans le cas de la plainte contre le secrétaire d'Etat à la défense américain, Donald Rumsfeld.

En maîtrisant le droit ainsi que les rouages de l’ONU, en disposant de relais établis au cas par cas avec les associations militantes locales, des organisations comme l’ECCHR inversent le rapport de force du secteur de la défense : dans ce secteur particulier, dont les ventes sont très réglementées, les Etats interviennent tout autant que leurs industries, conférant à ces dernières un positionnement spécifique voire protégé.

Ce qui s’est aussi joué dès les années 90

Dans le numéro de juillet/août 2012 de la revue Études, les auteurs P. Sartre et O. Hosotte insistent sur ce qui se joue également dans la genèse du Traité sur le commerce des armes (ITA) : « l’élimination, au sein du commerce légal, de la part ‘’irresponsable’’ car déstabilisatrice ou complice de violations des droits de l’homme ». « Derrière cet habillage par l’ONU, qui permet de présenter les États comme les acteurs du processus », P. Sartre et O. Hosotte soulignent l’action de « la société civile qui en a été à la fois le cerveau et le moteur », en particulier les ONG européennes militantes des droits de l’homme (Amnesty international, Oxfam, le Réseau international d’action contre les armes légères IANSA …). Ces dernières ont été actives dès 1995 dans ce processus. Si 24 pays se sont abstenus, la résolution « Vers un traité sur le commerce des armes : établissement de normes internationales communes pour l’importation, l’exportation et le transfert d’armes classiques » de 2006 61/89 sera votée par 153 pays – seuls les États-Unis votent contre. Ainsi, le Traité du Commerce des armes entre en vigueur à la fin de l’année 2014, suite au vote de l’Assemblée générale du 2 avril 2013. En 2012, alors que le texte était en discussion, les auteurs soulignaient le risque « que le principal exportateur d’armement ne s’investisse dans la rédaction d’un Traité exigeant, qu’il ne ratifiera pas et qui ne pèserait alors que sur ses concurrents européens ».

Quelques années plus tard, dans la revue internationale et stratégique de 2014, l’auteur Brian Wood analysait les perspectives et les défis de l’entrée en vigueur de l’ITA. Notamment il qualifiait de pièce maîtresse : « l’obligation, pour chaque État partie, d’interdire tout transfert d’armes classiques ou de biens qui violerait une mesure prise en vertu du chapitre VII de la Charte des Nations unies […] s’il a connaissance, au moment où l’autorisation est demandée, que ces armes ou ces biens liés pourraient servir à commettre un génocide, des crimes contre l’humanité, des violations graves des Conventions de Genève de 1949, des attaques dirigées contre des civils ou des biens de caractère civil et protégés comme tels, ou d’autres crimes de guerre tels que définis par des accords internationaux auxquels il est partie ». Brian Wood précise que « les négociateurs américains ont insisté sur ce dernier élément de manière à exclure l’application du droit international coutumier ».

En 2022, 112 pays sont des États parties de l’ITA ; 29 sont signataires et 54 n’ont pas rejoint le traité.

Illustration de la dissymétrie induite par la ratification de l’ITA dans le cas :

  • des pays principaux exportateurs d’armes au monde (États-Unis, Russie, France, Chine, Allemagne, Italie, Royaume Uni, Corée du Sud, Espagne, Israël)
  • des pays non cités comme exportateurs et en lien avec le conflit au Yémen (Yémen, Arabie Saoudite, Émirats Arabes Uni, Iran)

États Parties*

(date de la ratification)

États signataires**

(date de signature)

États hors Traité

France, Allemagne, Italie, Espagne, UK, Irlande du Nord, Japon (2014)

Grèce, Corée du Sud (2016)

NB : Chine (accession 2020)

Turquie, États-Unis, Émirats Arabes Unis (2013)

Israël (2014)

Russie, Arabie Saoudite, Yémen, Iran

* États Parties : États qui ont ratifié, accepté, approuvé ou adhéré au traité

** États Signataires : États qui ont signé le traité mais qui ne l'ont pas encore ratifié, approuvé ou accepté.

La carte suivante, publiée par le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme montre l'expression de consentement des États à être liés par un traité relatif aux droits de l'homme en vertu du droit international. Là encore, une dissymétrie est à constater entre les pays.

 

carte

Ces dissymétries de ratification de traités internationaux dans les domaines des droits humains et du commerce des armes constituent pour chaque État des leviers actionnables en fonction des objectifs visés. Il en est de même pour les organisations de la société civile, elles-mêmes pouvant être actionnables (ou pas) par des États dans le cadre des stratégies d’influence de ces mêmes États.

Économiquement, à qui pourraient profiter ces attaques informationnelles qui ciblent en 1er lieu l’Europe, puis de plus en plus spécifiquement l’industrie de défense française ?

Selon l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm (Sipri), les États-Unis représentent 39% des exportations mondiales d’armement sur la période 2017 – 2021. Leur premier client, en recevant 23,5% de leurs armes exportées, est l’Arabie Saoudite. 82% des armes importées par l’Arabie Saoudite proviennent ainsi des États-Unis, 5% proviennent de la France et 5% du Royaume Uni. La France est le 3ème exportateur d’armes au monde sur la période, après la Russie.

Le 1er des graphiques suivants montre les évolutions sur la période 2010-2021 des exportations d’armes vers l’Arabie Saoudite répertoriées par la base de données SIPRI pour les pays suivants : US, UK, Espagne, Italie, Allemagne, France et Chine – le 2ème est un zoom sur les mêmes pays hors US.

graphique 1

 

graphique 2

Focus sur Les États Unis

Principal exportateur d’armes, les États-Unis sont eux aussi pointés du doigt par les ONG (ex : Human Rights Watch). Le message des États-Unis porté par son président en février 2021 est de mettre  fin à tout soutien américain aux opérations offensives dans la guerre au Yémen et en même temps, de poursuivre son aide auprès de l’Arabie Saoudite pour qu’elle puisse défendre sa souveraineté. Si l’on se réfère à ce qui est en lien avec l’industrie de défense française, on note qu’en septembre 2022, deux ONG américaines (Egyptians Abroad for Democracy et Codepink) portent plainte contre l’Égypte et la France, pour « crimes contre l’humanité et torture ayant été commis par des responsables égyptiens » et « complicité de crimes contre l’humanité par des responsables français ». Les faits sont basés sur les révélations de Disclose du 14 octobre 2019. Disclose, qui mentionne avoir été destinataire d’une fuite de documents émanant de la Direction du renseignement militaire français (RDM) en date du 25/09/2018, cible précisément dans ses révélations les industriels français grands industriels français comme Nexter, Thalès, MBDA, Airbus... Là aussi, utilisation du droit pour attaquer cette fois-ci un État. Quelles que soient les conclusions de la procédure légale, on peut y voir la réalisation de la tactique suggérée par les auteurs P. Sartre et O. Hosotte en 2012, à savoir « que le principal exportateur d’armement ne s’investisse dans la rédaction d’un Traité exigeant, qu’il ne ratifiera pas et qui ne pèserait alors que sur ses concurrents européens ».

Focus sur L’Italie

En juillet 2019, le parlement italien a voté la suspension de ses autorisations de livraison d’armes à l’Arabie Saoudite et aux Émirats Arabes Unis, annulant de ce fait les ventes de RWM, filiale italienne de l’entreprise allemande Rheinmetall. A l’origine, une plainte de l’ONG ECCHR, de Mwatana for Human Rights et de l’organisation italienne Rete Italiana Pace e Disarmo. Le motif est la violation de la loi 185 de 1990 interdisant les exportations « verso i Paesi i cui governi sono responsabili di gravi violazioni delle convenzioni internazionali in materia di diritti umani, accertate dai competenti organi delle Nazioni Unite, dell'UE o del Consiglio d'Europa (en français : « « envers les pays dont les gouvernements sont responsables de violations graves des conventions internationales relatives aux droits de l'homme, telles que déterminées par les organes compétents des Nations unies, de l'UE ou du Conseil de l'Europe) » en avril 2018. En janvier 2021, le gouvernement italien annulera lesdites autorisations, ce qui n’était jamais arrivé depuis la promulgation de la loi de 1990. Si la société relève appel de la décision d’annulation, le tribunal administratif confirmera l’annulation de la licence d’exportation en avril 2021. L’exemple italien permet de mesurer l’impact immédiat pour l’industriel concerné qui annonce une perte de 325M€, des licenciements (90), des investissements réalisés stoppés (en nov. 2021), une perte de visibilité sur l’avenir. Également, en raison du marché spécifique qu’est celui des exportations d’armes, un tel revirement d’un Etat peut conduire à une perte de confiance dans le système des autorisations encadrant les ventes d’armes.

Focus sur L’Allemagne

Il ne fait aucun doute que Rheinmetall Allemagne a été sensible aux difficultés de sa filiale italienne. Depuis 2015, l’Allemagne est par ailleurs confrontée à des  révélations du Der Speigel et The Intercept, faisant suite à une fuite de documents provenant du renseignement américain. Ces révélations confirment le pilotage de drones US depuis la base Ramstein dès lors devenue le « centre de la guerre de drones [des US] contre le terrorisme islamiste ». Officiellement en réaction à l’assassinat du journaliste saoudien Jamal Khashoggi, en novembre 2018, l’Allemagne décide de geler ses exportations d’armes vers l’Arabie Saoudite. Elle s’emploie en parallèle à travailler, dès fin 2018, avec l’ONU dans le cadre d’un dispositif de soutien à la paix « Yemen Peace Support Facility ». En 2022, la guerre en Ukraine a fortement modifié le contexte international ainsi que la perception des populations civile face aux enjeux d’une industrie de défense. L’Allemagne montre son agilité : annonce un plan à 100Mrds d’€ pour la modernisation de sa défense, et en octobre 2022 : levée des restrictions sur ses ventes de biens militaires à l’Arabie Saoudite et aux Émirats Arabes Unis.

Dès 2018, les réactions françaises face au gel des exportations allemandes sont vives, car ce retrait de l’Allemagne met à mal les ventes déjà autorisées de matériels qui incluent des pièces fabriquées en Allemagne (voir également la lettre ouverte de l’ambassadrice Anne-Marie Descôtes). A noter le Royaume Uni est également impacté par ce problème et le fait savoir.

Cependant, même si cette décision a été contestée par les industriels allemands comme Rheinmetall, ne pourrait-on pas penser que c’est également parce qu’elle a souhaité préserver ses industries de la défense que l’Allemagne a décidé de geler ses exportations ? Car pendant ce temps, les feux des projecteurs (entre autres ceux de l’ECCHR) se sont focalisés sur la France.

 

Katia Cargnelli Barral (MSIE40 de l’EGE)